Notes sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont �t� corrig�es. L'orthographe d'origine, ainsi que la notation des nombres utilisant une virgule pour s�parer les mille, a �t� conserv�e. Les appels de note en chiffre romain font r�f�rence aux notes du transcripteur � la fin de ce livre �lectronique.

TOUR DE LA FRANCE

Par deux enfants, devoir et patrie, livre de lecture courante, avec plus de 200 gravures instructives pour les le?ons de choses, laur?at de l'acad?mie fran?aise, auteur de francinet, cent vingt-huiti?me ?dition, conforme aux nouveaux programmes officiels de morale et d'instruction civique, cours moyen.

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PARIS LIBRAIRIE CLASSIQUE EUG�NE BELIN V ve EUG�NE BELIN ET FILS

Rue de vaugirard, n o 52, droits de traduction et de reproduction r?serv?s p. 004, tout exemplaire de cet ouvrage non rev?tu de ma griffe sera r?put? contrefait..

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La connaissance de la patrie est le fondement de toute v�ritable instruction civique .

On se plaint continuellement que nos enfants ne connaissent pas assez leur pays: s'ils le connaissaient mieux, dit-on avec raison, ils l'aimeraient encore davantage et pourraient encore mieux le servir. Mais nos ma�tres savent combien il est difficile de donner � l'enfant l'id�e nette de la patrie, ou m�me simplement de son territoire et de ses ressources. La patrie ne repr�sente pour l'�colier qu'une chose abstraite � laquelle, plus souvent qu'on ne croit, il peut rester �tranger pendant une assez longue p�riode de la vie. Pour frapper son esprit, il faut lui rendre la patrie visible et vivante. Dans ce but, nous avons essay� de mettre � profit l'int�r�t que les enfants portent aux r�cits de voyages. En leur racontant le voyage courageux de deux jeunes Lorrains � travers la France enti�re, nous avons voulu la leur faire pour ainsi dire voir et toucher; nous avons voulu leur montrer comment chacun des fils de la m�re commune arrive � tirer profit des richesses de sa contr�e et comment il sait, aux endroits m�mes o� le sol est pauvre, le forcer par son industrie � produire le plus possible.

En m�me temps, ce r�cit place sous les yeux de l'enfant tous les devoirs en exemples, car les jeunes h�ros que nous y avons mis en sc�ne ne parcourent pas la France en simples promeneurs d�sint�ress�s: ils ont des devoirs s�rieux � remplir et des risques � courir. En les suivant le long de leur chemin, les �coliers sont initi�s peu � peu � la vie pratique et � l'instruction civique en m�me temps qu'� la morale ; ils acqui�rent des notions usuelles sur l' �conomie industrielle et commerciale , sur l' agriculture , sur les principales sciences et leurs applications. Ils apprennent aussi, � propos des diverses provinces, les vies les plus int�ressantes des grands hommes qu'elles ont vus na�tre: chaque invention faite par les hommes illustres, chaque progr�s accompli gr�ce � eux devient pour l'enfant un exemple, une sorte de morale en action d'un nouveau genre, qui prend plus d'int�r�t en se m�lant � la description des lieux m�mes o� les grands hommes sont n�s.

En groupant ainsi toutes les connaissances morales et civiques autour de l'id�e de la France , nous avons voulu pr�senter aux enfants la patrie sous ses traits les plus nobles, et la leur montrer grande par l'honneur, par le travail, par le respect religieux du devoir et de la justice [1] .

SAINT-CLOUD,—IMPRIMERIE Vve EUG. BELIN ET FILS p. 005

I.—Le d�part d'Andr� et de Julien.

Rien ne soutient mieux notre courage que la pens�e d'un devoir � remplir.

Par un �pais brouillard du mois de septembre deux enfants, deux fr�res, sortaient de la ville de Phalsbourg en Lorraine. Ils venaient de franchir la grande porte fortifi�e qu'on appelle porte de France .

Chacun d'eux �tait charg� d'un petit paquet de voyageur, soigneusement attach� et retenu sur l'�paule par un b�ton. Tous les deux marchaient rapidement, sans bruit; ils avaient l'air inquiet. Malgr� l'obscurit� d�j� grande, ils cherch�rent plus d'obscurit� encore et s'en all�rent cheminant � l'�cart le long des foss�s.

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Porte fortifi�e. —Les portes des villes fortifi�es sont munies de ponts-levis jet�s sur les foss�s qui entourent les remparts, le soir on l�ve ces ponts, on ferme les portes, et nul ennemi ne peut entrer dans la ville.—La petite ville de Phalsbourg �t� fortifi�e par Vauban. Travers�e par la route de Paris � Strasbourg, elle n'a que deux portes: la porte de France � l'ouest et la porte d'Allemagne au sud-est, qui sont des mod�les d'architecture militaire.

L'a�n� des deux fr�res, Andr�, �g� de quatorze ans, �tait un robuste gar�on, si grand et si fort pour son �ge qu'il paraissait avoir au moins deux ann�es de plus. Il tenait par la main son fr�re Julien, un joli enfant de sept ans, fr�le et d�licat comme une fille, malgr� cela courageux et intelligent plus que ne le sont d'ordinaire les jeunes gar�ons de cet �ge. A leurs v�tements de deuil, � l'air de tristesse r�pandu sur p. 006 leur visage, on aurait pu deviner qu'ils �taient orphelins. Lorsqu'ils se furent un peu �loign�s de la ville, le grand fr�re s'adressa � l'enfant et, � voix tr�s basse, comme s'il avait eu crainte que les arbres m�mes de la route ne l'entendissent:

—N'aie pas peur, mon petit Julien, dit-il; personne ne nous a vus sortir.

—Oh! je n'ai pas peur, Andr�, dit Julien; nous faisons notre devoir, Dieu nous aidera.

—Je sais que tu es courageux, mon Julien, mais, avant d'�tre arriv�s, nous aurons � marcher pendant plusieurs nuits; quand tu seras trop las, il faudra me le dire: je te porterai.

—Non, non, r�pliqua l'enfant; j'ai de bonnes jambes et je suis trop grand pour qu'on me porte.

Tous les deux continu�rent � marcher r�solument sous la pluie froide qui commen�ait � tomber. La nuit, qui �tait venue, se faisait de plus en plus noire. Pas une �toile au ciel ne se levait pour leur sourire; le vent secouait les grands arbres en sifflant d'une voix lugubre et envoyait des rafales d'eau au visage des enfants. N'importe, ils allaient sans h�siter, la main dans la main.

A un d�tour du chemin, des pas se firent entendre. Aussit�t, sans bruit, les enfants se gliss�rent dans un foss� et se cach�rent sous les buissons. Immobiles, ils laiss�rent les passants traverser. Peu � peu, le bruit lourd des pas s'�loigna, sur la grande route; Andr� et Julien reprirent alors leur marche avec une nouvelle ardeur.

Apr�s plusieurs heures de fatigue et d'anxi�t� ils virent enfin, tout au loin, � travers les arbres, une petite lumi�re se montrer, faible et tremblante comme une �toile dans un ciel d'orage. Prenant par un chemin de traverse, ils coururent vers la chaumi�re �clair�e.

Arriv�s devant la porte, ils s'arr�t�rent interdits, n'osant frapper. Une timidit� subite les retenait. Il �tait ais� de voir qu'ils n'avaient pas l'habitude de heurter aux portes pour demander quelque chose. Ils se serr�rent l'un contre l'autre, le cœur gros, tout tremblants. Andr� rassembla son courage.

—Julien, dit-il, cette maison est celle d'�tienne le sabotier, un vieil ami de notre p�re: nous ne devons pas craindre de lui demander un service. Prions Dieu afin qu'il permette qu'on nous fasse bon accueil.

p. 007 Et les deux enfants, frappant un coup timide, murmur�rent en leur cœur:—Notre P�re, qui �tes aux cieux, donnez-nous aujourd'hui notre pain quotidien.

II.—Le souper chez �tienne le sabotier. L'hospitalit�.

Le nom d'un p�re honor� de tous est une fortune pour les enfants.

—Qui est l�? fit du dedans une grosse voix rude.

Au m�me instant, un aboiement formidable s'�leva d'une niche situ�e non loin de la porte.

Andr� pronon�a son nom:

—Andr� Volden, dit-il d'un accent si mal assur� que les aboiements emp�ch�rent d'entendre cette r�ponse.

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Le chien de montagne .—Ce chien est d'une taille tr�s haute; il a la t�te grosse et la m�choire arm�e de crocs �normes. Les poils de sa robe sont longs et soyeux. Dans la montagne, il garde les troupeaux et au besoin les d�fend contre les loups et les ours. Les plus beaux chiens de montagne sont ceux du mont Saint-Bernard, dans les Alpes, ceux des Pyr�n�es et ceux de l'Auvergne.

En m�me temps, le chien de montagne, sortant de sa niche et tirant sur sa cha�ne, faisait mine de s'�lancer sur les enfants.

—Mais qui frappe l�, � pareille heure? reprit plus rudement la grosse voix.

—Andr� Volden, r�p�ta l'enfant; et Julien m�la sa voix � celle de son fr�re pour mieux se faire entendre.

Alors la porte s'ouvrit toute grande, et la lumi�re de la lampe, tombant d'�-plomb sur les petits voyageurs debout pr�s du seuil, �claira leurs v�tements tremp�s d'eau, leurs jeunes visages fatigu�s et interdits.

L'homme qui avait ouvert la porte, le p�re �tienne, les contemplait avec une sorte de stupeur:

—Mon Dieu! qu'y a-t-il, mes enfants? dit-il en p. 008 adoucissant sa voix, d'o� venez-vous? o� est le p�re?

Et, avant m�me que les orphelins eussent eu le temps de r�pondre, il avait soulev� de terre le petit Julien et le serrait paternellement dans ses bras.

L'enfant, avec la vivacit� de sentiment naturelle � son �ge, embrassa de tout son cœur le vieil �tienne, et poussant un grand soupir:—Le p�re est au ciel, dit-il.

—Comment! s'�cria �tienne avec �motion, mon brave Michel est mort?

—Oui, r�pondit l'enfant. Depuis la guerre, sa jambe bless�e au si�ge de Phalsbourg n'�tait plus solide: il est tomb� d'un �chafaudage en travaillant � son m�tier de charpentier, et il s'est tu�.

—H�las! pauvre Michel! dit �tienne, qui avait des larmes aux yeux; et vous, enfants, qu'allez-vous devenir?

Andr� voulut reprendre le r�cit du malheur qui leur �tait arriv�, mais le brave �tienne l'interrompit.

—Non, non, dit-il, je ne veux rien entendre maintenant, mes enfants; vous �tes mouill�s par la pluie, il faut vous s�cher au feu; vous devez avoir faim et soif, il faut manger.

�tienne aussit�t, faisant suivre d'actions ses paroles, installa les enfants devant le po�le et ranima le feu. En un clin-d'œil une bonne odeur d'oignons frits emplit la chambre, et bient�t la soupe bouillante fuma dans la soupi�re.

—Mangez, mes enfants, disait �tienne en fouettant les œufs pour l'omelette au lard.

Pendant que les enfants savouraient l'excellente soupe qui les r�chauffait, le p�re �tienne confectionnait son omelette, et la femme du sabotier, enlevant un matelas de son lit, pr�parait un bon coucher aux petits voyageurs.

Le po�le ronflait ga�ment. Andr�, tout en mangeant, r�pondait aux questions du vieux camarade de son p�re et le mettait au courant de la situation.

Quant au petit Julien, il avait tant march� que ses jambes demandaient gr�ce et qu'il avait plus sommeil que faim. Il lutta d'abord avec courage pour ne pas fermer les yeux, mais la lutte ne fut pas de longue dur�e, et il finit par s'endormir avec la derni�re bouch�e dans la bouche.

Il dormait si profond�ment que la m�re �tienne le d�shabilla et le mit au lit sans r�ussir � l'�veiller.

III.—La derni�re parole de Michel Volden.—L'amour fraternel et l'amour de la patrie.

O mon fr�re, marchons toujours la main dans la main, unis par un m�me amour pour nos parents, notre patrie et Dieu.

Pendant que Julien dormait, Andr� s'�tait assis aupr�s du p�re �tienne. Il continuait le r�cit des �v�nements qui les avaient oblig�s, lui et son fr�re, � quitter Phalsbourg o� ils �taient n�s. Revenons avec lui quelques mois en arri�re.

On se trouvait alors en 1871, peu de temps apr�s la derni�re guerre avec la Prusse. A la suite de cette guerre l'Alsace et une partie de la Lorraine, y compris la ville de Phalsbourg, �taient devenues allemandes; les habitants qui voulaient rester Fran�ais �taient oblig�s de quitter leurs villes natales pour aller s'�tablir dans la vieille France.

Le p�re d'Andr� et de Julien, un brave charpentier veuf de bonne heure, qui avait �lev� ses fils dans l'amour de la patrie, songea comme tant d'autres Alsaciens et Lorrains � �migrer en France. Il t�cha donc de r�unir quelques �conomies pour les frais du voyage, et il se mit � travailler avec plus d'ardeur que jamais. Andr�, de son c�t�, travaillait courageusement en apprentissage chez un serrurier.

Tout �tait pr�t pour le voyage, l'�poque m�me du d�part �tait fix�e, lorsqu'un jour le charpentier vint � tomber d'un �chafaudage. On le rapporta mourant chez lui.

Pendant que les voisins couraient chercher du secours, les deux fr�res rest�rent seuls aupr�s du lit o� leur p�re demeurait immobile comme un cadavre.

Le petit Julien avait pris dans sa main la main du mourant, et il la baisait doucement en r�p�tant � travers ses larmes, de sa voix la plus tendre: P�re!... P�re!...

Comme si cette voix si ch�re avait r�veill� chez le bless� ce qui lui restait de vie, Michel Volden tressaillit, il essaya de parler, mais ce fut en vain; ses l�vres remu�rent sans qu'un mot p�t sortir de sa bouche. Alors une vive anxi�t� se peignit sur ses traits. Il sembla r�fl�chir, comme s'il cherchait avec angoisse le moyen de faire comprendre � ses deux enfants ses derniers d�sirs; puis, apr�s quelques instants, il fit un effort supr�me et, soulevant la petite main caressante de Julien, il la posa dans celle de son fr�re a�n�. �puis� par cet p. 010 effort, il regarda longuement ses deux fils d'une fa�on expressive, et son regard profond, et ses yeux tristes semblaient vouloir leur dire:—Aimez-vous l'un l'autre, pauvres enfants qui allez d�sormais rester seuls! Vivez toujours unis, sous l'œil de Dieu, comme vous voil� � cette heure devant moi, la main dans la main.

Andr� comprit le regard paternel, il se pencha vers le mourant:

—P�re, r�pondit-il, j'�l�verai Julien et je veillerai sur lui comme vous l'eussiez fait vous-m�me. Je lui enseignerai, comme vous le faisiez, l'amour de Dieu et l'amour du devoir: tous les deux nous t�cherons de devenir bons et vertueux.

Le p�re essaya un faible sourire, mais son œil, triste encore, semblait attendre d'Andr� quelque autre chose.

Andr� le voyait inquiet et il cherchait � deviner; il se pencha jusqu'aupr�s des l�vres du moribond, l'interrogeant du regard. Un mot plus l�ger qu'un souffle arriva � l'oreille d'Andr�:—France!

—Oh! s'�cria le fils a�n� avec �lan, soyez tranquille, cher p�re, je vous promets que nous demeurerons les enfants de la France; nous quitterons Phalsbourg pour aller l�-bas; nous resterons Fran�ais, quelque peine qu'il faille souffrir pour cela.

Un soupir de soulagement s'�chappa des l�vres paternelles. La main froide de l'agonisant serra d'une faible �treinte les mains des deux enfants r�unies dans la sienne, puis ses yeux se tourn�rent vers la fen�tre ouverte par o� se montrait un coin du grand ciel bleu: ses regards mourants s'�clair�rent d'une flamme plus pure; il semblait vouloir � pr�sent ne plus songer qu'� Dieu. Son �me s'�levait vers lui dans une ardente et derni�re pri�re, remettant � sa garde supr�me les deux orphelins agenouill�s aupr�s du lit.

Peu d'instants apr�s, Michel Volden exhalait son dernier soupir.

Toute cette sc�ne n'avait dur� que quelques minutes; mais elle s'�tait imprim�e en traits ineffa�ables dans le cœur d'Andr� et dans celui du petit Julien.

Quelque temps apr�s la mort de leur p�re, les deux enfants avaient song� � passer en France comme ils le lui avaient promis. Mais il ne leur restait plus d'autre parent qu'un oncle p. 011 demeurant � Marseille, et celui-ci n'avait r�pondu � aucune de leurs lettres; il n'y avait donc personne qui p�t leur servir de tuteur. Dans ces circonstances, les Allemands refusaient aux jeunes gens orphelins la permission de partir, et les consid�raient bon gr� mal gr� comme sujets de l'Allemagne. Andr� et Julien n'avaient plus alors d'autre ressource, pour rester fid�les et � leur pays et au vœu de leur p�re, que de passer la fronti�re � l'insu des Allemands et de se diriger vers Marseille, o� ils t�cheraient de retrouver leur oncle. Une fois qu'ils l'auraient retrouv�, ils le supplieraient de leur venir en aide et de r�gulariser leur situation en Alsace: car il restait encore une ann�e enti�re accord�e par la loi aux Alsaciens-Lorrains pour choisir leur patrie et d�clarer s'ils voulaient demeurer Fran�ais ou devenir Allemands.

Tels �taient les motifs pour lesquels les deux enfants s'�taient mis en marche et �taient venus demander au p�re �tienne l'hospitalit�.

Lorsque Andr� eut achev� le r�cit des �v�nements qu'on vient de lire, �tienne lui prit les deux mains avec �motion:

—Ton fr�re et toi, lui dit-il, vous �tes deux braves enfants, dignes de votre p�re, dignes de la vieille terre d'Alsace-Lorraine, dignes de la patrie fran�aise! Il y a bien des cœurs fran�ais en Alsace-Lorraine! on vous aidera; et pour commencer, Andr�, tu as un protecteur dans l'ancien camarade de ton p�re.

IV.—Les soins de la m�re �tienne.—Les papiers d'Andr�.—Un don fait en secret.—La charit� du pauvre.

Ce qu'il y a de plus beau au monde, c'est la charit� du pauvre.

Le lendemain, de bon matin, M me �tienne �tait sur pied.

En vraie m�re de famille, elle visita les deux paquets de linge et d'habits que les deux voyageurs portaient sur l'�paule, et elle mit de bonnes pi�ces aux pantalons ou aux blouses qui en avaient besoin. En m�me temps elle avait allum� le po�le, ce meuble indispensable dans les pays froids du nord, qui sert tout � la fois � chauffer la maison et � pr�parer les aliments. Elle �tendit tout autour les v�tements mouill�s des enfants; lorsqu'ils furent secs, elle les brossa et les r�para de son mieux. p. 012 Tandis qu'elle pliait avec soin le gilet d'Andr�, un petit papier bien envelopp� tomba d'une des poches.

—Oh! se dit l'excellente femme, ce doit �tre l� qu'est renferm�e toute la fortune de ces deux enfants; si, comme je le crains, la bourse est trop l�g�re, on fera son possible pour y ajouter quelque chose.

Et elle d�veloppa le petit paquet.—Dix, vingt, trente, quarante francs, se dit-elle; que c'est peu pour aller si loin!... la route est bien longue d'ici � Marseille. Et les jours de pluie, et les jours de neige! car l'hiver bient�t va venir... Les yeux de la m�re �tienne �taient humides.

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Le poele. —Le po�le est n�cessaire dans les pays froids comme ceux de l'est et du nord; car il donne plus de chaleur qu'une chemin�e, mais cette chaleur est moins saine, elle rend l'air trop sec. Pour y rem�dier, il est bon de placer sur le po�le un vase rempli d'eau.

—Et dire qu'avec si peu de ressources ils n'ont point h�sit� � partir!... O pauvre France! tu es bien malheureuse en ce moment, mais tu dois pourtant �tre fi�re de voir que, si jeunes, et pour rester tes fils, nos enfants montrent le courage des hommes... Seigneur Dieu, ajouta-t-elle, prot�ge-les!... fais qu'ils rencontrent durant leur longue route des cœurs compatissants, et que pendant les froides soir�es de l'hiver ils trouvent une petite place au foyer de nos maisons.

Pendant qu'elle songeait ainsi en son cœur, elle s'�tait approch�e de son armoire et elle atteignait sa petite r�serve d'argent, bien petite, h�las! car le p�re et la m�re �tienne avaient cruellement souffert des malheurs de la guerre. N�anmoins, elle y prit deux pi�ces de cinq francs et les joignit � celles d'Andr�:

—�tienne sera content, dit-elle: il m'a recommand� de faire tout ce que je pourrais pour les enfants de son vieux camarade.

p. 013 Quand elle eut gliss� dans la bourse les pi�ces d'argent:

—Ce n'est pas le tout, dit-elle; examinons ce petit rouleau qui enveloppait la bourse, et voyons si nos orphelins ont song� � se procurer de bons papiers, attestant qu'ils sont d'honn�tes enfants et non des vagabonds sans feu ni lieu... Ah! voici d'abord le certificat du patron d'Andr�:

� J'atteste que le jeune Andr� Volden a travaill� chez moi dix-huit mois entiers sans que j'aie eu un seul reproche � lui faire. C'est un honn�te gar�on, laborieux et intelligent: je suis pr�t � donner de lui tous les renseignements que l'on voudra. Voici mon adresse; on peut m'�crire sans crainte.

Pierre Hetman. ma�tre serrurier, �tabli depuis trente ans � Phalsbourg. �

—Bien, cela! dit M me �tienne en repliant le certificat. Et ceci, qu'est-ce? Ah! c'est leur extrait d'�ge, tr�s bien. Enfin, voici une lettre de ma�tre Hetman � son cousin, serrurier � �pinal, pour le prier d'occuper Andr� un mois: Andr� portera ensuite son livret d'ouvrier � la mairie d'�pinal et M. le maire y mettra sa signature. De mieux en mieux. Les chers enfants n'ont rien n�glig�: ils savent que tout ouvrier doit avoir un livret bien tenu et des certificats en r�gle. Allons, esp�rons en la Providence! tout ira bien.

Lorsque Julien et Andr� s'�veill�rent, ils trouv�rent leurs habits en ordre et tout pr�ts � �tre mis; et cela leur parut merveilleusement bon, car les pauvres enfants, ayant perdu leur m�re de bonne heure, n'�taient plus accoutum�s � ces soins et � ces douces attentions maternelles.

Julien, d�s qu'il fut habill�, peign�, le visage et les mains bien nets, courut avec reconnaissance embrasser M me �tienne, et la remercia d'un si grand cœur qu'elle en fut tout �mue.

—Cela est bel et bon, r�pondit-elle ga�ment, mais il faut d�jeuner. Vite, les enfants, prenez ce pain et ce fromage, et mangez.

V.—Les pr�paratifs d'�tienne le sabotier.—Les adieux.—Les enfants d'une m�me patrie.

Les enfants d'une m�me patrie doivent s'aimer et se soutenir comme les enfants d'une m�me m�re.

Pendant qu'Andr� et Julien mangeaient, �tienne entra.

—Enfants, dit le sabotier en se frottant les mains, je n'ai pas perdu mon temps: j'ai travaill� pour vous depuis ce matin. D'abord, je vous ai trouv� deux places dans la p. 014 charrette d'un camarade qui va chercher des foins tout pr�s de Saint-Quirin, village voisin de la fronti�re, o� vous coucherez ce soir. On vous descendra � un quart d'heure du village. Cela �conomisera les petites jambes de Julien et les tiennes, Andr�. Ensuite j'ai �crit un mot de billet que voici, pour vous recommander � une vieille connaissance que j'ai aux environs de Saint-Quirin, Fritz, ancien garde forestier de la commune. Vous serez re�us l� � bras ouverts, les enfants, et vous y dormirez une bonne nuit. Enfin, ce qui vaut mieux encore, Fritz vous servira de guide le lendemain dans la montagne, et vous m�nera hors de la fronti�re par des chemins o� vous ne rencontrerez personne qui puisse vous voir. C'est un vieux chasseur que l'ami Fritz, un chasseur qui conna�t tous les sentiers de la montagne et de la for�t. Soyez tranquilles, dans quarante-huit heures vous serez en France.

—Oh! monsieur �tienne, s'�cria Andr�, vous �tes bon pour nous comme un second p�re!

—Mes enfants, r�pondit �tienne, vous �tes les fils de mon meilleur ami, il est juste que je vous vienne en aide. Et puis, est-ce que tous les Fran�ais ne doivent pas �tre pr�ts � se soutenir entre eux? A votre tour, ajouta-t-il d'une voix grave, quand vous rencontrerez un enfant de la France en danger, vous l'aiderez comme je vous aide � cette heure, et ainsi vous aurez fait pour la patrie ce que nous faisons pour elle aujourd'hui.

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Le sabotier des Vosges. —On fabrique surtout les sabots dans les pays de for�ts et de montagnes, et on se sert principalement de bois de h�tre ou de noyer pour y creuser les sabots. Il y a beaucoup de sabotiers dans les Vosges, car ces montagnes sont tr�s bois�es.

En achevant ces paroles �tienne entra dans la pi�ce voisine, o� �tait son atelier de sabotier, et, voulant r�parer le temps perdu, il se mit � travailler avec activit�. Le petit Julien l'avait suivi, et il prenait un grand plaisir � le voir p. 015 creuser et fa�onner si lestement les b�ches de h�tre de la montagne.

Vers le milieu de l'apr�s-midi, la carriole dont avait parl� le p�re �tienne s'arr�ta sur la grande route; le charretier, comme cela �tait convenu, siffla de tous ses poumons pour avertir les jeunes voyageurs.

A ce signal, Andr� et Julien saisirent rapidement leur paquet de voyage; ils embrass�rent de tout leur cœur la m�re �tienne, et aussit�t le sabotier les conduisit vers la carriole.

Apr�s une nouvelle accolade, apr�s les derni�res et paternelles recommandations du brave homme, les enfants se cas�rent dans le fond de la carriole, le charretier fit claquer son fouet et le cheval se mit au petit trot.

Le p�re �tienne, rest� seul sur la grande route, suivait des yeux la voiture qui s'�loignait. Il se sentait � la fois tout triste et pourtant fier de voir les enfants partir.

—Brave et ch�re jeunesse, murmurait-il, va, cours porter � la patrie des cœurs de plus pour la ch�rir!

Et lorsque la voiture eut disparu, il revint chez lui lentement, songeur, pensant au p�re des deux orphelins, � son vieil ami d'enfance qui dormait son dernier sommeil sous la terre de Lorraine, tandis que ses deux fils s'en allaient seuls d�sormais au grand hasard de la vie. Alors une larme glissa des yeux du vieillard:—Juste Dieu, murmura-t-il, b�nis et prot�ge cette jeunesse innocente et sans appui!

VI.—Une d�ception.—La pers�v�rance.

Il n'est gu�re d'obstacle qu'on ne puisse surmonter avec de la pers�v�rance.

Une d�ception attendait nos jeunes amis � leur arriv�e dans la maison isol�e du garde Fritz, situ�e aux environs de la for�t. Fritz, grand vieillard � barbe grise, d'une figure �nergique, �tait �tendu sur son lit qu'il n'avait pas quitt� depuis plusieurs jours. Le vieux chasseur �tait tomb� en descendant la montagne et s'�tait fait une fracture � la jambe.

—Voyez, mes enfants, dit-il apr�s avoir lu la lettre; je ne puis bouger de mon lit. Comment pourrais-je vous conduire? Et je n'ai aupr�s de moi que ma vieille servante, qui ne marche pas beaucoup mieux que moi.

Andr� fut constern�, mais il n'en voulut rien faire voir pour ne point inqui�ter le petit Julien.

p. 016 Toute la nuit il dormit peu. Le matin de bonne heure, avant m�me que Julien s'�veill�t, il s'�tait lev� pour r�fl�chir. Il se dirigea sans bruit vers le jardin du garde, voulant examiner le pays, qu'il n'avait vu que le soir � la brune.

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Carte de la Lorraine et de l'Alsace, et chaine des Vosges. —La Lorraine, s�par�e de l'Alsace par la cha�ne des Vosges, est une contr�e montueuse, riche en for�ts, en lacs, en �tangs et en mines de m�taux et de sel. Elle a de beaux p�turages. Outre le bl� et la vigne, on y cultive le lin, le chanvre, le houblon qui sert � faire la bi�re; l'agriculture y est, comme l'industrie, tr�s perfectionn�e. Une partie de la Lorraine et l'Alsace enti�re, sauf Belfort, ont �t� enlev�es � la France par l'Allemagne en 1870.

Assis sur un banc au bord de la Sarre, qui coule le long du jardin entre deux haies de bouleaux et de saules, Andr� se tourna vers le sud, et il regarda l'horizon born� par les prolongements de la cha�ne des Vosges.

—C'est l�, se dit-il, que se trouve la France, l� que je dois la nuit prochaine emmener mon petit Julien, l� qu'il faut que je d�couvre, sans aucun secours, un sentier assez peu fr�quent� pour n'y rencontrer personne et passer librement la fronti�re. Mon Dieu, comment ferai-je?

Et il continuait de regarder avec tristesse les montagnes qui le s�paraient de la France, et qui se dressaient devant lui comme une muraille infranchissable.

Des pens�es de d�couragement lui venaient; mais Andr� �tait pers�v�rant: au lieu de se laisser accabler par les difficult�s p. 017 qui se pr�sentaient, il ne songea qu'� les combattre.

Tout � coup il se souvint d'avoir vu dans la chambre du garde forestier une grande carte du d�partement, pendue � la muraille: c'�tait une de ces belles cartes dessin�es par l'�tat-major de l'arm�e fran�aise, et o� se trouvent indiqu�s jusqu'aux plus petits chemins.

—Je vais toujours l'�tudier, se dit Andr�. A quoi me servirait d'avoir �t� jusqu'� treize ans le meilleur �l�ve de l'�cole de Phalsbourg, si je ne parvenais � me reconna�tre � l'aide d'une carte? Allons! du courage! n'ai-je pas promis � mon p�re d'en avoir? Je dois passer la fronti�re et je la passerai.

VII.—La carte trac�e par Andr�.—Comment il tire parti de ce qu'il a appris a l'�cole.

Quand on apprend quelque chose, on ne sait jamais tout le profit qu'on en pourra retirer un jour.

Le garde Fritz approuva la r�solution et la fermet� d'Andr�.—A la bonne heure! dit-il. Quand on veut �tre un homme, il faut apprendre � se tirer d'affaire soi-m�me. Voyons, mon jeune ami, d�crochez-moi la carte: si je ne puis marcher, du moins je puis parler. Vous avez si bonne volont� et je connais si bien le pays, que je pourrai vous expliquer votre chemin.

Alors tous deux, pench�s sur la carte, �tudi�rent le pays.

Julien, de son c�t�, s'�tait assis sagement aupr�s d'eux, s'effor�ant de retenir ce qu'il pourrait. Le garde parlait, montrant du doigt les routes, les sentiers, les raccourcis, faisant la description minutieuse de tous les d�tails du chemin. Andr� �coutait; puis il essaya de r�p�ter les explications; enfin il dessina lui-m�me tant bien que mal sa route sur un papier, avec les diff�rents accidents de terrain qui lui serviraient comme de jalons pour s'y reconna�tre.

�Ici, �crivait-il, une fontaine; l�, un groupe de h�tres � travers les sapins; plus loin, un torrent avec le gu� pour le franchir, un roc � pic que contourne le sentier, une tour en ruines.�

Enfin rien de ce qui pouvait aider le jeune voyageur ne fut n�glig�.—Tout ira bien, lui disait Fritz, si vous ne vous h�tez pas trop. Rappelez-vous que, quand on se trompe de chemin dans les bois ou les montagnes, il faut revenir tranquillement sur ses pas, sans perdre la t�te et sans se pr�cipiter: p. 018 c'est le moyen de retrouver bient�t le vrai sentier.

Quand la brune fut venue, Andr� et Julien se remirent en route, apr�s avoir remerci� de tout leur cœur le garde Fritz, qui de son lit leur r�p�tait en guise d'adieu:

�Courage, courage! avec du courage et du sang-froid on vient � bout de tout.�

VIII.—Le sentier � travers la foret.—Les enseignements du fr�re ain�.—La grande Ourse et l'�toile polaire.

Le fr�re a�n� doit instruire le plus jeune par son exemple et, s'il le peut, par ses le�ons.

A l'ouest, derri�re les Vosges, le soleil venait de se coucher; la campagne s'obscurcissait. Sur les hautes cimes de la montagne, au loin, brillaient les derni�res lueurs du cr�puscule, et les noirs sapins, agitant leurs bras au souffle du vent d'automne, s'assombrissaient de plus en plus.

Les deux fr�res avan�aient sur le sentier, se tenant par la main; bient�t ils entr�rent au milieu des bois qui couvrent toute cette contr�e.

Julien marchait la t�te pench�e, d'un air s�rieux, sans mot dire.—A quoi songes-tu, mon Julien? demanda Andr�.

—Je t�che de bien me rappeler tout ce que disait le garde, fit l'enfant, car j'ai �cout� le mieux que j'ai pu.

—Ne t'inqui�te pas, Julien; je sais bien la route, et nous ne nous �garerons pas.

—D'ailleurs, reprit l'enfant de sa voix douce et r�sign�e, si l'on s'�gare, on reviendra tranquillement sur ses pas, sans avoir peur, comme le garde a dit de le faire, n'est-ce pas, Andr�?

—Oui, oui, Julien, mais nous allons t�cher de ne pas nous �garer.

—Pour cela, tu sais, Andr�, il faut regarder les �toiles � chaque carrefour; le garde l'a dit, je t'y ferai penser.

—Bravo, Julien, r�pondit Andr�, je vois que tu n'as rien perdu de la le�on du garde; si nous sommes deux � nous souvenir, la route se fera plus facilement.

—Oui, dit l'enfant; mais je ne connais pas les �toiles par leur nom, et je n'ai pas compris ce que c'est que le grand Chariot.

p. 019 —Je te l'expliquerai quand nous nous arr�terons.

Tout en devisant ainsi � voix basse, les deux fr�res avan�aient et la nuit se faisait plus noire.

019

L'�toile polaire et la grande ourse. —Il est utile d'apprendre � conna�tre dans le ciel les �toiles qui forment la constellation du grand Chariot ou grande Ours . Pr�s d'elles on aper�oit l'�toile polaire, qui marque exactement le nord et indique la nuit les points cardinaux.

Andr� avait tant �tudi� le pays toute la journ�e, qu'il lui semblait le reconna�tre comme s'il y avait d�j� pass�. Malgr� cela, il ne pouvait se d�fendre d'une certaine �motion: c'�tait la premi�re fois qu'il suivait ainsi les sentiers de la montagne, et cela dans l'obscurit� du soir. Toutefois c'�tait un courageux enfant, et qui n'oubliait jamais sa t�che de fr�re a�n�: songeant que le petit Julien devait �tre plus �mu que lui encore en face des grands bois sombres, Andr� s'effor�ait de surmonter les impressions de son �ge, afin d'enhardir son jeune fr�re par son exemple et d'accomplir courageusement avec lui son devoir.

A un carrefour ils s'arr�t�rent. Andr� regarda le ciel derri�re lui.

—Vois, dit-il � son fr�re, ces sept �toiles brillantes, dont quatre sont en carr� comme les quatre roues d'un char, et trois autres par devant, comme le cocher et les chevaux: c'est ce qu'on appelle le grand Chariot ou encore la grande Ourse; non loin se trouve une �toile assez brillante aussi, et qu'on voit toujours immobile exactement au nord: on l'appelle pour cela l'�toile polaire. Gr�ce � cette �toile, on peut toujours reconna�tre sa route dans la nuit. La vois-tu bien? Elle est juste derri�re nous: cela prouve que nous sommes dans notre chemin; nous marchons vers le sud, c'est-�-dire vers la France.

Andr�, qui ne n�gligeait point les occasions d'instruire son fr�re en causant, lui enseigna aussi vers quel point la lune se l�verait bient�t, et � la pens�e qu'elle allait �clairer leur route, les enfants se r�jouirent de tout leur cœur.

IX.—Le nuage sur la montagne.—Inqui�tude des deux enfants.

Le courage ne consiste pas � ne point �tre �mu en face d'un danger, mais � surmonter son �motion: c'est pour cela qu'un enfant peut �tre aussi courageux qu'un homme.

Apr�s un petit temps de repos ils se remirent en route. Mais tout � coup l'obscurit� augmenta. Julien effray� se serra plus pr�s de son grand fr�re.

Bient�t les �toiles qui les avaient guid�s jusqu'alors disparurent. Un nuage s'�tait form� au sommet de la montagne, et, grossissant peu � peu, il l'avait envelopp�e tout enti�re. Les enfants eux-m�mes se trouv�rent bient�t au milieu de ce nuage. Entour�s de toutes parts d'un brouillard �pais, ils ne voyaient plus devant eux.

Ils s'arr�t�rent, bien inquiets; mais tous deux, pour ne pas s'affliger l'un l'autre, n'os�rent se le dire.

020

Le nuage sur la montagne. —Les nuages sont form�s de la vapeur d'eau qui s'�chappe de la mer, des fleuves et de la terre: ils ne sont pas toujours tr�s �lev�s en l'air; fr�quemment ils se tra�nent sur les montagnes et on les voit flotter sur leurs flancs. Les voyageurs qui gravissent une montagne entrent souvent dans les nuages; ils se trouvent alors au milieu d'un �pais brouillard et courent le danger de se perdre.

—Donne-moi ton paquet, dit Andr� � Julien; je le joindrai au mien; ton b�ton sera libre, il me servira � t�ter la route comme font les aveugles, afin que nous ne nous heurtions pas aux racines ou aux pierres. J'irai devant; tu tiendras ma blouse, car mes deux mains vont �tre embarrass�es; mais je t'avertirai, je te guiderai de mon mieux. N'aie pas peur, mon Julien. p. 021 Tu ne vas plus avoir rien � porter, tu pourras marcher facilement.

—Oui, dit l'enfant d'une voix tremblante qu'il s'effor�ait de rendre calme.

Ils se remirent en marche, lentement, avec pr�caution. Malgr� cela, Andr� � un moment se heurta contre une de ces grosses pierres qui couvrent les chemins de montagne; il tomba, et faillit rouler du haut des rochers, entra�nant avec lui le petit Julien.

Les deux enfants comprirent alors le danger qu'ils couraient.

—Asseyons-nous, dit Andr� tout �mu, en attirant Julien pr�s de lui.

—Andr�, s'�cria Julien, nous avons des allumettes et un bout de bougie. Le garde a dit de ne les allumer que dans un grand besoin; crois-tu qu'il serait dangereux de les allumer maintenant?

—Non, mon Julien; la brume est si �paisse que notre lumi�re ne risque pas d'�tre aper�ue et d'attirer l'attention des soldats allemands qui gardent la fronti�re.

Andr�, en achevant ces mots, alluma sa petite bougie, et Julien fut bien �tonn� de voir quelle faible et tremblante lueur elle r�pandait au milieu de l'�pais brouillard. Pourtant on se remit en marche aussit�t, car il fallait �tre en France avant le lever du soleil. Julien, qui n'�tait plus embarrass� de son paquet, prit la bougie d'une main, et la prot�geant de l'autre contre le vent, il avan�a, non sans tr�bucher souvent sur le chemin pierreux.

Ce qu'Andr� craignait surtout, c'�tait de s'�tre �gar� au milieu de la brume. Au bout de quelques instants il prit le papier sur lequel il avait marqu� le plan de sa route, et, suivant du regard la ligne qui devait lui indiquer son chemin, il se demanda: �Est-ce bien cette ligne que je suis?�

Puis il dit � Julien:—Si nous avons march� sans nous tromper, nous devons �tre assez pr�s d'une vieille tour en ruines; mais je ne la vois point. Toi qui as d'excellents yeux, regarde toi-m�me, Julien.

Julien regarda, mais il ne vit rien non plus.

Ils reprirent leur marche, cherchant avec anxi�t� � percer du regard les t�n�bres. Mais ils n'apercevaient toujours point p. 022 la vieille tour. De plus la bougie touchait � sa fin; elle s'�teignit. Les deux enfants n'avaient plus qu'un parti � prendre: s'arr�ter, attendre.

X.—La halte sous le sapin.—La pri�re avant le sommeil.—Andr� reprend courage.

Enfants, la vie enti�re pourrait �tre compar�e � un voyage o� l'on rencontre sans cesse des difficult�s nouvelles.

Andr� s'approcha d'un grand sapin dont les branches s'�tendaient en parasol et pouvaient leur servir d'abri contre la ros�e nocturne.

—Viens, dit-il � son jeune fr�re, viens pr�s de moi: nous serons bien l� pour attendre.

Julien s'approcha, silencieux; Andr� s'aper�ut que, sous l'humidit� glaciale du brouillard, l'enfant frissonnait; ses petites mains �taient tout engourdies par le froid.

022

Le sapin des Vosges. —Les Vosges sont presque enti�rement recouvertes de vastes for�ts de pins et de sapins qui atteignent jusqu'� 40 et 50 m�tres de hauteur. Ces arbres fournissent un bois excellent pour la charpente des maisons et les m�ts des navires.

—Pauvre petit, murmura Andr�, assieds-toi sur mes genoux: je vais te couvrir avec les v�tements renferm�s dans notre paquet de voyage; cela te r�chauffera, et si tu peux dormir en attendant que le brouillard se l�ve, tu reprendras des forces pour la longue route qu'il nous reste � faire.

L'enfant �tait si las qu'il ne fit aucune objection. Il passa un de ses bras autour du cou de son fr�re, et d�j� ses yeux fatigu�s se fermaient lorsqu'il lui revint une pens�e.

p. 023 —Andr�, dit-il, puisque je vais dormir, je vais faire ma pri�re du soir.

—Oui, mon Julien, nous la dirons ensemble.

Et les deux orphelins, perdus au milieu de cette grande et triste solitude de la montagne, �lev�rent dans une m�me pri�re leurs jeunes cœurs vers le ciel.

Peu de temps apr�s, Julien s'�tait endormi. Sa petite t�te reposait confiante sur l'�paule d'Andr�; le fr�re a�n�, de son mieux, prot�geait l'enfant contre la fra�cheur de la nuit, et il �coutait sa respiration tranquille: ce bruit l�ger troublait seul le silence qui les enveloppait.

Andr�, malgr� lui, sentit une grande tristesse lui monter au cœur.—R�ussirons-nous jamais � arriver en France? se disait-il. Quelquefois les brouillards dans la montagne durent plusieurs jours. Qu'allons-nous devenir si celui-ci tarde � se dissiper?

Une fatigue extr�me s'�tait empar�e de lui. La bise glaciale, qui faisait frissonner les pins, le faisait lui aussi trembler sur le sol o� il �tait assis. Parfois le vent soulevait autour de lui les feuilles tomb�es � terre: inquiet, Andr� dressait la t�te, craignant que ce ne f�t le bruit de pas ennemis et que quelqu'un tout � coup ne se dress�t en face de lui pour lui dire en langue allemande:—Que faites-vous ici? Qui �tes-vous? O� allez-vous?

Ainsi le d�couragement l'envahissait. Mais alors un cher souvenir s'�leva en son cœur et vint � son aide. Il se rappela le regard profond de son p�re mourant, lorsqu'il avait plac� la main de Julien dans la sienne pour le lui confier; il crut entendre encore ce mot plus faible qu'un souffle passer sur les l�vres paternelles: France. Et lui aussi le redit tout bas ce mot: France! patrie!... Et il se sentit honteux de son d�couragement.

—Enfant que je suis, s'�cria-t-il, est-ce que la vie n'est pas faite tout enti�re d'obstacles � vaincre? Comment donc enseignerai-je � mon petit Julien � devenir courageux, si moi-m�me je ne sais pas me conduire en homme?

R�confort� par ce souvenir plus puissant que tous les obstacles, priant l'�me de son p�re de leur venir en aide dans ce voyage vers la patrie perdue, il sut mettre � attendre le m�me courage qu'il avait mis � agir.

XI.—Le brouillard se dissipe.—Arriv�e d'Andr� et de Julien sur la terre fran�aise.

Quand on a �t� s�par� de sa patrie, on comprend mieux encore combien elle vous est ch�re.

Peu � peu la douce tranquillit� du sommeil de Julien sembla gagner Andr�, lui aussi. Dans l'immobilit� qu'il gardait pour ne pas �veiller l'enfant, il sentit ses yeux s'appesantir par la fatigue. Il eut beau lutter avec fermet� contre le sommeil, malgr� lui ses paupi�res se ferm�rent � demi.

Apr�s un temps assez long, comme il �tait � moiti� plong� dans une sorte de r�ve, il lui sembla, � travers ses paupi�res demi-closes, apercevoir une faible clart�. Il tressaillit, secouant par un dernier effort le sommeil qui l'envahissait, il ouvrit les yeux tout grands. Le brouillard �tait encore autour de lui, mais il �tait devenu � demi lumineux. De p�les rayons p�n�traient � travers la brume: la lune venait de se lever.

Bient�t la brume elle-m�me devint moins �paisse, elle se dissipa comme un mauvais r�ve. A travers chacune des branches du vieux sapin, les �toiles brillantes se montr�rent dans toute leur splendeur, et � peu de distance la vieille tour qu'Andr� avait tant cherch�e se dressa devant lui inond�e de lumi�re.

Le cœur d'Andr� battit de joie. Il serra son jeune fr�re dans ses bras.

—R�veille-toi, mon Julien, s'�cria-t-il; regarde! le brouillard et l'obscurit� sont dissip�s; nous allons pouvoir enfin repartir.

Julien ouvrit les yeux; en voyant ce ciel lumineux, il se mit � sourire na�vement, et frappant ses petites mains l'une contre l'autre, il sauta de plaisir.

—Que Dieu est bon! dit-il, et que la montagne est belle � pr�sent que la voil� toute �clair�e par ces jolis rayons de lune!... Ah! voici la vieille tour; Andr�, nous n'avons pas perdu la bonne route, partons vite.

Aussit�t on refit les paquets de voyage. Cette gaie lumi�re avait fait oublier les fatigues pr�c�dentes. Les deux enfants reprirent all�grement leur b�ton; tout en marchant, on mangea une petite cro�te de pain, et on se rafra�chit en partageant p. 025 une pomme que la m�re �tienne avait mise dans la poche de Julien.

025

Col des Vosges. —Un col est un passage �troit entre deux montagnes. Quand on arrive en haut d'un col, on aper�oit derri�re soi le versant de la montagne qu'on vient de gravir, et devant soi celui qu'on va redescendre.

Les enfants continu�rent � marcher courageusement tout le reste de la nuit, et aussi vite qu'ils pouvaient. Le ciel �tait si lumineux que la route �tait devenue facile � reconna�tre. Leur seule pr�occupation �tait � pr�sent d'�chapper aux surveillants de la fronti�re, jusqu'� ce qu'on e�t franchi le col de la montagne qui s�pare en cet endroit la France des pays devenus allemands. Les jeunes voyageurs s'avan�aient avec attention, sans bruit, passant comme des ombres � travers ce pays bois�.

Ce fut vers le matin qu'ils atteignirent enfin le col.

Alors, se trouvant sur l'autre versant de la montagne, les deux enfants virent tout � coup s'�tendre � leurs pieds les campagnes fran�aises, �clair�es par les premi�res lueurs de l'aurore. C'�tait l� ce pays aim� vers lequel ils s'�taient dirig�s au prix de tant d'efforts.

Le cœur �mu, songeant qu'ils �taient enfin sur le sol de la France et que le vœu de leur p�re �tait accompli, ils s'agenouill�rent pieusement sur cette terre de la patrie qu'ils venaient de conqu�rir par leur courage et leur volont� pers�v�rante; ils �lev�rent leur �me vers le ciel, et tout bas remerciant Dieu, ils murmur�rent:

—France aim�e, nous sommes tes fils, et nous voulons toute notre vie rester dignes de toi!

Lorsque le soleil parut, empourprant les cimes des Vosges, ils �taient d�j� loin de la fronti�re, hors de tout danger; et se tenant toujours par la main ils marchaient joyeusement sur une route fran�aise, marquant le pas comme de jeunes conscrits.

XII.—L'ordre dans les v�tements et la propret�.—L'hospitalit� de la fermi�re lorraine.

Voulez-vous qu'au premier coup d'œil on pense du bien de vous? Soyez propres et d�cents, les plus pauvres peuvent toujours l'�tre.

Apr�s plusieurs temps de repos suivis de marches courageuses, les deux enfants aper�urent enfin vers midi la petite pointe du clocher de Celles. Fritz leur avait laiss� un mot de recommandation pour la veuve d'un cultivateur de ce village, et ils se r�jouissaient d'arriver. Mais, avant de se pr�senter au village, Andr� se souvint des conseils que M me �tienne leur avait donn�s.

�Mes enfants, leur avait-elle dit, partout o� vous allez passer, personne ne vous conna�tra; ayez donc bien soin de vous tenir propres et d�cents, afin qu'on ne puisse vous prendre pour des mendiants ou des vagabonds. Si pauvre que l'on soit, on peut toujours �tre propre. L'eau ne manque pas en France, et rien n'excuse la malpropret�.�

—Julien, dit Andr� � son fr�re, n'oublions pas les conseils de la bonne m�re �tienne; mettons-nous bien propres avant de nous pr�senter chez les amis du garde.

—Oui, dit l'enfant, courons au bord de cette jolie rivi�re qui coule pr�s de la route; nous nous laverons le visage et les mains.

—Ensuite, r�pondit Andr�, je brosserai tes habits avec mon mouchoir, nous rangerons bien nos cheveux, nous frotterons nos souliers avec de l'herbe pour les nettoyer, et comme cela nous n'aurons pas l'air de deux vagabonds.

Aussit�t dit, aussit�t fait. En un clin d'œil ils eurent r�par� le d�sordre caus� par une nuit et une demi-journ�e de voyage dans les bois � travers la montagne.

027

Oies de Lorraine. —C'est une des races les plus r�pandues dans le nord et l'est de la France. Elles sont petites, mais robustes. Les oies de la plus haute taille se trouvent dans le Languedoc. Les oies aiment la propret�. Si elles ont de l'eau pour se baigner et une liti�re fr�quemment renouvel�e, elles rapportent davantage et d�dommagent la fermi�re des soins qu'on leur donne.

Lorsqu'ils eurent fini leur toilette, Andr� jeta un dernier coup d'œil sur son jeune fr�re, et il fut tout fier de voir la bonne mine de Julien, son air bien �lev� et raisonnable.

Tous les deux alors se pr�sent�rent dans le village et cherch�rent la maison de la veuve dont ils avaient l'adresse. On leur indiqua une ferme situ�e � l'extr�mit� du village. En entrant dans la cour, ils virent un grand troupeau de belles oies lorraines, qui se r�veill�rent en sursaut au bruit de leurs pas et les salu�rent de leurs cris. Ils s'avanc�rent p. 027 vers la porte de la maison, suivis du troupeau et accompagn�s d'un bruyant tapage.

La fermi�re vint sur le pas de sa porte et regarda les enfants qui s'approchaient d'elle, chapeau � la main.

D�s le premier coup d'œil la m�nag�re, femme d'ordre et de soin, fut bien pr�venue en faveur des enfants qu'elle voyait si propres et si soigneux de leur personne. Aussi, lorsqu'elle eut lu le billet de Fritz, elle fut tout � fait gagn�e � leur cause.

�Quoi! pensa-t-elle, ces enfants ont fait seuls et la nuit une route si longue dans la montagne! Voil� de jeunes cœurs bien courageux et dignes qu'on leur vienne en aide.�

Elle les accueillit aussit�t avec empressement, et comme on se mettait � table, elle les pla�a aupr�s d'elle.

Le d�ner �tait frugal, mais l'accueil de la m�nag�re �tait si cordial et nos jeunes voyageurs si fatigu�s, qu'ils mang�rent du meilleur app�tit la soupe aux choux et la salade de pommes de terre.

XIII.—L'empressement � rendre service pour service.—La p�che.

Vous a-t-on rendu un service, cherchez tout de suite ce que vous pourriez faire pour obliger � votre tour celui qui vous a oblig�.

Tout en mangeant, Andr� observait que la maison avait l'air fort pauvre. Sans la grande propret� qui faisait tout reluire autour d'eux, on e�t devin� la mis�re.

Apr�s le d�ner, chacun des membres de la famille se leva p. 028 bien vite pour retourner � son travail, les jeunes enfants vers l'�cole, les a�n�s aux champs.

Quoique Andr� f�t tout � fait las, il proposa ses services et ceux de Julien avec empressement, car il aurait bien voulu d�dommager son h�tesse de l'hospitalit� qu'elle leur offrait; mais la fermi�re n'y voulut jamais consentir.

—Reposez-vous, mes enfants, disait-elle; sinon vous me f�cherez.

Pendant que le d�bat avait lieu, le petit Julien n'en perdait pas un mot; il devinait le sentiment d'Andr�, et lui aussi aurait voulu �tre le moins possible � la charge de la fermi�re.

Tout � coup l'enfant avisa deux lignes pendues � la muraille:—Oh! dit-il, regarde, Andr�, quelles belles lignes! Il faut nous reposer en p�chant. N'est-ce pas, madame, vous voulez bien nous permettre de p�cher? Nous serions si contents si nous pouvions rapporter de quoi faire une bonne friture!

—Allons, mon enfant, dit la veuve, je le veux bien. Tenez, voici les lignes.

Un quart d'heure apr�s, les deux enfants, munis d'app�ts, se dirigeaient vers la rivi�re avec leurs lignes et un petit panier pour mettre le poisson si l'on en prenait.

029

Les principaux poissons d'eau douce. —La truite de montagne est une petite esp�ce de poisson, aux taches noires, rouges et argent�es, � la chair d�licate, qui vit dans les eaux froides des montagnes, dans les torrents et les lacs presque glac�s.—La carpe devient tr�s grosse en vieillissant; on trouve des carpes qui ont plus d'un m�tre de long. Sa chair est assez estim�e, mais pleine d'ar�tes.—Le brochet est un poisson vorace qu'on a surnomm� le requin des rivi�res et qui avale toute esp�ce de proie. On en trouve dans certains fleuves qui atteignent 2 m�tres de longueur et p�sent jusqu'� 20 kilogr.

Andr� �tait bon p�cheur; plus d'une fois, le dimanche, il avait en quelques heures pourvu au d�ner du soir. Julien �tait moins habile, mais il faisait ce qu'il pouvait. On s'assit plein d'espoir � l'ombre des saules, dans une belle prairie comme il y en a beaucoup en Lorraine.

Cependant carpes et brochets n'arrivaient gu�re, et Julien sentait le sommeil le prendre � rester ainsi immobile, la ligne � la main, apr�s une nuit de marche et de fatigue. Il ne tarda pas � se lever.

—Andr�, dit-il, j'ai peur, si je reste assis sans rien dire, de m'endormir comme un paresseux qui n'est bon � rien; je ne veux pas parler pour ne pas effrayer le poisson, mais je vais prendre mon couteau et aller chercher de la salade: cela me r�veillera.

Pendant que l'enfant faisait une provision de salade sauvage, jeune et tendre, Andr� continua de p�cher avec pers�v�rance, tant et si bien que le panier commen�ait � s'emplir de truites et d'autres poissons lorsque Julien revint: le petit gar�on �tait bien joyeux.

p. 029 —Quel bonheur! Andr�, disait-il, nous allons donc, nous aussi, pouvoir offrir quelque chose � la fermi�re.

Au moment o� les enfants de la fermi�re revenaient de l'�cole, Andr� et Julien entr�rent, apportant le panier presque rempli de poissons encore fr�tillants, et la salade bien nettoy�e.

On fit f�te aux jeunes orphelins. La veuve �tait touch�e des efforts d'Andr� et de Julien pour la d�dommager de l'hospitalit� qu'elle leur offrait.

—Chers enfants, leur dit-elle, il n'y a qu'une demi-journ�e que je vous connais; mais je vous aime d�j� de tout mon cœur. Cette nuit, vous vous �tes montr�s courageux comme deux hommes, et aujourd'hui, quoique fatigu�s, vous avez tenu � me montrer votre reconnaissance de l'accueil que je vous faisais. Vous �tes de braves enfants, et si vous continuez ainsi, vous vous ferez aimer partout o� vous irez; car le courage et la reconnaissance gagnent tous les cœurs.

XIV.—La vache.—Le lait.—La poign�e de sel.—N�cessit� d'une bonne nourriture pour les animaux.

Des animaux bien soign�s font la richesse de l'agriculture, et une riche agriculture fait la prosp�rit� du pays.

Le reste de l'apr�s-midi se passa ga�ment.—Puisque p. 030 vous avez tant envie d'�tre utiles, dit la fermi�re lorraine aux deux orphelins, je vais vous occuper � pr�sent. Vous, Andr�, je vous prie, surveillez mes enfants: ils arrivent de la classe, et ils ont leurs devoirs � faire. Pendant que vous me remplacerez aupr�s d'eux, Julien va venir avec moi: nous soignerons la vache et nous ferons le beurre pour le march� de demain.

—Oui, oui, dit le petit gar�on; et il sautait de plaisir � l'id�e de voir la vache, car il aimait beaucoup les animaux.

—Prenez ce petit banc en bois et cette tasse, lui dit la fermi�re; moi, j'emporte mon chaudron pour traire la vache.

Julien prit le banc, et arriva tout sautant � l'�table.

—Oh! s'�cria-t-il en entrant, qu'elle est jolie cette petite vache noire, avec ses taches blanches sur le front et sur le dos! Comme son poil est lustr� et ses cornes brillantes! Et quels grands yeux aimables elle a! Je voudrais bien savoir comment elle se nomme.

—Nous l'appelons Bretonne, dit la fermi�re en atteignant une botte de ce foin aromatique qu'on recueille dans les montagnes, et qui donne au lait un go�t si parfum�; elle y ajouta de la paille.

—Tenez, Julien, dit-elle, portez-lui cela; elle est douce parce que nous l'avons toujours trait�e doucement; elle ne vous fera pas de mal.

Julien prit le fourrage et l'�tala devant le r�telier de Bretonne; pendant ce temps la fermi�re s'�tait assise sur le petit banc, son chaudron � ses pieds, et elle commen�ait � traire la vache. Le lait tombait, blanc et �cumeux, dans le chaudron en fer battu, brillant comme de l'argent.

—Julien, dit la fermi�re, apportez votre tasse; je veux que vous me disiez si le lait de Bretonne est � votre gr�.

L'enfant tendit sa tasse, et quand elle fut remplie, il la vida sans se faire prier.—Que cela est bon, le lait tout chaud et frais tir�! dit-il. Voil� la premi�re fois que j'en go�te.

—Puisque vous �tes content du lait de Bretonne, cherchez dans la poche de mon tablier, dit la veuve sans s'interrompre de sa besogne; ne trouvez-vous pas une poign�e de sel, Julien?

—Oui, que faut-il donc en faire?

—Prenez-le dans votre main, et pr�sentez-le � Bretonne, vous lui ferez grand plaisir.

p. 031 —Quoi! f�t l'enfant en voyant la vache passer sa langue avec gourmandise sur le sel qu'il lui pr�sentait dans la main, elle aime le sel comme du sucre!

031

Vache bretonne. —La France poss�de un grand nombre d'excellentes vaches laiti�res, parmi lesquelles on compte la vache bretonne qui, lorsqu'elle est bien soign�e, peut donner du lait tout en travaillant aux champs. Les vaches flamandes et normandes donnent une quantit� de lait plus grande encore, mais � condition qu'on ne les fasse pas travailler.

—Oui, mon enfant, tous les animaux l'aiment, et le sel les entretient en bonne sant�; nous aussi nous avons besoin de sel pour vivre, et si nous en �tions priv�s, nous tomberions malades. Vous admiriez tout � l'heure le poil lustr� de Bretonne et ses yeux brillants. Eh bien, si elle a cette bonne mine, c'est qu'elle est bien nourrie, bien soign�e, et qu'on lui donne tout ce qu'il lui faut.

—Alors vous lui donnez du sel tous les jours?

—Pas � la main, ce serait trop long. Nous faisons fondre le sel dans l'eau, et nous arrosons le fourrage avec cette eau sal�e au moment de le lui pr�senter.

—Qu'est-ce qu'on lui fait encore apr�s cela pour qu'elle ait cette jolie mine?

—On la tient proprement, Julien. Voyez-vous comme sa liti�re est s�che et propre. Pour qu'une vache donne beaucoup de lait et qu'elle se porte bien, il lui faut une liti�re souvent renouvel�e. Si je la laissais sur un fumier humide comme font bien des fermi�res, son lait diminuerait vite et serait plus clair. Voyez aussi comme l'�table est haute d'�tage: elle a trois m�tres du sol au plafond. Les fen�tres p. 032 sont plac�es tout en haut et donnent de l'air aux b�tes sans les exposer au froid. Certes, Bretonne est bien log�e.

—Pourquoi l'appelle-t-on Bretonne? dit Julien, qui s'int�ressait de plus en plus � la bonne vache.

—C'est qu'elle est de race bretonne en effet, dit la fermi�re en se levant, car elle avait fini de la traire. La Bretagne est bien loin, mais cette bonne petite race est r�pandue par toute la France. Voyez, Bretonne n'est pas grande; aussi elle n'est pas co�teuse � nourrir, et nous, qui ne sommes pas riches, nous avons besoin de ne pas trop d�penser. Son lait contient aussi plus de beurre que celui des autres races, et j'ai des pratiques qui me prennent tout le beurre que je fais. Et puis, la race bretonne est robuste, tr�s utile dans les pays montagneux; au besoin je puis faire travailler ma petite vache sans qu'elle en souffre. Elle sait labourer ou tra�ner un char avec courage.

—Bonne Bretonne! dit Julien en caressant une derni�re fois la vache.

L'enfant prit le petit banc, et tandis que la laiti�re emportait le lourd chaudron de lait, on se dirigea vers la laiterie.

XV.—Une visite � la laiterie.—La cr�me.—Le beurre.—Ce qu'une vache fournit de beurre par jour.

Un bon agriculteur doit se rendre compte de ce que chaque chose lui co�te et lui rapporte.

—Quel joli plancher, propre et bien carrel�! dit Julien en entrant dans la laiterie. Tiens, les fen�tres et toutes les ouvertures sont garnies d'un treillis de fer, comme une prison; pourquoi donc, madame?

—C'est pour que les mouches, les rats et les souris ne puissent entrer. Avant les malheurs de la guerre nous �tions plus � l'aise: j'avais six vaches au lieu d'une, je faisais beaucoup de beurre; aussi ma laiterie comme mon �table est soigneusement install�e. Voyez, ce carrelage dont elle est recouverte permet de la laver � grande eau, et cette eau s'�coule par les rigoles que voici. Il faut au lait une grande propret�, et tout doit reluire chez une fermi�re qui sait son m�tier.

—Comme il fait frais ici! reprit Julien en s'avan�ant dans la salle un peu sombre, autour de laquelle �taient rang�es des jattes de lait.

—Mon enfant, il faut qu'il fasse frais dans une laiterie. p. 033 S'il faisait chaud, le lait aigrirait, et la cr�me n'aurait pas le temps de monter � la surface. Regardez ces grands pots: ils sont tout couverts d'une �paisse cro�te blanche que je vais enlever avec ma cuiller pour la mettre dans la baratte: c'est la cr�me. Passez le doigt sur ma cuiller, et go�tez.

033

La laiterie et la fabrication du beurre. —La France produit d'excellents beurres, principalement la Normandie et la Bretagne; on les exp�die jusqu'en Allemagne et en Angleterre. Nous en vendons � l'�tranger pour 40,000,000 de francs par an.

Julien go�ta.

—C'est meilleur encore que le lait, cette bonne cr�me.

—Je le crois bien, dit la fermi�re. Maintenant, avec cette cr�me, nous allons faire le beurre.

Et versant dans la baratte toute la cr�me qu'elle avait recueillie, elle se mit � battre avec courage.

Au bout de quelque temps, elle s'arr�ta, et levant le couvercle: —Voyez, Julien, dit-elle. L'enfant regarda et vit flotter dans la baratte de l�gers flocons jaune paille, qui �taient d�j� nombreux.—Oh! dit-il enchant�, voil� le beurre qui se fait.

Pendant qu'on causait, le beurre s'acheva. La fermi�re l'�goutta et le lava avec soin, car le beurre bien �goutt� et lav� se conserve mieux. Puis elle le mit en boules et chargea Julien de dessiner avec la pointe du couteau de petits losanges sur le dessus.

Il s'appliqua consciencieusement � cette besogne, et le beurre avait bonne mine quand Julien eut achev� son dessin.

—Mais, s'�cria-t-il, toute la cr�me n'est pas devenue du beurre; qu'est-ce que tout cela qui reste?

—C'est le petit-lait. On le donnera aux porcs d�lay� avec de la farine pour les engraisser. Au besoin, j'en fais aussi de la soupe quand nous n'avons pas grand'chose � manger.

—Il faut donc bien du lait pour faire le beurre? demanda Julien tout surpris.

p. 034 —Eh oui, cher enfant. Quinze litres de lait de Bretonne ne font qu'un kilogramme de beurre, et pourtant Bretonne, comme les vaches de sa race, est une merveille. Il y a d'autres vaches dont il faut jusqu'� vingt-cinq litres pour faire un kilogramme de beurre. Mais, Julien, vous allez devenir savant dans les choses de la ferme comme si vous vouliez �tre un jour fermier, vous aussi.

L'enfant rougit de plaisir.—Vrai, dit-il, c'est un m�tier que j'aimerais mieux que tous les autres. Mais, dites-moi encore, je vous prie, combien Bretonne vous donne-t-elle de lait par jour?

—Sept litres au plus, l'un dans l'autre.

—Alors il faut donc plus de deux jours � Bretonne pour vous donner un kilogramme de beurre?

—Pr�cis�ment. Mais comme vous comptez bien, mon enfant! Il y a plaisir � causer avec vous.

Un instant apr�s, la fermi�re sortit de la laiterie avec le jeune gar�on, et tous deux portaient � la main de belles boules de beurre, envelopp�es dans des feuilles de vigne que Julien �tait all� cueillir.

XVI.—Les conseils de la fermi�re avant le d�part.—Les rivi�res de la Lorraine.—Le souvenir de la terre natale.

Que le souvenir de notre pays natal, uni � celui de nos parents, soit toujours vivant en nos cœurs.

Pendant que la fermi�re lorraine avait fait le beurre en compagnie de Julien, ses enfants avaient achev� leurs devoirs sous la direction d'Andr�. La veuve les envoya tous jouer et se mit � pr�parer le souper.

On fit une grande partie de barres, ce qui excita l'app�tit de toute cette jeunesse: la friture et la salade parurent excellentes; mais Andr� et Julien, qui se ressentaient de leur course de nuit, trouv�rent bien meilleur encore le bon lit que la fermi�re leur avait pr�par�; ils dormirent d'un seul somme jusqu'au lendemain.

Ils auraient dormi plus longtemps sans doute si la fermi�re n'avait pris soin de les �veiller.

—Levez-vous, enfants; je connais, � deux heures d'ici, un cultivateur qui va chaque semaine � �pinal; il vous prendra dans sa voiture si vous allez le trouver assez matin.

p. 035 Julien et Andr� sortirent du lit: quoiqu'il leur sembl�t n'avoir pas dormi la moiti� de leur content, ils ne se le firent pas dire deux fois et s'habill�rent � la h�te. Ils se lav�rent � grande eau le visage et les mains, ce qui acheva de les �veiller et de les rendre dispos. Puis ils firent leur pri�re tous deux et poliment all�rent dire bonjour � la fermi�re.

Elle leur mit � chacun une �cuelle de soupe de lait entre les mains. Ils eurent bient�t mang�, et au bout de peu de temps ils �taient pr�ts � partir, tenant leur paquet de v�tements et leur b�ton.

Tous deux, avant de se mettre en route, all�rent remercier la fermi�re qui les avait trait�s comme ses enfants.

—Mes amis, leur r�pondit-elle, si j'ai eu plaisir � vous aider, c'est que vous m'avez paru dignes d'int�r�t par vos bonnes qualit�s. Si vous continuez � �tre de braves enfants, d�sireux de travailler et de rendre service pour service, vous trouverez de l'aide partout: car on aime � secourir ceux qui en sont dignes, tandis qu'on craint d'obliger ceux qui pourraient devenir une charge par leur indolence.

En achevant ces paroles elle embrassa les enfants, et tous deux, la remerciant de nouveau, s'�lanc�rent rapidement sur la route.

035

Un d�fil� des Vosges. —Un d�fil� est une vall�e tr�s �troite resserr�e entre des rochers ou des montagnes abruptes. Le plus souvent, des torrents ou des ruisseaux coulent au fond des d�fil�s.

Le soleil n'�tait pas encore lev�, mais une jolie lueur rose empourprait les sommets arrondis des Vosges et annon�ait qu'il allait bient�t para�tre. p. 036 La route, formant un d�fil� entre de hautes collines, suivait tout le temps le bord de l'eau, et les petits oiseaux gazouillaient joyeusement sur les buissons de la rivi�re.

Nos jeunes voyageurs �taient ravis du beau temps qui s'annon�ait, mais ils �taient encore plus satisfaits des bonnes paroles que la fermi�re leur avait dites au d�part, et le petit Julien, qui trouvait en lui-m�me qu'il est bien facile d'�tre reconnaissant, s'�tonnait qu'on leur en s�t tant de gr�. Il marchait ga�ment, tenant Andr� par la main et sautant de temps � autre comme un petit pinson.

—O� va donc, s'�cria-t-il, cette jolie rivi�re qui coule tout le temps � c�t� de notre route entre des rochers hauts comme des murailles?

—Tu sais bien, Julien, que les petites rivi�res vont aux grandes, les grandes aux fleuves, et les fleuves � la mer.

—Oui, mais je voulais demander dans quel pays elle ira.

—Elle ira retrouver la Meurthe, qui se jette elle-m�me dans la Moselle. Tu te rappelles, Julien, quel pays arrosent la Meurthe et la Moselle?

—Oui, dit l'enfant devenant triste soudain, je sais que la Meurthe et la Moselle sont des rivi�res de la Lorraine. La Moselle passe en Alsace-Lorraine o� nous sommes n�s, o� nous n'irons plus, et o� notre p�re est rest� pour toujours.

Et le petit gar�on semblait r�fl�chir. Tout � coup il quitta la main d'Andr�: il avait vu dans l'herbe les jolies clochettes d'une fleur d'automne; il en fit un bouquet, le lia avec de l'herbe, et le jetant avec un doux sourire dans l'eau limpide de la rivi�re: �Peut-�tre s'en ira-t-il jusque l�-bas?�

Andr� murmura doucement: �Peut-�tre.� Et, pris lui aussi d'un cher ressouvenir pour la terre natale, il d�tacha une branche de ch�ne et l'envoya rejoindre le bouquet de Julien.

Puis ils continu�rent leur route, suivant de l'œil le bouquet et la branche qui descendaient la rivi�re, et sans rien dire ils pensaient en leur cœur: �Petite fleur des Vosges, petite branche de ch�ne, va, cours, que les flots t'emportent vers la terre natale comme un dernier adieu, comme une derni�re couronne aux morts qui dorment dans son sein.�

XVII.—Arriv�e d'Andr� et de Julien � �pinal.—Le moyen de gagner la confiance.

Voulez-vous m�riter la confiance de ceux qui ne vous connaissent pas? travaillez. On estime toujours ceux qui travaillent.

Le soir, gr�ce � la voiture du fermier, les enfants arriv�rent � �pinal, o� Andr� se proposait de travailler un mois pour obtenir un bon certificat de son patron et du maire de la ville.

�pinal est une petite ville anim�e, chef-lieu du d�partement des Vosges. Les enfants travers�rent sur un pont la Moselle qui arrose la ville et s'y divise en plusieurs bras. Ils furent d'abord embarrass�s au milieu de toutes les rues qui s'entre-croisaient; mais, apr�s s'�tre inform�s poliment de leur chemin, ils arriv�rent chez une parente de la fermi�re qui leur avait donn� la veille l'hospitalit� � Celles.

Ils lui dirent qu'ils venaient de la part de la fermi�re et lui demand�rent de les prendre en pension, c'est-�-dire de les loger et de les nourrir, pendant le mois qu'ils allaient passer � �pinal. Andr� eut soin d'ajouter qu'ils avaient quelques �conomies et paieraient le prix que la bonne dame fixerait.

M me Gertrude (c'est ainsi qu'on l'appelait) fit les plus grandes difficult�s. C'�tait une petite vieille vo�t�e, rid�e, mais l'œil vif et observateur. Elle �tait assise aupr�s de la fen�tre devant une machine � coudre, le pied pos� sur la p�dale de la machine et la main sur l'�toffe pour la diriger. Elle interrompit son travail afin de questionner les enfants, parut h�sitante:

—Je suis trop �g�e, dit-elle, pour prendre un pareil embarras.

037

La machine a coudre. —Cette machine, si utile et si r�pandue aujourd'hui, a �t� invent�e il n'y a pas longtemps par l'Am�ricain Elias Howe. On la meut la plupart du temps avec le pied. Elle coud avec rapidit� et solidit�. Une machine � coudre fait l'ouvrage de deux ouvri�res actives.

Puis, rajustant ses lunettes, pour observer encore mieux les enfants inconnus qui lui arrivaient et qu'elle avait laiss�s p. 038 tout le temps debout sur le seuil de sa porte, elle finit par dire:

—Entrez toujours, je vous coucherai ce soir; apr�s cela nous verrons, vous et moi, ce que nous avons de mieux � faire.

Les deux enfants fort interdits entr�rent dans la maison de la vieille dame. Elle ouvrit un cabinet o� il y avait un grand lit, deux chaises et une petite table.

—C'est l'ancienne chambre de mon fils, dit-elle; mon fils est mort dans la derni�re guerre.

Elle s'arr�ta, poussant un long soupir.—Prenez sa chambre pour ce soir, ajouta-t-elle; plus tard nous verrons.

Elle referma la porte brusquement et s'�loigna, les laissant fort attrist�s de l'accueil qui leur �tait fait. Julien surtout �tait confondu, car il voyait que la vieille dame se m�fiait d'eux; il se jeta au cou de son fr�re.

—Oh! Andr�, s'�cria-t-il, il vaudrait mieux aller ailleurs. Nous serons trop malheureux de passer un mois chez quelqu'un qui nous prend, bien s�r, pour des vagabonds... Pourtant, ajouta l'enfant, nous sommes bien propres, et nous nous �tions pr�sent�s si poliment!

—Julien, dit Andr� courageusement, ailleurs ce serait sans doute tout pareil, puisque personne � �pinal ne nous conna�t. Ici, au moins, nous sommes s�rs d'�tre chez une brave et digne femme, car la fermi�re nous l'a dit. Tu sais bien, Julien, qu'il ne faut pas juger les gens sur la mine. Au lieu de nous d�soler, faisons tout ce que nous pourrons afin de gagner sa confiance... Pour commencer, puisqu'il n'est pas encore sept heures, je vais lui demander o� demeure le ma�tre serrurier pour lequel j'ai une recommandation. J'irai le voir tout de suite, et si j'obtiens de l'ouvrage, la dame Gertrude verra bien que nous sommes d'honn�tes enfants qui voulons travailler et gagner son estime. Tu sais bien, Julien, qu'on estime toujours ceux qui travaillent.

—Et moi? dit Julien.

—Toi, mon fr�re, reste � m'attendre: je crois que cela vaut mieux.

Et Andr� partit dans la direction que lui indiqua la m�re Gertrude, tandis que Julien, poussant un gros soupir, regardait son fr�re s'�loigner.

—Oh! combien nous serons heureux, pensait-il, quand nous aurons retrouv� notre oncle, que nous aurons une maison p. 039 et que nous ne serons plus ainsi seuls comme deux enfants � l'abandon. Rien ne vaut la maison de la famille.

XVIII.—La cruche de la m�re Gertrude.—L'obligeance.

Combien il est facile de se faire aimer de tous ceux qui nous entourent! Il suffit pour cela d'un peu d'obligeance et de bonne volont�.

Julien, tout craintif, n'osait s'approcher de dame Gertrude, qui, sans s'occuper de l'enfant, s'�tait remise � sa machine � coudre et travaillait avec activit�, car elle ne perdait jamais une minute. Enfin la petite vieille se leva, rangea son ouvrage avec soin, et prit sa cruche pour aller � la fontaine. Elle passa pr�s de Julien sans rien dire, marchant toute vo�t�e, � pas lents, et respirant d'un air fatigu�.

L'enfant, en la regardant passer ainsi, faible et cass�e, se sentit �mu. Il �tait habitu� � respecter les vieillards, et obligeant de son naturel. Il sut donc vaincre la crainte qu'elle lui inspirait, il fit deux pas en courant pour la rattraper et, tout rougissant, il lui demanda:

—Voulez-vous, Madame, que j'aille vous chercher de l'eau?

La petite vieille surprise releva la t�te:—C'est que, dit-elle, j'ai peur que vous ne cassiez ma cruche.

—Oh! que non, dit l'enfant; je vais bien faire attention, soyez tranquille.

Et lestement il partit � la fontaine. Il revint bient�t, portant avec pr�caution la pr�cieuse cruche, qui, bien s�r, �tait plus vieille que lui; car la m�re Gertrude �tait si soigneuse qu'elle ne cassait jamais rien: aussi son antique mobilier avait-il l'air presque aussi respectable qu'elle-m�me. La machine � coudre �tait le seul objet moderne qui tranch�t au milieu du reste.

Julien n'avait pas empli la cruche jusqu'aux bords, crainte de mouiller ses v�tements; en arrivant, il la posa bien doucement pour ne pas r�pandre d'eau sur le plancher reluisant. La m�re Gertrude l'observait du coin de l'œil avec plaisir.

—Bon! dit-elle, vous �tes soigneux et de plus serviable: vous aimez � �pargner de la peine aux vieilles gens; c'est bien, mon enfant.

Et la petite vieille sourit si amicalement � Julien qu'il se sentit tout r�confort�.

XIX.—Les deux pi�ces de cinq francs.—Un bienfait d�licat.

�Que votre main gauche ignore ce qu'a donn� votre main droite.�

Lorsque Andr� rentra une heure plus tard, il trouva Julien bien affair�. Assis en face de la m�re Gertrude, il lui aidait � �cosser sa r�colte de haricots; car la bonne dame avait un bout de jardin, derri�re sa maison, et, l'�t� ayant �t� favorable, elle avait fait une belle r�colte de haricots, pois, f�ves, lentilles et autres plantes l�gumineuses.

Andr� fut �merveill� de voir l'enfant et la vieille dame causer tous deux comme d'anciennes connaissances. La d�fiance de M me Gertrude n'avait pu tenir devant le gentil caract�re de Julien; Andr� acheva de rompre la glace en annon�ant qu'il avait de l'ouvrage pour le lendemain m�me, et que son nouveau patron lui avait promis de faire entrer Julien � l'�cole.

040

Haricots.    F�ves.    Pois.    Lentilles.

Plantes l�gumineuses. —On appelle l�gumineuses les plantes qui ont pour fruit des cosses . Les plus pr�cieuses de ces plantes sont, dans nos pays, les haricots et les pois, si nourrissants, les f�ves et les lentilles, qu'on cultive surtout dans nos d�partements maritimes de l'ouest et du midi et dont les �quipages des navires font une consommation consid�rable.

M me Gertrude parut alors aussi satisfaite que les enfants eux-m�mes. Elle trempa la soupe, qui �tait cuite � point, et les trois nouveaux amis soup�rent ensemble avec plus d'entrain qu'on n'e�t pu le croire une heure auparavant.

Apr�s le d�ner, Andr� rangea ses v�tements de travail tout pr�ts pour le lendemain. Il mit bien en ordre, dans le p. 041 placard de leur chambre, le linge de son fr�re et le sien. De son c�t�, Julien rangeait aussi ses affaires, c'est-�-dire son carton d'�colier, ses plumes, son papier et ses livres, qu'il avait eu bien soin d'emporter dans son paquet de voyage.

Quand tout fut en ordre, Andr� prit dans la poche de son gilet le petit paquet qui renfermait leurs �conomies, pour le porter � M me Gertrude et la prier de le leur garder.

En le d�pliant, il fut tout �tonn� d'y trouver deux belles pi�ces de cinq francs qu'il n'y avait point mises.

—Comment cela peut-il se faire? pensa-t-il.

Puis il se rappela qu'au d�part la m�re �tienne avait remis en ordre leurs habits et leurs paquets.—C'est elle, se dit-il, qui, sans que nous le sachions, a voulu augmenter ainsi notre petit avoir. Bonne m�re �tienne! elle n'est pas riche pourtant, et ces deux pi�ces ont d� lui co�ter bien de la peine � gagner. Comme elle a su nous venir en aide sans m�me nous le dire, de peur sans doute de nous humilier!

Tout en pensant cela, Andr� fut si touch� qu'il faillit se mettre � pleurer.

XX.—La reconnaissance.—La lettre d'Andr� et de Julien � la m�re �tienne.

On n'est jamais si heureux de savoir �crire que quand on peut, par une lettre, montrer � un absent son affection ou sa reconnaissance.

Andr� ne fut pas longtemps � songer au bienfait d�licat de la m�re �tienne sans chercher comment il pourrait lui en t�moigner sa reconnaissance.

—Oh! dit-il, je ne puis faire qu'une seule chose en ce moment, c'est de lui �crire tout de suite pour la remercier, et je n'y manquerai pas; toi aussi, Julien, tu vas lui �crire quelques lignes.

—Oui, certes, dit l'enfant tout joyeux de penser qu'il savait �crire et qu'il pourrait, lui aussi, remercier la m�re �tienne. Mais, Andr�, ajouta-t-il, nous n'avons point de papier � lettre.

—Nous en ach�terons tout de suite, reprit Andr�. Il ne faut jamais �tre paresseux � �crire quand on doit le faire, et c'est pour nous un devoir d'�crire � M me �tienne, de lui dire combien nous lui sommes reconnaissants.

—Attends, s'�cria Julien avec vivacit�, nous allons prendre une feuille de mon cahier.

p. 042 —C'est cela, dit Andr� en prenant le cahier que lui tendait l'enfant et en d�chirant proprement une feuille. La m�re �tienne sait bien que nous ne sommes pas riches, elle ne regardera pas au papier, mais aux pens�es qui seront dessus.

—Et de l'encre?... et un timbre-poste? dit Julien; nous n'en avons pas.

—Eh bien, nous allons en acheter.

Andr� prit une de ses pi�ces de cinq francs pour aller la changer; mais M me Gertrude, bien qu'elle f�t occup�e � laver sa vaisselle et � ranger son m�nage, avait n�anmoins � peu pr�s tout entendu et tout compris; elle s'y opposa.

—Non, non, dit-elle, toute pi�ce chang�e est vite d�pens�e. �conomisons, mes enfants; cela vaut mieux. J'ai l� un vieil encrier o� il reste encore quelque peu d'encre; on va mettre une goutte d'eau, on remuera... Voyez, cela va � merveille. Quant au timbre, j'en ai un de r�serve dans mon armoire, je vais vous le donner; nous arrangerons cela plus tard.

Les enfants ob�irent, et ils firent gentiment leur lettre tous les deux. Ensuite, ils pri�rent M me Gertrude de la lire, lui demandant si elle �tait bien comme cela.

La bonne dame �tait plus instruite qu'elle n'en avait l'air. Dans son jeune temps, avant de se marier, elle avait �t� institutrice, et elle �tait fort savante. Elle mit donc ses lunettes et lut attentivement les deux lettres. Quand elle eut fini, elle essuya ses yeux qui �taient humides, et ouvrant ses bras aux deux orphelins:

—Venez m'embrasser, dit-elle. Je vois � la fa�on dont vos lettres sont tourn�es que vous �tes deux bons cœurs, deux enfants bien �lev�s et qui savent reconna�tre un bienfait. J'ai l'air m�fiante parce que je suis bien vieille et que j'ai �t� souvent tromp�e; mais j'aime la jeunesse, et � pr�sent que je vois ce que vous valez tous les deux, je sens que je m'attache � vous. Chers enfants, quand on fait son devoir, on est toujours s�r de gagner l'estime des honn�tes gens.

On se coucha apr�s cette expansion. Nos jeunes orphelins, en s'endormant dans l'ancien lit du fils de la vieille dame, �taient plus heureux peut-�tre d'avoir conquis de vive force la sympathie de leur h�tesse que si elle la leur e�t accord�e du premier coup; car il y a plus de plaisir � m�riter la confiance par ses efforts qu'� l'obtenir sans peine.

XXI.—Andr� ouvrier. Les cours d'adultes.—Julien �colier. Les biblioth�ques scolaires et les lectures du soir.—Ce que fait la France pour l'instruction de ses enfants.

Apr�s qu'on a travaill�, le plus utile des d�lassements est une lecture qui vous instruit. L'�ge de s'instruire n'est jamais pass�.

Deux jours apr�s leur arriv�e � �pinal, gr�ce � l'activit� d'Andr�, gr�ce � celle de M me Gertrude, nos enfants �taient compl�tement install�s. Andr� travaillait toute la journ�e � l'atelier de son patron, faisant rougir au feu de la forge le fer qu'il fa�onnait ensuite sur l'enclume, et qui devenait entre ses mains tant�t une clef, tant�t un ressort de serrure, un verrou, un bec de cane. A ses moments perdus le jeune serrurier, voulant se rendre utile � la m�re Gertrude, fit la revue de toutes les serrures et ferrures de la maison: il joua si bien du marteau et de la lime qu'il remit tout � neuf, au grand �tonnement de la bonne vieille.

043

Forge de serrurier. —On voit derri�re l'�tre un petit trou noir: c'est par ce trou qu'arrive le vent du soufflet, qui sert � exciter le feu de charbon de terre. Au-dessous du foyer se trouve un baquet rempli d'eau; on s'en sert pour mouiller le charbon.

Mais tout cela ne fut pas long � faire, car la maison de la m�re Gertrude n'�tait pas grande; aussi il ne tarda pas � se trouver inoccup� le soir, au retour de l'atelier.

—Andr�, lui dit M me Gertrude, vous n'allez plus � l'�cole vous voil� maintenant un jeune ouvrier; mais ce n'est point une raison, n'est-ce pas, pour cesser de vous instruire? p. 044 Tous les soirs M. l'instituteur fait un cours gratuit pour les adultes; bien des ouvriers de la ville se r�unissent aupr�s de lui, et il leur enseigne ce qu'ils n'ont pu apprendre � l'�cole. Il faut y aller, Andr�. Que de choses on peut apprendre � tout �ge en s'appliquant deux heures par jour!

044

Serrure appel�e bec de cane. —C'est la serrure la plus simple. Il suffit, pour la fermer, de pousser la porte; le ressort, qu'on voit � droite, la maintient ferm�e.

Andr� fit ce que lui conseillait la m�re Gertrude, et d�sormais il alla chaque soir au cours d'adultes.

Julien, de son c�t�, suivait l'�cole bien r�guli�rement. Entre les heures de classe, quand son devoir �tait fait, au lieu d'aller vagabonder dans la rue, il rendait � la m�re Gertrude tous les services qu'il pouvait. Il partait � la fontaine, il faisait les commissions, il descendait le bois du grenier, il sarclait les herbes folles du jardin.

—Cet enfant, c'est mon bras droit! disait la bonne femme avec admiration.

Le fait est que Julien l'aimait de tout son cœur, et le soir, � la veill�e, quand elle lui racontait quelque histoire en �cossant les haricots, il ne perdait pas une de ses paroles.

—Eh mais, Julien, lui dit-elle un jour, vous aimez les histoires, et je vous ai dit toutes celles qui me sont rest�es dans la m�moire; si vous m'en lisiez quelques-unes � pr�sent, quelles bonnes soir�es nous passerions!

—Oui, dit Julien, mais les livres co�tent cher et nous n'en avons point.

—Et la biblioth�que de l'�cole, petit Julien, vous l'oubliez. A l'�cole, il y a des livres que M. l'instituteur pr�te aux �coliers laborieux. Voyons, d�s demain, nous irons le prier de vous pr�ter quelques livres � votre port�e.

Le lendemain soir ce fut une vraie f�te pour l'enfant. Il arriva tenant � la main un livre plein d'histoires, dans lequel il fit ce jour-l� et les jours suivants la lecture � haute voix.

Julien lisait tr�s joliment: il s'arr�tait aux points et aux virgules, il faisait sentir les s et les t devant les voyelles, et au lieu de nasiller comme font les petits gar�ons qui ne p. 045 savent pas lire, il pronon�ait distinctement les mots d'une voix toujours claire. Quand il trouvait un mot difficile � comprendre, la bonne vieille institutrice, qui n'avait point oubli� la profession de ses jeunes ann�es, le lui expliquait rapidement.

Apr�s la lecture elle l'interrogeait sur tout ce qu'il venait de lire, et Julien r�pondait de son mieux. Le temps passait donc plus vite encore que de coutume. Julien �tait tout heureux d'employer lui aussi ses soir�es � s'instruire et de suivre l'exemple que lui donnait son fr�re a�n�.

—Oh! dit un jour Julien quand l'heure fut venue de se coucher, c'est une bien belle chose d'avoir toute une biblioth�que o� l'on peut emprunter des livres! Madame Gertrude, nous les lirons tous, n'est-ce pas?

—Je ne demande pas mieux, r�pondit en souriant la m�re Gertrude. Mais dites-moi, Julien, qui a fait les frais de tous ces livres dont la biblioth�que de l'�cole est remplie, et � qui devez-vous, en d�finitive, ce plaisir de la lecture? Y avez-vous r�fl�chi?

—Non, dit l'enfant, je n'y songeais pas.

—Julien, les �coles, les cours d'adultes, les biblioth�ques scolaires sont des bienfaits de votre patrie. La France veut que tous ses enfants soient dignes d'elle, et chaque jour elle augmente le nombre de ses �coles et de ses cours, elle fonde de nouvelles biblioth�ques, et elle pr�pare des ma�tres savants pour diriger la jeunesse.

—Oh! dit Julien, j'aime la France de tout mon cœur! Je voudrais qu'elle f�t la premi�re nation du monde.

—Alors, Julien, songez � une chose: c'est que l'honneur de la patrie d�pend de ce que valent ses enfants. Appliquez-vous au travail, instruisez-vous, soyez bon et g�n�reux; que tous les enfants de la France en fassent autant, et notre patrie sera la premi�re de toutes les nations.

XXII.—Le r�cit d'Andr�.—Les chiffons chang�s en papier.—Les papeteries des Vosges.

Si vous parcouriez la France, que de merveilles vous admireriez dans l'industrie des hommes, � c�t� des beaut�s de la nature!

Les jours o� il n'y avait pas de classe d'adultes, Andr� passait la soir�e avec son fr�re et la m�re Gertrude. Le temps alors s'�coulait encore plus ga�ment que de coutume, p. 046 car Andr� avait toujours quelque chose � raconter.

Un soir, il arriva tout joyeux de l'atelier.

—Julien, dit-il, � son fr�re, si tu avais pu voir ce que j'ai vu aujourd'hui, cela t'aurait bien int�ress�.

—Qu'as-tu donc vu? fit l'enfant en s'approchant pour mieux �couter.

La m�re Gertrude elle-m�me, qui �tait en train de tailler le pain pour la soupe, s'interrompit et releva ses lunettes en signe d'attention.

—Imaginez-vous, dit Andr�, que j'ai accompagn� le premier ouvrier du patron qui allait faire une r�paration dans une usine. Cet ouvrier, qui est savant, conna�t les machines et ne s'en �tonnait gu�re; mais moi, c'est la premi�re fois que j'en voyais marcher; aussi cela me faisait l'effet d'un r�ve.

—Pourquoi donc, Andr�? s'�cria Julien.

—Racontez-nous ce que vous avez vu, reprit la m�re Gertrude, ce sera comme si nous �tions all�s avec vous; pendant ce temps je tremperai la soupe.

—Eh bien, reprit Andr�, nous sommes all�s � une grande papeterie; il para�t qu'il y en a plusieurs aux environs d'�pinal. Tu sais, Julien, que le papier est fait avec des chiffons r�duits en p�te.

—Oui, dit Julien, avec de vieux chiffons, de la paille et d'autres choses.

—Eh bien, reprit Andr�, j'ai vu aujourd'hui des chiffons devenir du papier, et cela se faisait tout seul: les ouvriers n'avaient qu'� regarder et � surveiller la machine. Au fond de la salle, les chiffons �taient dans de grandes cuves, o� j'entendais remuer une sorte de maillet qui les broyait pour en faire de la bouillie.

—C'�tait donc comme dans la baratte de la fermi�re?

—Justement; mais le marteau remuait tout seul. Je voyais ensuite la bouillie jaillir de la cuve et tomber sur des tamis perc�s de mille petits trous: ces tamis s'agitaient comme si une main invisible les e�t secou�s. Alors, peu � peu, la bouillie s'�gouttait. Ensuite elle s'engageait entre des rouleaux, qui sont chauff�s � l'int�rieur tout expr�s pour la dess�cher, et elle passait de rouleau en rouleau. M'�coutes-tu, Julien?

—Oui, Andr�, et je crois voir tout ce que tu me dis. Cela faisait comme lorsque M me Gertrude pr�pare un g�teau avec p. 047 de la p�te: elle se sert d'un rouleau pour �tendre la p�te et l'amincir.

047

La papeterie. —A gauche se trouve la grande cuve carr�e o� les chiffons, r�duits en p�te et blanchis, forment comme une bouillie liquide. Cette bouillie sort et jaillit sur les tamis o� elle s'�goutte. Puis, elle se dess�che et s'aplatit entre les rouleaux. A droite, on voit les ouvriers qui recueillent les feuilles de papier.—Outre les papeteries des Vosges, il y en a de tr�s nombreuses aux environs d'Angoul�me, � Essonne, � Annonay, etc.

—C'est cela m�me; seulement les rouleaux de la papeterie tournaient tout seuls sans qu'on p�t deviner qui les mettait en mouvement. Puis, sais-tu ce qui sortait � la fin de toute cette rang�e de rouleaux? C'�tait une interminable bande de papier blanc, qui se d�roulait sans cesse comme un large ruban. La machine elle-m�me coupait cette bande comme avec des ciseaux, et les feuilles de papier tombaient alors toutes faites: les ouvriers n'avaient qu'� les ramasser. N'est-ce pas merveilleux, Julien? � un bout de la grande salle, on voit des chiffons et une bouillie blanche; � l'autre bout, des feuilles de papier sur lesquelles on pourrait tout de suite �crire; et il ne faut pas plus de deux minutes pour que la bouillie se change ainsi en papier.

—Oh! j'aimerais bien voir cela, moi aussi, dit Julien.

—On m'a dit, reprit Andr�, que tout le long de la France nous rencontrerions bien d'autres machines aussi belles et aussi commodes, qui font toutes seules la besogne des ouvriers et travaillent � leur place, et je m'en suis revenu �merveill� de l'industrie des hommes.

XXIII.—Les moyens que l'homme emploie pour mettre en mouvement ses machines.—Un ouvrier inventeur.

La pr�tendue baguette des f�es �tait moins puissante que ne l'est aujourd'hui la science des hommes.

Julien avait �cout� de toutes ses oreilles le r�cit d'Andr�.

—Mais pourtant, dit-il, ces machines ne peuvent pas aller toutes seules. Bien s�r, il y avait quelque part des ouvriers que tu n'as pas vus, et qui les mettaient en mouvement, comme le r�mouleur quand il fait tourner sa roue de toutes ses forces.

—Je t'assure, Julien, qu'il n'y avait pas d'ouvriers � remuer les machines, et cependant elles ne s'arr�taient pas une minute.

—Alors, dit la m�re Gertrude ga�ment, cela ressemblait � un conte de f�es.

—Justement, dit Andr�; en voyant cela je songeais � un conte o� l'on parlait d'un vieux ch�teau habit� par les f�es: dans ce ch�teau, les portes s'ouvraient et se fermaient toutes seules; � l'int�rieur, on entendait de la musique et il n'y avait point de musiciens: les archets des violons couraient sur les cordes et les faisaient chanter sans qu'on p�t voir la main qui les poussait.

Julien �tait plong� dans de grandes r�flexions: il cherchait ce qui pouvait mouvoir la machine, car il savait bien qu'il n'y a pas de f�es. Le sourire de la m�re Gertrude indiquait qu'elle �tait dans le secret, et ses petits yeux gris qui brillaient � travers ses lunettes semblaient dire � l'enfant:

—Eh bien, Julien, n'avez-vous pas d�j� devin�?

—A quoi pensais-je donc: s'�cria Julien, c'est la vapeur qui remuait les machines.

—Point du tout, dit Andr�.

Julien demeura confondu. La m�re Gertrude souriait de plus en plus malignement.—Eh! eh! Julien, dit-elle, nous avons peut-�tre des f�es � �pinal... Mais en attendant que vous les interrogiez, il faut souper et j'aurais besoin d'un peu d'eau; voulez-vous, Julien, aller bien vite � la fontaine?

L'enfant prit la cruche d'un air pr�occup�.

—Surtout, dit la bonne m�re Gertrude, ne cassez pas ma cruche, et rappelez-vous que, dans tous les contes, c'est � la fontaine que l'on rencontre les f�es.

p. 049 —Bon! dit aussit�t le petit gar�on en sautant de plaisir, vous m'avez fait deviner: c'est l'eau qui doit faire marcher les machines � �pinal.

—Allons, bravo! dit Andr�. C'est l'eau de la Moselle qui passe par dessous l'usine et y fait tourner des roues comme dans un moulin; ces roues en font tourner d'autres, et la machine tout enti�re se met en mouvement.

—Vous voyez bien, dit la m�re Gertrude � Julien, qu'il n'y avait point besoin de bras pour faire tourner les roues. Rappelez-vous, Julien, qu'il y a trois choses principales dont l'homme se sert pour mouvoir ses machines: l'eau, comme dans la papeterie d'�pinal; puis la vapeur et le vent. C'est ce qu'on nomme les forces motrices.

049

Principales forces motrices. —Les principales forces motrices que l'homme emploie � son service sont d'abord celle des animaux, comme dans le man�ge qu'un cheval fait tourner, puis celle de l'eau et du vent, comme dans les moulins, et enfin la grande force de la vapeur qui fait mouvoir tant de machines et de locomotives.

—Tu ne sais pas, Julien, reprit Andr�, qui a imagin� la belle machine � faire le papier? On me l'a dit l�-bas; c'est un simple ouvrier, un ouvrier papetier nomm� Louis Robert. Il avait travaill� depuis son enfance; mais au lieu de faire, comme bien d'autres, sa besogne machinalement, il cherchait � tout comprendre, � s'instruire par tous les moyens, � perfectionner les instruments dont il se servait. C'est ainsi qu'il en vint � inventer cette grande machine que j'ai vue faire tant de travail en si peu de temps.

—Eh bien! Andr�, dit la m�re Gertrude, qui apportait en ce moment la soupi�re fumante, l'histoire du papetier Robert p. 050 ne vous donne-t-elle pas envie, � vous aussi, de devenir un ouvrier habile dans votre m�tier?

—Oh! Madame, je ferai bien tout ce que je pourrai pour cela, et le courage ne me manquera ni pour travailler ni pour m'instruire.

—Ni � moi non plus, s'�cria Julien.

—Maintenant, mettons-nous � table, dit la m�re Gertrude.

XXIV.—La foire d'�pinal.—Les produits de la Lorraine.—Verres, cristaux et glaces.—Les images et les papiers peints.—Les instruments de musique.

On regarde une chose avec plus d'int�r�t quand on sait d'o� elle vient et qui l'a faite.

—Julien, dit un jour la m�re Gertrude, c'est aujourd'hui la foire d'�pinal. Il fait beau temps, et vous n'avez pas de classe: venez avec moi. Nous irons acheter ma provision d'oignons et de ch�taignes pour l'ann�e, et nous la rapporterons tous les deux.

Julien, bien content, prit deux sacs sous son bras, M me Gertrude un panier, et l'on partit pour la foire, en ayant bien soin de se ranger sur les trottoirs, car il passait sans cesse des bestiaux, des voitures et une grande foule de monde.

Les magasins avaient leurs plus beaux �talages: Julien et la m�re Gertrude s'arr�taient de temps en temps pour les regarder. On parcourut ensuite le march� pour se mettre au courant des prix, et apr�s les d�bats n�cessaires on fit les achats: on emplit un sac d'oignons, l'autre de ch�taignes, et le panier de pommes.

Mais tout cela �tait lourd � porter. L'enfant et la bonne vieille avis�rent un banc � l'�cart sur une place, et l'on s'assit pour se reposer en mangeant une belle pomme que la marchande avait offerte � Julien.

—Que de choses il y a � la foire! dit Julien, qui �tait enchant� de sa promenade. Je trouve cela bien amusant de voir tant de monde et tant d'�talages de toute sorte.

—Moi aussi, dit ga�ment la m�re Gertrude, j'aime � voir la foire bien approvisionn�e; cela prouve combien tout le monde travaille dans notre pays de Lorraine, et combien la vieille terre des Vosges est fertile.

051

Cristaux et glaces. —Le cristal est une sorte de verre tr�s transparent, dur et r�sonnant sous le doigt, fabriqu� avec du sable blanc, de la potasse et du plomb. La premi�re fabrique de cristaux de France se trouve � Baccarat; en Lorraine.—Nous avons aussi en France, � Saint-Gobain (Aisne), la manufacture de glaces la plus c�l�bre de l'Europe: on y coule des glaces de plus de 3 m�tres de haut. A cette manufacture se rattache celle de Cirey, dans la Meurthe.

—Tiens, dit Julien, je n'avais pas song� � cela.

—Eh bien, il faut y songer, Julien. Voyons, dites-moi ce p. 051 que vous avez remarqu� de beau � la foire, et vous allez voir qu'il y a en ce moment � �pinal comme un �chantillon des travaux de toute la Lorraine.

—D'abord, dit Julien, je me suis beaucoup amus� � regarder le grand magasin de verrerie; au soleil, cela brillait comme des �toiles. Et puis, la marchande, d'une chiquenaude, faisait sonner si joliment ses verres! �Quel fin cristal! disait-elle, �coutez.� Et en effet, Madame Gertrude, c'�tait une vraie musique.

—Savez-vous d'o� venaient toutes ces verreries, Julien? Savez-vous o� l'on a fabriqu� les belles glaces d'un seul morceau o� tout � l'heure, devant le magasin, nous nous regardions tous les deux, vous, frais et rose comme la jeunesse qui arrive, moi, rid�e et tout en double, comme une petite vieille qui s'en va?

Julien r�fl�chit.—Oh! dit-il, je sais cela, car c'est dans la Meurthe, o� je suis n�, que ces belles choses se font. Je sais qu'il y a une grande cristallerie � Baccarat.

—Vous voyez qu'on sait travailler en Lorraine; savez-vous pourquoi on fait tant de verreries chez nous?

—Oh! pour cela, non, Madame Gertrude.

052

Papiers peints. —Pour recouvrir de fleurs et autres dessins colori�s les rouleaux de papier ou de toile, l'ouvrier trempe dans la peinture une planche sur laquelle ces dessins sont grav�s en relief; puis, de la main droite, il appuie cette planche sur le papier ou la toile. Alors les dessins s'impriment comme les lettres d'un sceau sur le papier.

—C'est que nous avons beaucoup de for�ts; eh bien, c'est dans les cendres du bois qu'on trouve la potasse, qui, fondue avec du sable sert � faire les verres fins et les glaces.

p. 052 —Je ne me doutais pas, s'�cria Julien, que le bois de nos for�ts servit � faire le verre. Mais, dites-moi, Madame Gertrude, d'o� viennent donc toutes ces images grandes et petites qu'un marchand avait �tal�es � la foire, le long d'un mur, et que vous m'avez laiss� regarder tout � mon aise? Je n'en avais jamais vu autant. Toute l'histoire du petit Poucet �tait l� en images, et la Belle et la B�te, et l'Oiseau bleu! Il y avait aussi de ces soldats qu'on d�coupe et qu'on colle sur des cartons pour les ranger en bataille sur la table. Il y avait des portraits de grands hommes. C'�tait bien amusant.

—Mon enfant, tout cela se fabrique ici m�me, � �pinal. Le papier qu'Andr� a vu faire sera peut-�tre recouvert de ces dessins colori�s, qui s'en iront ensuite par toute la France pour amuser les enfants. Nos papeteries, nos imageries, nos fabriques de papiers peints pour tapisseries sont connues partout. Nous avons aussi dans notre d�partement la petite ville de Mirecourt, o� se fabrique une tr�s grande quantit� d'instruments de musique, des violons, des fl�tes, des clarinettes, des orgues de Barbarie comme celui qui joue l�-bas sur un coin de la place.

—Madame Gertrude, je connais tous ces instruments de musique, car il y a eu � Phalsbourg un concours d'orph�ons et de fanfares, et je suis all� entendre les musiciens. C'�tait tr�s beau, je vous assure. Quand nous serons plus p. 053 grands, Andr� et moi, nous ferons partie d'un orph�on.

—Vous aurez raison, mes enfants; la musique est une distraction intelligente: elle �l�ve nos cœurs en exprimant les grands sentiments de l'�me, l'amour de la famille, de la patrie et de Dieu; aussi est-il bien � d�sirer qu'elle se r�pande de plus en plus dans notre pays.

053

    Violon.   Basson.     Trombone.           Cor. Piano. Cornet � Piston. Clarinette.   Fl�te.   Harpe.

Les principaux instruments de musique.

XXV.—Le travail des femmes lorraines.—Les broderies.—Les fleurs artificielles de Nancy.

Que chaque habitant et chaque province de la France travaillent, selon leurs forces, � la prosp�rit� de la patrie.

—Julien, continua M me Gertrude, les hommes ne sont pas seuls � bien travailler en Lorraine.

054

Femme de la Lorraine brodant. —On appelle broderie un dessin trac� en relief sur un tissu avec du fil de soie, de coton, de laine, d'or ou d'argent.—Le m�tier de brodeuse est tr�s fatigant pour la vue; l'immobilit� qu'il exige et la position assise sont �galement f�cheuses pour la sant�. Il serait bon que les brodeuses eussent toutes un second �tat qui leur permit de temps � autre de se d�lasser du premier.

—Oui, dit Julien, les femmes lorraines savent faire de jolies broderies, et j'en ai vu � bien des �talages aujourd'hui; mais je n'entends rien � cela, moi.

—D'autres que vous s'y entendent, Julien; les broderies de Nancy, d'�pinal et de toute la Lorraine se vendent dans le monde entier. Les navires en emportent des cargaisons jusque dans les Indes; c'est le travail de nos paysannes, de nos filles du peuple qu'on se dispute ainsi. Nous avons 35,000 brodeuses en Lorraine. Mais, si vous ne regardez pas volontiers les broderies et les dentelles, je vous ai vu pourtant vous arr�ter fort en admiration devant une vitrine de fleurs artificielles.

p. 054 —Oh! c'est vrai, dit Julien, il y a un rosier dans un pot qui ressemble si bien � un rosier pour de bon, que je n'aurais jamais voulu croire qu'il f�t en papier, si ce n'�tait vous, Madame Gertrude, qui me l'avez assur�.

—D'o� viennent ces fleurs, Julien?

—Je n'en sais rien du tout, mais elles sont bien jolies.

—Elles viennent de l'ancienne capitale de la Lorraine, de Nancy, une grande et belle ville de soixante mille �mes. Nancy est la seule ville de France qui rivalise avec Paris pour les fleurs artificielles. Vous le voyez, Julien, les femmes de Lorraine sont laborieuses, et leur bon go�t est renomm�. Du reste, elles sont instruites: presque toutes savent lire et �crire. Les trois d�partements de la Lorraine sont parmi les plus instruits et les plus industrieux de la France.

—Mais, dit le petit gar�on, on fait bien d'autres choses en Lorraine que des glaces, des fleurs et des broderies.

—Oh! certainement, Julien; mais je n'ai voulu vous parler que des industries o� nous tenons le premier rang en France et en Europe. Travailler est d�j� bien, mon enfant; mais travailler avec tant d'art et de conscience que notre patrie puisse tenir le premier rang au milieu des autres nations, c'est un honneur dont on peut �tre fier, n'est-ce pas, Julien?

—Oh! oui, dit l'enfant, et je suis content de savoir qu'il en est ainsi de notre Lorraine.

XXVI.—La modestie.—Histoire du peintre Claude le Lorrain.

�Voulez-vous qu'on pense et qu'on dise du bien de vous, n'en dites point vous-m�me.�

Un jour Julien arriva de l'�cole bien satisfait, car il avait p. 055 �t� le premier de sa classe, et il avait beaucoup de bons points.

—Puisque vous avez si joliment travaill�, Julien, dit Mme Gertrude, venez vous distraire avec moi. Je vais chercher de l'ouvrage au magasin qui me donne des coutures; il fait beau temps, nous suivrons les promenades d'�pinal.

Julien tout joyeux s'empressa de poser son carton d'�colier � sa place; M me Gertrude mit son ch�le, on ferma la porte � clef et on partit.

Chemin faisant, Julien, bien fier d'avoir �t� le premier, se redressait de toute sa petite taille. Il ne manqua point de dire � M me Gertrude que pourtant il �tait parmi les plus jeunes de sa division. Il raconta m�me, en passant devant la maison d'un camarade, que le petit gar�on qui demeurait l� et qui avait deux ans de plus que lui n'en �tait pas moins le dernier de la classe.

Enfin, je ne sais comment cela se fit (c'�tait sans doute l'enthousiasme du succ�s), mais Julien sortit de son naturel aimable et modeste jusqu'� se moquer du jeune camarade en question, et il le d�clara tout � fait sot.

—Eh mais, Julien, dit M me Gertrude, est-ce que vous seriez vaniteux, par hasard? Je ne vous connaissais pas ce d�faut-l�, mon enfant, et j'aurais bien du chagrin de vous le voir prendre.

—Mon Dieu, Madame Gertrude, quand on est le premier � l'�cole, est-ce qu'on ne doit pas en �tre fier?

—Mon enfant, vous pouvez �tre content d'avoir le premier rang en classe sans pour cela vous moquer des autres. Songez d'ailleurs que, si vous �tes moins sot qu'un autre, ce n'est pas une raison d'en tirer vanit�: avez-vous oubli�, Julien, que ce n'est point vous qui vous �tes fait ce que vous �tes? Et d'ailleurs, mon gar�on, rien ne me prouve que le camarade dont vous vous moquez n'ait pas cent fois plus d'esprit que vous-m�me. Tenez, je veux vous dire une histoire qui rabaissera peut-�tre votre vanit� d'�colier.

En m�me temps, la bonne dame Gertrude fit arr�ter Julien en face d'une statue devant laquelle ils passaient tous les deux.

—Voyez-vous cette statue, Julien? dit-elle; eh bien, regardez-la comme il faut: c'est celle du plus grand peintre de paysages qui ait jamais exist�. Il s'appelait Claude Gel�e, et on l'a surnomm� le Lorrain en l'honneur de son pays, car il p. 056 est n� dans ce d�partement et en est une des gloires. Ce petit Claude �tait fils de simples domestiques. Dans son enfance on le croyait presque imb�cile, tant son intelligence �tait lente et tant il avait de peine � apprendre. Ses camarades d'�cole se moquaient alors de lui, comme vous faisiez tout � l'heure, Julien, et cependant leur nom � tous est rest� inconnu, tandis que celui du petit Claude est devenu c�l�bre dans le monde entier. Que cela vous apprenne, mon ami, � ne plus vous moquer de personne et � ne pas vous croire au-dessus de vos camarades.

Julien rougit un peu embarrass�, et la bonne vieille reprit:

—Le pauvre enfant qui �tait si mal partag� de la nature eut encore le malheur de perdre son p�re et sa m�re d�s l'�ge de douze ans. Rest� orphelin, on le mit en apprentissage chez un p�tissier, mais il ne put jamais apprendre � faire de bonne p�tisserie. Son fr�re a�n�, qui �tait dessinateur, voulut lui enseigner le dessin: il ne put y r�ussir.

057

Claude le Lorrain peignant un tableau. —La petite tablette qu'il tient de sa main gauche s'appelle la palette ; c'est sur la palette que sont �tendues les couleurs, le bleu, le blanc, le noir, le rouge, etc. De sa main droite, il tient le pinceau . Pr�s de lui, un jeune aide est occup� � broyer les couleurs, que le peintre �tendra ensuite sur sa palette.

Enfin un parent du jeune Claude l'emmena � Rome.

C'�tait en Italie et � Rome que se trouvaient alors les plus grands peintres. Le petit Claude fut plac� � Rome au service d'un peintre pour appr�ter ses repas et aussi pour broyer ses couleurs. Il �tait l� broyant sur du marbre du blanc, du bleu, du rouge, et il voyait ensuite, gr�ce au pinceau de son ma�tre, toutes ces couleurs s'�tendre sur la toile et former de magnifiques tableaux.

Peu � peu il prit go�t � la peinture, et son ma�tre lui donna quelques le�ons.

Lorsque Claude venait � sortir de la ville et qu'il parcourait la campagne, il restait des heures enti�res � regarder les paysages, les arbres, les prairies, le soleil qui s'�levait ou se couchait sur les montagnes. Il se rappelait les paysages de sa ch�re Lorraine, qu'il avait tant de fois regard�s des heures enti�res sans mot dire, alors que ses camarades d'�cole jouaient �tourdiment sans rien remarquer des belles choses de la nature et se moquaient de son air endormi.

Claude �tait maintenant sorti de ce long sommeil o� s'�tait �coul�e son enfance. Il essaya de transporter sur les tableaux les paysages qui le frappaient, et il y r�ussit si bien que, d�s l'�ge de vingt-cinq ans, il s'�tait rendu illustre. Il travailla beaucoup et devint tr�s riche, car ses tableaux se p. 057 vendaient � des prix fort �lev�s. De nos jours, leur valeur n'a fait qu'augmenter avec le temps, et on estime � un demi-million quatre tableaux de Claude le Lorrain qui ornent aujourd'hui le palais de Saint-P�tersbourg. Ceux que nous avons � Paris, au mus�e du Louvre, sont d'un prix inestimable. Eh bien, Julien, que pensez-vous de ce r�cit?

—Oh! Madame Gertrude, r�pondit l'enfant, qui avait honte de sa faute, embrassez-moi, je vous en prie, et oubliez les sottises que j'ai dites tout � l'heure. Jamais plus, je vous le promets, je ne me moquerai de personne.

—A la bonne heure, petit Julien! et quand vous serez tent� de le faire, rappelez-vous notre grand peintre de Lorraine, et que son souvenir vous rende modeste.

XXVII.—Les grands hommes de guerre de la Lorraine.—Histoire de Jeanne Darc [i] .

�N'attaquez pas les premiers; mais si on vient vous attaquer, d�fendez-vous hardiment, et vous serez les ma�tres.� Jeanne Darc .

Le samedi suivant, Julien fut encore le premier; il �tait si content, qu'il sautait de plaisir en revenant de l'�cole.

M me Gertrude �tait assise � sa fen�tre devant sa machine � coudre. La fen�tre �tait ouverte, car il faisait beau temps.

En relevant la t�te M me Gertrude aper�ut de loin le petit gar�on: � son air satisfait elle devina vite qu'il avait de bonnes nouvelles; elle lui sourit donc; l'enfant aussit�t �leva en l'air ses bons points et accourut � toutes jambes p. 058 pour les lui mettre dans la main. Cette fois il ne dit rien pour se glorifier, mais le cœur lui battait d'�motion.

058

Drouot. —Il naquit � Nancy en 1774 et mourut en 1847. Homme de guerre et de science tout � la fois, il fit la campagne d'�gypte sous Bonaparte et s'illustra plus tard dans toutes les campagnes du premier empire, surtout dans les batailles de Wagram, de la Moscowa, de Lutzen, o� il d�cida la victoire. Apr�s Waterloo, il rallia les d�bris de l'arm�e et les conduisit au-del� de la Loire. Il se retira ensuite � Nancy, o� il mourut.

—Vous �tes un brave enfant, Julien; embrassez-moi, et dites-moi ce qui vous ferait le plus de plaisir, car je veux vous r�compenser.

Julien rougit, et lorsqu'il eut embrass� la bonne dame:

—Peut-�tre bien, Madame Gertrude, qu'en cherchant dans votre m�moire vous y retrouveriez encore une histoire � me raconter, comme celle de Claude le Lorrain.

—Mon Dieu, Julien, puisque vous aimez tant la Lorraine et que j'ai commenc� � vous parler des grands hommes qu'elle a donn�s � la patrie, je veux bien continuer.

Julien approcha sa petite chaise pour mieux entendre; car la machine � coudre faisait du bruit et il ne voulait pas perdre une parole.

—Vous saurez d'abord, Julien, que, toutes les fois qu'il s'est agi de d�fendre la France, la Lorraine a fourni des hommes r�solus et de grands capitaines. Vous vous rappelez que la Lorraine est plac�e sur la fronti�re fran�aise: nous sommes donc, nous autres Lorrains, comme l'avant-garde vigilante de la patrie, et nous n'avons pas manqu� � notre r�le: nous avons donn� � la France de grands g�n�raux pour la d�fendre. Nancy a vu na�tre Drouot, fils d'un pauvre boulanger, c�l�bre par ses vertus priv�es comme par ses vertus militaires, et que Napol�on I er appelait le sage . Bar-le-Duc, le chef-lieu du d�partement de la Meuse, nous a donn� Oudinot, qui fut bless� trente-cinq fois dans les batailles, et Exelmans, autre mod�le de bravoure. Le g�n�ral Chevert, de Verdun, d�fendit une ville avec quelques centaines d'hommes seulement et donna p. 059 l'exemple d'une valeur inflexible. Et votre ville de Phalsbourg, petit Julien, elle a vu na�tre le mar�chal Lobeau, encore le fils d'un boulanger, qui devint un de nos meilleurs g�n�raux et dont on disait: �il est invariable comme le devoir.�

Mais si les hommes, en Lorraine, se sont illustr�s � d�fendre la patrie, sachez qu'une femme de la Lorraine, une jeune fille du peuple, Jeanne Darc s'est rendue encore plus c�l�bre. �coutez son histoire.

I. Jeanne Darc �tait n�e � Domremy, dans le d�partement des Vosges o� nous sommes, et elle n'avait jamais quitt� son village.

Bien souvent, tandis que ses doigts agiles d�vidaient la quenouille de lin, elle avait entendu dans la maison de son p�re raconter la grande mis�re qui r�gnait alors au pays de France. Depuis quatre-vingts ans la guerre et la famine duraient. Les Anglais �taient ma�tres de presque toute la France; ils s'�taient avanc�s jusqu'� Orl�ans et avaient mis le si�ge devant cette ville; ils pillaient et ran�onnaient le pauvre monde. Les ouvriers n'avaient point de travail, les maisons abandonn�es s'effondraient, et les campagnes d�sertes �taient parcourues par les brigands. Le roi Charles VII, trop indiff�rent aux mis�res de son peuple, fuyait devant l'ennemi, oubliant dans les plaisirs et les f�tes la honte de l'invasion.

059

La maison de Jeanne Darc. —C'est � Domremy, en 1409, que naquit Jeanne Darc. On montre encore aujourd'hui cette maison, qu'un Anglais voulut acheter en 1814 � un prix �lev�, mais que le propri�taire ne voulut pas lui vendre. Pr�s de la maison, en l'honneur de Jeanne Darc, on a fond� une �cole gratuite pour les jeunes filles du pays.

Lorsque la simple fille songeait � ces tristes choses, une grande piti� la prenait. Elle pleurait, priant de tout son cœur Dieu et les saintes du paradis de venir en aide � ce peuple de France que tout semblait avoir abandonn�.

Un jour, � l'heure de midi, tandis qu'elle priait dans le jardin de son p�re, elle crut entendre une voix s'�lever:—Jeanne, va trouver le roi de France; demande-lui une arm�e, et tu d�livreras Orl�ans.

Jeanne �tait timide et douce; elle se mit � fondre en larmes. Mais d'autres voix continu�rent � lui ordonner de partir, lui promettant qu'elle chasserait les Anglais.

p. 060 Persuad�e enfin que Dieu l'avait choisie pour d�livrer la patrie elle se r�solut � partir.

Tout d'abord elle fut trait�e de folle, mais la ferme douceur de ses r�ponses parvint � convaincre les plus incr�dules. Le roi lui-m�me finit par croire � la mission de Jeanne, et lui confia une arm�e.

A ce moment les Anglais �taient encore devant Orl�ans, et toute la France avait les yeux fix�s sur la malheureuse ville, qui r�sistait avec courage, mais qui allait bient�t manquer de vivres. Jeanne, � la t�te de sa petite arm�e, p�n�tra dans Orl�ans malgr� les Anglais. Elle amenait avec elle un convoi de vivres et de munitions.

Les courages se ranim�rent. Alors Jeanne, entra�nant le peuple � sa suite, sortit de la ville pour attaquer les Anglais.

060

Statue de Jeanne Darc a Orl�ans. —Les habitants d'Orl�ans, reconnaissants envers Jeanne Darc qui avait sauv� leur ville, lui ont �lev� une statue. Cette statue est sur une des principales places d'Orl�ans, cit� de 50,000 �mes, d'un bel aspect, situ�e sur les bords de la Loire et du canal d'Orl�ans.

D�s la premi�re rencontre, elle fut bless�e et tomba de cheval. D�j� le peuple, la croyant morte, prenait la fuite: mais elle, arrachant courageusement la fl�che rest�e dans la plaie et remontant � cheval, courut vers les retranchements des Anglais. Elle marchait au premier rang et enflammait ses soldats par son intr�pidit�: toute l'arm�e la suivit, et les Anglais furent chass�s. Peu de jours apr�s, ils �taient forc�s de lever le si�ge.

Apr�s Orl�ans, Jeanne se dirigea vers Reims, o� elle voulait faire sacrer le roi. D'Orl�ans � Reims la route �tait longue, couverte d'ennemis. Jeanne les battit � chaque rencontre, et son arm�e entra victorieuse � Reims, o� le roi fut sacr� dans la grande cath�drale.

Jeanne d�clara alors que sa mission �tait finie et qu'elle devait retourner � la maison de son p�re. Mais le roi n'y voulut pas consentir et la retint en lui laissant le commandement de l'arm�e.

II. Bient�t Jeanne fut bless�e � Compi�gne, prise par trahison et vendue aux Anglais qui l'achet�rent dix mille livres. Puis les Anglais la conduisirent � Rouen, o� ils l'emprisonn�rent.

Le proc�s dura longtemps. Les juges faisaient tout ce qu'ils pouvaient pour embarrasser Jeanne, pour la faire se contredire et se condamner elle-m�me. Mais elle, r�pondant toujours avec droiture et sans d�tours, savait �viter leurs emb�ches.

—Est-ce que Dieu hait les Anglais? lui demandait-on.—Je n'en p. 061 sais rien, r�pondit-elle; ce que je sais, c'est qu'ils seront tous mis hors de France, sauf ceux qui y p�riront.

On lui demandait encore comment elle faisait pour vaincre:

—Je disais: �Entrez hardiment parmi les Anglais,� et j'y entrais moi-m�me.

—Jamais, ajouta-t-elle, je n'ai vu couler le sang de la France sans que mes cheveux se levassent.

Apr�s ce long proc�s, apr�s des tourments et des outrages de toute sorte, elle fut condamn�e � �tre br�l�e vive sur la place de Rouen.

En �coutant cette sentence barbare, la pauvre fille se prit � pleurer. �Rouen! Rouen! disait-elle, mourrai-je ici?�—Mais bient�t ce grand cœur reprit courage.

Elle marcha au supplice tranquillement; pas un mot de reproche ne s'�chappa de ses l�vres ni contre le roi qui l'avait l�chement abandonn�e, ni contre les juges iniques qui l'avaient condamn�e.

Quand elle fut attach�e sur le b�cher, on alluma. Le Fr�re qui avait accompagn� Jeanne Darc �tait rest� � c�t� d'elle, et tous les deux �taient environn�s par des tourbillons de fum�e. Jeanne, songeant comme toujours plus aux autres qu'� elle-m�me, eut peur pour lui, non pour elle, et lui dit de descendre.

Alors il descendit et elle resta seule au milieu des flammes qui commen�aient � l'envelopper. Elle pressait entre ses bras une petite croix de bois. On l'entendit crier: J�sus! J�sus! et elle mourut.

Le peuple pleurait: quelques Anglais essayaient de rire, d'autres se frappaient la poitrine, disant:—Nous sommes perdus; nous avons br�l� une sainte.

Jeanne Darc, mon enfant, est l'une des gloires les plus pures de la patrie.

Les autres nations ont eu de grands capitaines qu'ils peuvent opposer aux n�tres. Aucune nation n'a eu une h�ro�ne qui puisse se comparer � cette humble paysanne de Lorraine, � cette noble fille du peuple de France.

Dame Gertrude se tut; Julien poussa un gros soupir, car il �tait �mu, et comme il gardait le silence en r�fl�chissant tristement, on n'entendait plus que le bruit monotone de la machine � coudre.

Au bout d'un moment, Julien sortit de ses r�flexions.

Oh! M me Gertrude, s'�cria-t-il, que j'aime cette pauvre Jeanne, et que je vous remercie de m'avoir dit son histoire!

XXVIII.—Les bons certificats d'Andr�.—La mairie.—L'honn�tet� et l'�conomie.

Si tu es honn�te, laborieux et �conome, aie confiance dans l'avenir.

Cependant le temps s'�coulait: il y avait un mois qu'Andr� et Julien �taient � �pinal; on songeait d�j� au d�part. p. 062 Le patron d'Andr�, qui n'avait que des louanges � faire du jeune gar�on, lui avait procur� des papiers en r�gle, un livret bien en ordre, un certificat sign� de lui-m�me avec le sceau de la mairie, puis l'attestation du maire de la ville d�clarant qu'Andr� et Julien �taient de braves et honn�tes enfants, et qu'ils avaient pass� laborieusement leur temps � �pinal, l'un � l'�cole, l'autre chez son patron. La m�re Gertrude avait voulu, elle aussi, se porter garante des jeunes orphelins, et de sa plus belle �criture elle avait joint son t�moignage � celui de M. l'instituteur, � ceux du patron d'Andr� et du maire.

062

Une page d'un livret d'ouvrier sign�e par le maire. —Le maire , aid� du conseil municipal , administre la commune, comme le pr�fet aid� du conseil g�n�ral administre le d�partement.—Le maire inscrit les naissances, les mariages et les morts sur les registres de l' �tat civil .—Il est chef de la police dans la commune.—Il re�oit les votes des habitants.

Nos jeunes gar�ons �taient bien contents.—Comme c'est bon, disait Andr�, d'avoir l'estime de tous ceux avec lesquels on vit!—Et Julien frappait de joie dans ses deux mains en regardant les pr�cieux papiers.

Quand il fut question de r�gler le prix de la pension chez la m�re Gertrude, elle leur dit:

—Mes enfants, voil� un mois que nous sommes ensemble, je suis �conome, comme vous savez; aussi j'ai d�ploy� toutes mes finesses pour que nous ne d�pensions pas trop d'argent. Andr� m'a remis chaque semaine ce qu'il gagnait; je me suis arrang�e pour ne pas tout d�penser. Voil� deux belles pi�ces de cinq francs qui restent sur les journ�es d'Andr�, et nous allons les joindre � la petite r�serve que vous m'avez confi�e en arrivant. p. 063 —Oh! Madame Gertrude, dit Andr�, il n'est pas possible que vous ayez si peu d�pens� pour nous; � ce compte-l� vous devez �tre en perte et nous serions trop riches.

—Non, non, dit obstin�ment l'excellente petite vieille; soyez tranquille, Andr�, je ne suis point en perte, et j'ai eu tant de plaisir � vous avoir avec moi que ma vieille maison va me para�tre vide � pr�sent et mes ann�es plus lourdes � porter. H�las! la belle jeunesse ressemble au soleil, elle r�chauffe tout ce qui l'entoure.

—Oh! Madame Gertrude, dit Julien �mu en l'embrassant de tout son cœur, nous penserons souvent � vous et nous vous �crirons quand nous aurons rejoint notre oncle.

—Oui, mes enfants, il faudra m'�crire; et si vous vous trouviez dans l'embarras, adressez-vous � moi. Je ne suis pas riche, mais je suis si �conome que je trouve toujours moyen de mettre quelques petites choses de c�t�. L'�conomie a cela de bon, voyez-vous, que non seulement elle vous emp�che de devenir � charge aux autres, mais encore elle vous permet de secourir � l'occasion ceux qui souffrent.

—Madame Gertrude, nous allons t�cher de faire comme vous, dirent les deux enfants: nous allons �tre bien �conomes. Nous sommes tout fiers d'avoir tant d'argent!... cela nous donne bon courage et bon espoir.

XXIX.—La Haute-Sa�ne et Vesoul.—Le voiturier jovial.—La confiance imprudente.

Ne vous fiez pas �tourdiment � ceux que vous ne connaissez point. On ne se repent jamais d'avoir �t� prudent.

Depuis que le jour du d�part �tait fix�, la m�re Gertrude s'�tait mise en qu�te pour trouver aux enfants l'occasion d'une voiture. Apr�s bien des peines et au prix d'une l�g�re gratification, elle d�couvrit un voiturier qui allait � Vesoul et le d�cida � prendre les enfants avec lui.

Le lendemain, de grand matin, elle les conduisit � la place o� le voiturier avait donn� rendez-vous, et apr�s s'�tre embrass�s plus d'une fois, on se s�para les larmes aux yeux et le cœur bien gros.

Il �tait � peine quatre heures du matin lorsque la voiture quitta �pinal; aussi le soir m�me les enfants �taient � Vesoul, c'est-�-dire en Franche-Comt�. Vesoul est une petite ville p. 064 de dix mille �mes situ�e au pied d'une haute colline dans une vall�e fertile et verdoyante. Le d�partement de la Haute-Sa�ne, dont elle est le chef-lieu, est peut-�tre le plus riche de France en mines de fer, et de nombreux ouvriers travaillent � arracher le minerai de fer dans les profondes galeries creus�es sous le sol.

064

Une mine de fer. —Le fer est le plus utile des m�taux, c'est aussi celui dont la France est le plus riche. Il se trouve le plus souvent dans la terre sous forme de rouille. Les mineurs le d�tachent � coups de pic, et on le fait fondre ensuite dans les hauts-fourneaux pour le purifier.

Andr� et Julien ne connaissaient personne � Vesoul: l�, il n'y avait plus pour eux d'amis; il fallut payer pour le lit et la nuit, entamer la petite r�serve pour acheter � d�jeuner, et ne plus compter que sur ses jambes pour faire la route.

Malgr� cela, apr�s avoir dormi une bonne nuit, les enfants le lendemain partirent ga�ment de Vesoul et prirent la grande route de Besan�on. Le soleil brillait: de petits nuages flottaient en l'air � une grande hauteur.

—Nous aurons beau temps! dit Julien.

—Oui, r�pondit Andr�, si ces nuages se maintiennent aussi hauts qu'ils le sont � pr�sent.

Les deux enfants esp�raient coucher � moiti� chemin et arriver � Besan�on le lendemain soir. Malheureusement, apr�s quelques kilom�tres de marche, ils virent le ciel se couvrir de nuages, Andr� s'arr�ta un instant pour observer l'horizon.

Les nuages avaient grossi et s'�taient arrondis comme des balles de coton; quelques-uns �taient bas et noir�tres.

—H�tons le pas, Julien, dit Andr�, car les nuages semblent annoncer la pluie.

Bient�t, en effet, les deux enfants sentirent de grosses gouttes. Apercevant un hangar abandonn� qui se trouvait au bord de la route, ils s'y abrit�rent et attendirent patiemment p. 065 que la pluie cess�t. Plusieurs heures se pass�rent; mais la pluie tombait toujours avec violence.

—Quel malheur! pensait Andr�, voil� un jour de retard. Il nous faudra aller coucher au petit village que j'aper�ois d'ici. Et s'il pleut encore demain!...

A ce moment, Julien vit passer sur la route une carriole qui s'en allait dans la direction de Besan�on. C'�tait un boisselier de Besan�on qui revenait d'une foire o� il �tait all� vendre des boisseaux, des litres en bois de ch�ne, des seaux, soufflets et tamis. Il avait aussi dans sa voiture des objets de vannerie, paniers et corbeilles de toute sorte. Il allait vite, car sa marchandise n'�tait pas lourde.

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Formes des nuages annon�ant le beau temps ou la pluie. —Ces petits nuages d�li�s et transparents qui se trouvent � gauche tout en haut de la gravure annoncent presque toujours le beau temps. Il n'en est pas ainsi de ceux qui sont plac�s au-dessous et qui ressemblent � des balles de coton ; lorsqu'ils se maintiennent apr�s le coucher du soleil et deviennent plus nombreux, on doit s'attendre � la pluie ou � l'orage. D�j�, � droite, dans les gros nuages noirs, la pluie a commenc�.

—Mon Dieu! Andr�, s'�cria Julien, si nous demandions � ce voiturier de nous prendre avec lui en payant quelque chose: cela ne vaudrait-il pas mieux?—Essayons, dit Andr�.

Ils coururent et poliment expliqu�rent au conducteur l'embarras o� la pluie les mettait. Le voiturier avait l'air souriant, le visage fort enlumin�, les mani�res joviales, mais un peu grossi�res.

—Montez, mes gaillards, dit-il, et donnez-moi quinze sous; vous serez ce soir � Besan�on.

Andr� h�sita un instant.

—Est-il bien sage, pensait-il, de nous confier � un homme que nous ne connaissons pas et dont les mani�res n'inspirent pas grand respect?

p. 066 Mais au m�me moment la pluie et le vent redoubl�rent, et la carriole prot�g�e par une bonne toile cir�e promettait aux enfants un abri bien agr�able. Andr� se d�cida � tenter l'aventure. Il donna ses quinze sous, non sans un peu d'inqui�tude, et s'installa avec Julien au fond de la carriole, parmi les boisseaux et les corbeilles. Le cocher fouetta son cheval hardiment, et l'on arriva bient�t � un village: on le traversa au bruit retentissant des clic clac , et en galopant si fort que la carriole allait de droite et de gauche avec mille cahots.

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Boissellerie et vannerie .—La boissellerie est l'art de fabriquer des boisseaux ou mesures de d�calitres et toutes les autres mesures en bois de ch�ne , les seaux, soufflets, tamis, enfin une foule d'autres menus ouvrages.—La vannerie est l'art de fabriquer des vans , des corbeilles , des paniers , des hottes et tous les ouvrages qui se font avec des brins d'osier, de saule et autres tiges flexibles.

Julien �tait ravi:—Comme on marche vite! dit-il tout bas � Andr�; nous serons ce soir de bonne heure � Besan�on. Cela vaut bien quinze sous, vraiment.

Mais l'enthousiasme du cocher et l'ardeur du cheval tomb�rent subitement devant la derni�re maison du village, qui �tait une auberge. L�, des buveurs attabl�s chantaient bruyamment.

—Eh! eh! les enfants, dit le joyeux voiturier, il faut se rafra�chir un peu... Ici le vin est bon... Une bouteille de vin ne fait jamais de mal.

—Merci, monsieur, dit Andr� tout interdit, car il s'aper�ut que leur conducteur, en sautant par terre, avait chancel� comme un homme qui a bu d�j�, et il commen�ait � soup�onner que les belles couleurs du jovial cocher tenaient sans doute � la boisson.

—Mon Dieu! dit-il tout bas � Julien, nous avons agi comme des �tourdis et des imprudents en nous adressant au p. 067 premier venu et en lui donnant notre argent. Je crains bien que nous n'ayons � nous en repentir. Cet homme a l'air pris de vin.

Le petit Julien confus garda le silence.

XXX.—Le cabaret.—L'ivrognerie.

Les ivrognes sont un fl�au pour leur pays, pour leur famille et pour tous ceux qui les entourent.

Le voiturier avait attach� son cheval � la porte de l'auberge, et sans plus s'occuper des enfants rest�s dans la carriole, il �tait all� s'attabler avec les gens qui buvaient. Bient�t, on entendit sa grosse voix se m�ler aux cris et aux rires des ivrognes. Dans le cabaret, empest� par les vapeurs du vin et la fum�e du tabac, c'�tait un tumulte assourdissant. A mesure que les verres se vidaient, les chants et les rires firent place aux disputes, et l'on voyait, � travers les carreaux blanchis, s'agiter en gesticulant les ombres des buveurs.

—Que mon p�re avait raison, s'�cria Andr�, de fuir les cabarets comme la peste! Certes, notre conducteur serait bien mieux chez lui � cette heure, avec sa femme et ses enfants, que dans ce cabaret enfum� o� il est en train de d�penser nos quinze sous.

—Et nous donc, ajouta Julien, nous serions bien mieux � Besan�on!

—Le temps passait; les bouteilles de vin se succ�daient sur la table, et le voiturier ne sortait point de l'auberge: on e�t dit qu'il se croyait au but de son voyage.

La pluie tombait � verse et coulait en ruisseaux bruyants sur la toile cir�e de la voiture et sur les harnais du cheval. Le pauvre animal, de temps � autre, se secouait patiemment comme un �tre habitu� depuis longtemps � tout subir.

Andr� n'y tint plus. Il sortit de la carriole et, entrant dans l'auberge, il rappela au voiturier poliment, mais avec fermet�, l'heure qu'il �tait.

—Eh bien! dit l'homme d'une voix avin�e, si vous �tes plus press� que moi, partez devant, vagabond.

Andr� allait riposter avec �nergie, mais l'aubergiste le tira par le bras.

—Taisez-vous, dit-il, cet homme est, � jeun, le plus doux p. 068 du monde; mais, quand il a bu, il n'y a pas de brute pareille: il assomme son cheval de coups, et il en ferait autant du premier venu qui le contredirait.

—Mais, dit Andr�, je l'ai pay� d'avance pour nous emmener ce soir � Besan�on.

—Vous avez eu tort, dit s�chement l'aubergiste. Pourquoi payez-vous d'avance des gens que vous ne connaissez pas? Et maintenant vous aurez tort de nouveau si vous voulez raisonner avec un homme qui n'a plus sa raison.

Andr�, tout pensif, retourna trouver Julien au fond de la carriole. Les deux enfants, bien d�sol�s, d�cid�rent qu'il fallait reprendre leurs paquets sur leur dos et se remettre en marche malgr� la pluie, pour faire � pied les seize kilom�tres qui leur restaient, plut�t que de continuer la route avec un homme ivre et brutal.

Au m�me moment le charretier sortit de l'auberge, sa pipe � la main, jurant comme un forcen� contre la pluie, contre son cheval, contre les deux enfants, contre lui-m�me. Il monta dans sa carriole avant que les enfants surpris eussent eu le temps d'en descendre, et sangla son cheval d'un coup de fouet. La carriole se remit en marche au grand galop, vacillant par bonds d'un c�t�, puis de l'autre, tant le cheval excit� � force de coups marchait vite.

Le petit Julien �tait transi de peur: il e�t voulu �tre � cent lieues de l�. Andr� lui-m�me, pr�venu par l'aubergiste, n'�tait pas rassur� et n'osait souffler mot. Les deux enfants, se serrant l'un contre l'autre au fond de la voiture, n'avaient qu'un d�sir: se faire oublier de l'ivrogne, qui ne cessait de vocif�rer comme un furieux. A chaque passant qu'on rencontrait il adressait des injures et des menaces; il jurait d'une voix chevrotante qu'il ferait un mauvais coup parce qu'un vaurien l'avait insult� � l'auberge.

Plus d'une heure se passa ainsi. Les deux enfants �pouvant�s et silencieux r�fl�chissaient tristement.—�Mon Dieu! pensait Andr�, que l'ivresse est un vice horrible et honteux!�

Pour le petit Julien, il �tait si d�sol� de se voir en cette vilaine compagnie, que tout lui e�t paru pr�f�rable � ce supplice. Il se rappelait presque avec regret la nuit pass�e sur la montagne au milieu du brouillard sous la conduite de son fr�re, et elle lui semblait plus douce mille fois que ce p. 069 voyage en la soci�t� d'un homme devenu pareil � une brute.

Il pensait aussi � leur petite maison de Phalsbourg, o� ils retrouvaient leur p�re le soir apr�s la journ�e de travail, et il se disait:

—Oh! combien sont heureux ceux qui ont une famille, une maison o� on les aime, et qui ne sont pas forc�s de voyager sans cesse avec des gens qu'ils ne connaissent point.

XXXI.—L'ivrogne endormi.—Une louable action des deux enfants.—La fraternit� humaine.

Ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas qu'on vous f�t. Faites aux autres ce que vous voudriez qu'on vous f�t.

Une grande heure se passa ainsi dans l'anxi�t�. Le cheval allait comme le vent, car les coups pleuvaient sur lui plus drus que gr�le.

Enfin � la longue l'ivrogne, appesanti par le vin, cessa de jurer et de fouetter; il se renversa en arri�re sur son si�ge et finit par s'endormir du lourd sommeil de l'ivresse. Aussit�t le cheval, de lui-m�me, comme s'il devinait cet incident pr�vu, ralentit le pas peu � peu: bient�t m�me il s'arr�ta tout � fait, heureux sans doute de souffler � l'aise apr�s la course folle qu'il venait d'ex�cuter.

L'ivrogne ne bougea point: il ronflait � poings ferm�s.

Alors nos enfants, pris d'une m�me id�e tous les deux, se lev�rent sans bruit, saisissant leurs petits paquets de voyageurs et leurs b�tons. Ils enjamb�rent doucement par dessus le voiturier, et d'un saut s'�lanc�rent sur la grande route, courant � cœur joie, tout aises d'�tre enfin en libert�.

—Oh! Andr�, s'�cria Julien, j'aimerais mieux marcher � pied toute ma vie, par les montagnes et les grands bois, que d'�tre en compagnie d'un ivrogne, e�t-il une cal�che de prince.

—Sois tranquille, Julien, nous profiterons de la le�on d�sormais, et nous ne nous remettrons plus aux mains du premier venu.

Pendant ce temps le cheval, surpris en entendant sauter les enfants, s'�tait mis � marcher et les avait devanc�s. Comme le voiturier dormait toujours, la voiture s'en allait au hasard, effleurant les foss�s et les arbres de la route.

Par un moment, une des roues passa sur un tas de pierres; p. 070 la carriole chancela pr�te � verser dans le foss�, qui, � cet endroit, �tait profond.

—Mon Dieu! dit Andr�, il va arriver malheur � cet homme.

—Tant pis pour lui, dit Julien, qui gardait rancune � l'ivrogne; il n'aura que ce qu'il m�rite.

Andr� reprit doucement:—Peut-�tre sa femme et ses enfants l'attendent-ils en ce moment, Julien; peut-�tre, si nous l'abandonnons ainsi, le verront-ils rapporter chez eux bless�, sanglant, comme l'�tait notre p�re.

En entendant ces paroles, Julien se jeta au cou de son fr�re:—Tu es meilleur que moi, Andr�, s'�cria-t-il; mais comment faire?

—Marchons � c�t� du cheval, nous le tiendrons par la bride. Si le voiturier s'�veille, nous nous sauverons.

—Et s'il ne s'�veille point?

—Nous verrons alors ce qu'il y a de mieux � faire. En tout cas, nous avons commis une �tourderie ce matin en nous liant avec lui si rapidement; ne faisons pas ce soir une mauvaise action en l'abandonnant sur la grande route. Un honn�te homme ne laisse point sans secours un autre homme en danger, quel qu'il soit. Nous sommes tous fr�res.

XXXII.—Une rencontre sur la route.—Les gendarmes.—Loi Grammont, protectrice des animaux.

Quand on n'a rien � se reprocher, on n'a point sujet d'avoir peur.

Les deux enfants h�t�rent le pas et rejoignirent le cheval; ils march�rent aupr�s de lui, le dirigeant et l'emp�chant de heurter la voiture aux tas de pierres.

Ils all�rent ainsi longtemps, et l'ivrogne ne s'�veillait point. Julien �tait ext�nu� de fatigue, car le pas du cheval �tait difficile � suivre pour ses petites jambes, mais il avait repris son courage habituel.—Ce que nous faisons est bien, pensait-il, il faut donc marcher bravement.

Enfin nos enfants aper�urent deux gendarmes qui arrivaient � cheval derri�re eux. Andr�, aussit�t, s'avan�a � leur rencontre, et simplement il leur raconta ce qui �tait arriv�, leur demandant conseil sur ce qu'il y avait de mieux � faire.

Les gendarmes, d'un ton s�v�re, commenc�rent par dire � Andr� de montrer ses papiers. Il les leur pr�senta aussit�t. Lorsqu'ils les eurent v�rifi�s, ils se radoucirent.

—Allons, dit l'un d'eux, qui avait un fort accent alsacien, p. 071 vous �tes de braves enfants, et j'en suis bien aise, car je suis du pays moi aussi.

Les gendarmes descendirent de cheval et secou�rent l'ivrogne; mais ils ne purent le r�veiller.—Il est ivre-mort, dirent-ils.

—Enfants, reprit l'Alsacien, nous allons ramener l'homme, ne vous en inqui�tez pas; nous savons qui il est, nous lui avons d�j� fait un proc�s pour la brutalit� avec laquelle il traite son cheval, car la loi d�fend de maltraiter les animaux. Mais vous, o� allez-vous coucher?

—Je ne sais pas, monsieur, dit Andr�; nous nous arr�terons au premier village.

071

Vue de Besan�on. —Besan�on a 60,000 habitants. La principale industrie de cette ville tr�s commer�ante est l'horlogerie. Elle produit par an pr�s de 100,000 montres, sans compter les grosses horloges. C'est Besan�on et la Franche-Comt� qui donnent l'heure � une bonne partie de la France.

—Parbleu! s'�cria l'autre gendarme, puisque les enfants ont pay� pour aller � Besan�on et que nous ramenons la carriole jusque-l�, qu'ils remontent; nous ferons route ensemble, et si l'ivrogne s'�veillait, nous sommes l� pour le surveiller: ils n'ont rien � craindre.

Les gendarmes pouss�rent l'ivrogne tout au fond de la carriole. Andr� et Julien s'assirent devant sur le banc du cocher.

—Prenez les guides, mon gar�on, dit � Andr� le gendarme alsacien, et conduisez; nous remontons � cheval et nous vous suivrons.

Andr� ne savait gu�re conduire; mais le gendarme lui expliqua comment faire, et il s'appliqua si bien que tout alla � merveille. On arriva � Besan�on le plus ga�ment du monde. Julien remarqua que cette ville est une p. 072 place forte et qu'elle est tout entour�e par le Doubs, sauf d'un c�t�; mais, de ce c�t�-l�, la citadelle se dresse sur une grande masse de rochers pour d�fendre la ville. Julien, quoique bien jeune, avait d�j� assist� au si�ge de Phalsbourg: aussi les places fortes l'int�ressaient. Il admira beaucoup Besan�on, et, en lui-m�me, il �tait content de voir que la France avait l'air bien prot�g�e de ce c�t�.

Le gendarme alsacien recommanda ses jeunes compatriotes chez une brave femme qui leur donna un lit � bon march�.

—Oh! Andr�, s'�cria alors na�vement le petit Julien, je ne me serais pas dout� combien ces deux gendarmes devaient �tre bons pour nous; j'aurais plut�t eu peur d'eux.

—Julien, r�pondit doucement Andr�, quand on fait ce qu'on doit et qu'on n'a rien � se reprocher, on n'a jamais sujet d'avoir peur, et on peut �tre s�r d'avoir tout le monde pour soi.

XXXIII.—Une proposition de travail faite � Andr�.—Le parapluie de Julien.

Celui qui se fait reconna�tre pour un honn�te gar�on trouve aide et sympathie partout o� il passe.

Le lendemain, au moment o� les enfants achevaient de s'habiller, leur h�tesse entr'ouvrit la porte.

—Jeunes gens, leur dit-elle, vous allez, para�t-il, jusqu'� Marseille; peut-�tre seriez-vous bien aises d'avoir une occasion de faire la route jusqu'� Saint-�tienne, sans qu'il vous en co�t�t rien que la peine de travailler pendant un mois. Il y a soixante lieues d'ici � Saint-�tienne: c'est un fameux bout de chemin.

—Madame, dit Andr�, pourvu que ce soit en compagnie de braves gens, nous ne demandons qu'� travailler.

—Soyez tranquilles, dit l'h�tesse; celui qui vous emploiera est un ami des gendarmes qui vous ont recommand�s � moi hier soir. C'est un bien honn�te homme, mais proche de ses int�r�ts. Descendez, vous lui parlerez.

Andr� et Julien descendirent dans la cuisine et se trouv�rent en face d'un grand montagnard jurassien qui, le dos � la chemin�e, se chauffait debout, vis-�-vis de la porte par o� arrivaient les enfants.

Il les regarda rapidement et parut satisfait de son examen.

p. 073 —Voici ce qu'il y a, dit-il � Andr�. Tous les ans, � cette �poque, je faisais avec ma femme une tourn�e de Besan�on � Saint-�tienne pour vendre et transporter les marchandises du pays; mais cette ann�e-ci ma femme est malade: elle vient de me donner un fils, et je vais avoir de la peine � faire mes affaires tout seul. Pourtant ce n'est pas le moment de se reposer, puisque j'ai une bouche de plus � nourrir. Si vous voulez tous les deux travailler avec moi de bonne volont�, je me charge de vous pour quinze jours. Au bout de ces quinze jours vous serez � Saint-�tienne. Je vous coucherai et je vous nourrirai tout le long du chemin, mais je ne puis vous payer.

Le petit Julien ouvrait de grands yeux et souriait � l'�tranger.

—Monsieur, dit Andr� en montrant Julien, mon fr�re n'a pas huit ans, il ne peut gu�re faire autre chose que des commissions.

—Justement, dit le Jurassien, il ne fera pas autre chose. Vous qui �tes grand et fort, vous m'aiderez � charger ma voiture, � soigner le cheval et � vendre.

—Volontiers, dit Andr�; mais si vous pouviez ajouter quelque chose, ne f�t-ce que cinq francs, nous serions bien aises.

—Pas un centime, dit l'homme, c'est � prendre ou � laisser.

Julien sourit gentiment:—Oh! fit-il, vous me donnerez bien un parapluie, n'est-ce pas? si je vous contente bien: cela fait que nous pourrons voyager apr�s cela m�me par la pluie.

Le marchand ne put s'emp�cher de rire � cette demande de l'enfant.—Allons, dit-il, mon petit homme, tu auras ton parapluie si les affaires marchent bien.

XXXIV.—Le cheval.—Qualit�s d'un bon cheval.—Soins � donner aux chevaux.

Un bon animal ne co�te pas plus � nourrir qu'un mauvais et rapporte beaucoup plus.

Le lendemain de bon matin M. Gertal (c'�tait le nom du Jurassien) �veilla les deux enfants. Andr� mit ses habits de travail.—Venez avec moi, dit M. Gertal, je vais vous montrer � soigner mon cheval Pierrot; je tiens � ce qu'il soit bien soign�, car il me co�te cher et me rend de grands services, et puis c'est pour moi un compagnon fid�le.

Andr� descendit � l'�curie avec son nouveau patron, et Julien, qui aimait les animaux, ne manqua pas de le suivre.

p. 074 Pierrot �tait un bel et bon animal; sa robe bai brun, signe de vivacit� et de courage, son œil grand, sa t�te assez petite et ses reins solides indiquaient que M. Gertal l'avait choisi en connaisseur. Pierrot n'avait jamais �t� maltrait�; aussi �tait-il doux et Julien lui-m�me pouvait en approcher sans danger.

Le cheval fut �trill� et bross� avec soin.

074

Le cheval de trait. —La France est le pays qui poss�de les races de chevaux les plus belles et les plus vari�es. La meilleure race pour tra�ner les lourds chariots est la race boulonnaise ; la meilleure pour tra�ner plus rapidement des fardeaux moins lourds est la race percheronne ; mais la plus �l�gante et la plus rapide � la course est la race normande (Calvados).

—Voyez-vous, mes enfants, disait M. Gertal, la propret� est pour les animaux ce qu'elle est pour l'homme, le meilleur moyen d'entretenir la sant�.—Tout en parlant ainsi, M. Gertal dirigeait l'�trille et la brosse avec courage, et on voyait � chaque coup de l'�trille la poussi�re tomber abondante par terre, tandis que le poil devenait plus luisant.

—Vraiment, dit le petit Julien, Pierrot comprend sans doute que c'est pour son bien, car il a l'air trop content.

—Oui certes, cela le soulage, et il le sent bien. Vois-tu, p. 075 Julien, la peau des animaux, comme celle de l'homme, est perc�e d'une multitude de petits trous appel�s pores, par lesquels s'�chappe la sueur, et la sueur sert � purifier le sang. Quand la poussi�re et la malpropret� bouchent ces milliers de petits trous, le sang se vicie et la sant� s'alt�re chez les animaux comme chez l'homme. Il y a un vieux proverbe qui dit: �Le jeu de l'�trille �quivaut � un picotin d'avoine; la main engraisse autant que la nourriture.�

La toilette de Pierrot finie, on le conduisit � l'abreuvoir.

—Andr�, dit M. Gertal, tu le ram�neras au pas et non en le faisant trotter comme font tant de gar�ons �tourdis. Un cheval qui revient de l'abreuvoir doit toujours �tre ramen� tranquillement, pour bien dig�rer l'eau qu'il a bue.

Lorsque Pierrot revint de l'abreuvoir, on lui donna sa ration d'avoine.

—Tiens! dit Julien, on a fait boire Pierrot avant de lui donner � manger.

—Oui certes, on doit faire boire le cheval avant de lui donner l'avoine; retiens cela, petit, car c'est une chose importante que bien des gens ignorent. Si au contraire le cheval boit apr�s avoir mang� l'avoine, l'eau entra�ne les grains hors de l'estomac avant qu'ils soient dig�r�s compl�tement, et l'animal est mal nourri. Remarque-le aussi, je ne vais atteler Pierrot qu'une heure apr�s son d�ner, parce que je le ferai trotter et qu'on ne doit pas faire trotter un cheval qui vient de manger, si on veut qu'il dig�re bien sa nourriture.

—Est-ce que tout le monde prend ces pr�cautions, monsieur Gertal?

—Non, et il y en a bien d'autres encore que l'on n�glige. Les uns remettent sur le cheval le harnais mouill�, qui le refroidit; d'autres n�gligent de jeter sur son dos une couverture de laine quand ils sont forc�s de le faire arr�ter et qu'il est en sueur; d'autres le m�nent boire quand il est en transpiration, ou lui donnent de l'eau trop fra�che. Tous ceux qui font ainsi agissent contre leurs int�r�ts. Un cheval mal soign� ne tarde pas � perdre sa vigueur et � tomber malade: c'est une grosse perte, surtout pour les petits marchands comme moi. En toutes choses, le chemin de la ruine, mes enfants, c'est la n�gligence.

XXXV.—Les montagnes du Jura.—Les salines.—Les grands troupeaux des communes conduits par un seul p�tre.—Associations des paysans jurassiens.

Que de peines nous nous �pargnerions les uns aux autres, si nous savions toujours nous entendre et nous associer dans le travail!

Apr�s d�jeuner, on quitta Besan�on. Pierrot marchait bon train comme un animal vigoureux et bien soign�. Julien et Andr� regardaient avec grand plaisir le pays montagneux de la Franche-Comt�, car ils �taient assis tous les deux � c�t� du patron sur le devant de la voiture, d'o� ils d�couvraient l'horizon.

076

�vaporation des eaux sal�es. —On trouve dans la terre de grandes masses de sel ; tant�t ces masses de sel sont dures comme le roc, et on se sert pour les briser du pic et de la pioche; tant�t elles sont fondues dans des sources souterraines. Alors on puise l'eau sal�e avec des pompes et on la fait �vaporer dans de larges chaudi�res ou dans des r�servoirs ; quand l'eau est �vapor�e, on retrouve le sel au fond des r�servoirs.

A chaque �tape du voyage, on d�chargeait la voiture, et chacun, suivant ses forces, le patron aussi, allait porter dans les divers magasins les marchandises qu'on avait amen�es. Il fallait faire bien des courses fatigantes, et souvent assez tard dans la soir�e; mais le patron �tait juste: il nourrissait bien les enfants, et on dormait dans de bons lits. Nos deux orphelins �taient si heureux de gagner leur nourriture et leur voyage qu'ils en oubliaient la fatigue.

On s'arr�ta � Lons-le-Saulnier et � Salins, qui doivent leurs noms et leur prosp�rit� � leurs puits de sel. Les enfants purent voir en passant ces grands puits d'o� on tire sans cesse l'eau sal�e, pour la faire �vaporer dans des chaudi�res.

En quittant Lons-le-Saulnier, M. Gertal mit le cheval au pas.—Voici une rude journ�e pour Pierrot, dit-il, car nous allons monter sans cesse. Le village des Rousses, o� p. 077 nous nous rendons, est en pleines montagnes, sur la fronti�re suisse.

077

Carte de la Franche-Comt�. —La Franche-Comt� est un pays tr�s montagneux: les sommets du Jura y atteignent jusqu'� 1,700 m�tres. Il est arros� par de nombreux cours d'eau. L� o� le sol est pauvre et pierreux, les habitants suppl�ent par l'industrie � l'insuffisance de l'agriculture. C'est une population intelligente, pleine d'ordre et d'�conomie.

En effet, la route ondulait continuellement en c�tes et en descentes rapides. Par moments on apercevait les hautes cimes du Jura montrant au loin leurs premi�res neiges, et de noirs sapins poudr�s de givre s'�talaient sur les flancs escarp�s de la montagne.

—Regarde, Julien, dit Andr�: voil� un pays qui ressemble aux Vosges.

—Oui, dit l'enfant, cela me fait songer au jour o� nous avons travers� la montagne pour passer en France.

—Le Jura, en effet, a plus d'un rapport avec les Vosges, dit le patron; mais il a des cimes plus �lev�es.

—Eh oui, mon ami; aussi nous ne nous attarderons pas longtemps dans ce pays: d'ici � quinze jours, il y aura sans doute des neiges partout o� nous sommes.

Lorsqu'on arriva au bourg des Rousses, le soleil venait de se coucher; c'�tait l'heure o� les vaches descendaient toutes � la fois des p�turages de la montagne pour rentrer aux �tables. On arr�ta Pierrot, afin de ne pas effaroucher les bonnes b�tes; celles-ci s'en revenaient tranquillement, faisant sonner leurs clochettes dont le bruit rustique emplissait la vall�e.

Julien n'avait jamais �t� � pareille f�te, car il n'avait pas p. 078 encore vu un si nombreux troupeau; aussi il s'agitait de plaisir dans la voiture.

—Regarde bien, Julien, s'�cria M. Gertal, et observe ce qui va se passer.

—Oh! dit Julien, je regarde si bien toutes ces belles vaches que je suis en train de les compter; mais il y en a tant que c'est impossible.

—Ce sont toutes les vaches de la commune r�unies en un seul troupeau, dit M. Gertal, et il n'y a pour les conduire qu'un p�tre, appel� le p�tre communal.

—Tiens! s'�cria Julien, qui regardait avec plus d'attention que jamais; les unes s'en vont � droite, les autres � gauche, celles-l� devant; voil� tout le troupeau divis�, et le p�tre qui ne bouge pas pour les rappeler: � quoi pense-t-il?

078

Patre communal faisant rentrer les vaches dans le Jura .—Toutes les vaches d'une commune dans le Jura, sont souvent conduites par un seul p�tre, et tous les cultivateurs s'entendent pour le payer: de cette fa�on cela co�te moins cher, et les enfants de la commune ont le temps d'aller � l'�cole et de s'instruire.

—N'as-tu pas entendu qu'il a sonn� de la trompe? Eh bien, dans le bourg chacun est pr�venu par ce son de trompe: on a ouvert les portes des �tables, et si le troupeau se divise, c'est parce que chacune des vaches prend le chemin de son �table et s'en va tranquillement � sa cr�che.

—Oh! vraiment, monsieur Gertal, vous croyez qu'elles ne se tromperont pas?

—Jamais elles ne se trompent; elles rentrent ainsi tous les soirs; et tous les matins, � l'heure du d�part, il suffit encore p. 079 au p�tre communal de sonner de la trompe: aussit�t, dans le village, chacun ouvre les portes de son �table; les vaches sortent et vont se r�unir toutes � un seul et m�me endroit, o� le p�tre les attend pour les conduire dans les belles prairies que nous avons vues le long du chemin.

—Oh! que voil� des vaches intelligentes! dit Andr�.

—Oui, certes, reprit Julien; mais il y a autre chose � remarquer que l'intelligence du troupeau; c'est celle des habitants du pays, qui s'entendent de bonne amiti� pour mettre leurs troupeaux en commun et ne payer qu'un seul p�tre, au lieu de payer autant de p�tres qu'il y a de fermes et de troupeaux.

—Tiens, c'est vrai, cela, dit Andr�; c'est une bonne �conomie de temps et d'argent pour chacun. Mais pourquoi n'en fait-on pas autant partout, monsieur Gertal?

—Ce n'est pas partout facile. De plus tout le monde ne comprend pas le bienfait qu'il y a � s'entendre et � s'associer ensemble. Chacun veut tout faire seul, et tous y perdent. Pour moi, ajouta M. Gertal, je suis fier d'�tre Jurassien, car c'est dans mon pays que, pour la premi�re fois en France, cette grande id�e de s'associer a �t� mise en ex�cution par les cultivateurs.

XXXVI.—Les grands fromages de gruy�re.—Visite de Julien � une fromagerie.—Les associations des paysans jurassiens pour la fabrication des fromages.

Le pays le plus heureux sera celui o� il y aura le plus d'accord et d'union entre les habitants.

Le lendemain on se leva de bonne heure. M. Gertal avait achet� la veille au soir des marchandises qu'il s'agissait de charger dans la voiture. Il y avait de ces �normes fromages dits de gruy�re qu'on fait dans le Jura, et Julien �tait tout �tonn� � la vue de ces meules de fromages pesant vingt-cinq kilogrammes, qu'il n'aurait pas pu soulever. Il regardait avec admiration Andr� les mettre dans la voiture.

En allant faire une commission pour le patron, Julien fut introduit dans une fromagerie o� se trouvait le fruitier auquel il devait parler: on appelle fruitier, dans le Jura, celui qui fait les fromages. Le fruitier �tait aimable; en voyant Julien ouvrir de grands yeux surpris pour regarder la fromagerie, il lui demanda ce qui l'�tonnait tant que cela.

—Oh! dit Julien, c'est cette grande chaudi�re que je vois p. 080 l� sur le feu. Elle est aussi grande qu'une barrique et elle a l'air pleine de lait.

—Tout juste, enfant; il y a l� trois cents litres de lait � chauffer pour faire du fromage.

—Mais, monsieur, dit le petit Julien, j'ai appris d'une fermi�re de Lorraine que souvent une vache ne donne pas plus de deux cents litres de lait en un mois; vous avez donc bien des vaches, vous, monsieur, pour avoir ainsi trois cents litres de lait � la fois!

080

Une fromagerie dans le Jura. —Dans la Franche-Comt� comme en Suisse, on fabrique une grande quantit� de fromages, surtout de Gruy�re . On verse le lait dans de vastes chaudi�res , on l'y fait chauffer, on le fait cailler avec la pr�sure : puis on le retire du feu et on le verse dans un grand moule . Ensuite on le presse pour en faire sortir toute l'eau; on le sale, et, apr�s l'avoir laiss� quatre ou cinq mois dans la cave, on l'exp�die dans tous les pays.

—Moi, dit le fruitier, je n'en ai pas une. Et dans tout le bourg il n'y a personne assez riche pour en avoir, � lui seul, une quantit� capable d'alimenter la fromagerie. Mais les fermiers s'associent ensemble: ils m'apportent leur lait tous les jours, de fa�on que je puisse emplir ma grande chaudi�re. Alors je mesure le lait de chacun, et je marque sur une coche le nombre de litres qu'il a donn�s. Quand les fromages sont faits et vendus, on me paie pour ma peine, et les fermiers partagent entre eux le reste de l'argent avec justice, suivant la quantit� de lait que chacun a fournie.

—Alors celui qui n'a qu'une vache peut aussi apporter du lait et avoir sa part?

—Pourquoi pas, mon petit homme? Il est aussi content, et il a plus besoin qu'un autre de voir son lait bien employ�.

—Cela doit donner bien des fromages dans une ann�e, toutes les vaches que j'ai vues dans la montagne!

p. 081 —Je crois bien; notre seul d�partement du Jura poss�de plus de cinquante mille vaches et fabrique par an plus de quatre millions de kilogrammes de fromages. Et nous faisons tout cela on nous associant, riches comme pauvres, d'un bon accord; car, voyez-vous, enfant, en apportant chacun sa pierre, la maison se fait sans peine.

—Oh! dit Julien, que j'aime votre pays, o� tout le monde sait si bien s'entendre! Mais comment peut-il n'y avoir jamais d'erreur dans le partage et dans les comptes?

—Quand tout le monde veut la justice, chacun y veille, enfant. Chez nous, tout se passe honn�tement, parce que tout se fait au grand jour, sous la surveillance de tous et avec l'avis de tous.

Le petit Julien, pour rattraper le temps qu'il avait pass� � �couter le fruitier, s'en revint en courant de la fromagerie. Tout en marchant vite, il songeait � ce qu'avait dit la veille M. Gertal sur les associations du Jura, et arrangeant tout cela dans sa petite t�te, il se disait:—Quelle bonne chose de s'entendre et de s'aider les uns les autres!

XXXVII.—Le travail du soir dans une ferme du Jura.—Les ressorts d'horlogerie.—Les m�tiers � tricoter.—L'�tude du dessin.—Utilit� de l'instruction.

Instruisez-vous quand vous �tes jeunes; plus tard, quelque m�tier que vous embrassiez, cette instruction vous y rendra plus habile.

Ce n'�tait point � une auberge qu'on �tait descendu, mais chez un cultivateur des Rousses, ami de M. Gertal.

Le patron passa une partie de la soir�e � faire ses affaires chez ses clients, et les deux enfants rest�rent dans la ferme situ�e non loin du fort des Rousses qui d�fend la fronti�re; car les Rousses sont le dernier bourg de France sur la fronti�re suisse.

Lorsque la nuit fut tout � fait venue, la fermi�re alluma deux lampes. Pr�s de l'une les deux fils a�n�s s'�tablirent. Ils avaient devant eux toute sorte d'outils, une petite enclume, des marteaux, des tenailles, des limes, de la poudre � polir. Ils saisirent entre leurs doigts de l�gers rubans d'acier qu'ils enroulaient en forme de spirale apr�s les avoir battus sur l'enclume.

081

Ressort de montre.

Andr� s'approcha d'eux tout surpris; leur travail, qui lui p. 082 rappelait un peu la fine serrurerie, l'int�ressait vivement.

—Que faites-vous l�? demanda-t-il.

—Voyez, nous faisons des ressorts de montre. Dans nos montagnes on fabrique les diff�rentes pi�ces des montres, de sorte qu'� Besan�on on n'a plus qu'� les assembler pour faire la montre m�me. Moi, je fabrique des ressorts, d'autres font les petites roues, les petites cha�nes qui se trouvent � l'int�rieur, d'autres les cadrans �maill�s o� les heures sont peintes, d'autres les aiguilles qui marqueront l'heure; d'autres enfin fa�onnent les bo�tiers en argent ou en or.

—Que tout cela est d�licat, dit Andr�, et quelle attention il vous faut prendre pour manier cet acier entre vos doigts! Je m'en fais une id�e, moi qui suis serrurier.

082

Le travail du soir dans une ferme du Jura. —C'est dans les fermes du Jura que se fabriquent en grande quantit� les ressorts de montre les plus d�licats. En passant pr�s des fermes, il est rare qu'on n'y entende pas le bruit du marteau ou de la lime.—Le m�tier � bas , auquel travaille la fermi�re de droite, a �t� invent� par un Fran�ais, un ouvrier serrurier des environs de Caen. Avec ce m�tier on fabrique bien plus vite qu'avec la main, des bas presque aussi solides.

—C'est assez d�licat, en effet: soupesez ce ressort et voyez comme il est l�ger. Avec une livre de fer, on peut en fabriquer jusqu'� 80,000, et quand ils sont bien r�ussis, ils valent jusqu'� 10 francs chacun.

—10 francs chaque ressort! dit Andr�. S'il y en a 80,000, cela fait 800,000 francs, et tout cela peut se tirer d'une livre de fer qui co�te si peu! Mon patron serrurier avait bien raison de dire que ce qui donne du prix aux choses, c'est surtout le travail et l'intelligence de l'ouvrier.

p. 083 Tandis que les deux jeunes ouvriers en horlogerie causaient ainsi avec Andr�, la fermi�re s'�tait assise avec sa fille aupr�s de l'autre lampe. Elle avait un m�tier � faire les bas et travaillait avec activit�. Pendant ce temps, le plus jeune des enfants faisait son devoir pour l'�cole du lendemain.

083

Dessin d'ornementation. —Les dessins d'ornementation imitent avec art les formes des plantes et des animaux, ainsi que des figures g�om�triques les plus �l�gantes, cercle, ovale, spirale, etc.

—Oh! pensa Julien, qui n'avait rien perdu de tout ce que l'on faisait et disait, je vois qu'il n'y a pas que la Lorraine o� l'on sache bien travailler. C'est �gal, je n'aurais jamais cru que ce fut dans les fermes que l'on fit les choses d�licates de l'horlogerie.

Julien, tout en r�fl�chissant ainsi, s'approcha du jeune enfant qui travaillait � ses devoirs. Il fut surpris de voir qu'il dessinait, et que son cahier �tait couvert de rosaces et d'�toiles, de fleurs, d'animaux, de jolies figures d'ornementation qu'il avait trac�es lui-m�me.

—Quoi! lui dit-il, vous avez appris le dessin, d�j�?

—Il faut bien, dit l'enfant; le dessin est si utile aux ouvriers! Il nous sert beaucoup pour tous les travaux que nous faisons pendant l'hiver.

—Oui, reprit la fermi�re; nous avons huit mois d'hiver sur la montagne; durant ces longs mois, la neige couvre tout, et il faut rester chez soi aupr�s du feu. Il y a m�me des villages o� l'on est si envelopp� par les neiges de toutes parts, qu'on ne peut plus communiquer avec le reste du pays. La terre ne nous donnerait pas de quoi vivre si nous ne travaillions beaucoup et si nous restions ignorants. Mais nous avons de bonnes �coles, o� on p. 084 apprend m�me le dessin et les travaux d'horlogerie. Quand on est bien instruit, on gagne mieux sa vie.

Le petit Julien trouva tout cela fort sage; il se rappela que la m�re Gertrude lui avait dit que la France ouvre de jour en jour plus d'�coles pour instruire ses enfants.

—Moi qui veux bien travailler quand je serai grand, pensa-t-il, je ne perdrai pas mon temps � l'�cole. La fermi�re a raison; pour faire des choses difficiles, il faut �tre instruit.

XXXVIII.—La Suisse et la Savoie.—Le lac de Gen�ve.—Le mont Blanc.—Les avalanches.—Le lever du soleil sur les Alpes.—La pri�re du matin.

Les beaut�s de la nature doivent �lever notre pens�e vers Dieu.

Le lendemain, on quitta les Rousses d�s trois heures du matin, car le patron voulait arriver � temps pour le march� de Gex, une des principales villes du d�partement de l'Ain.

Andr� enveloppa soigneusement le petit Julien dans son manteau: l'enfant, berc� par le balancement de la voiture et par le bruit cadenc� des grelots sonores de Pierrot, ne tarda pas � dormir aussi bien que dans son lit.

Le clair de lune �tait splendide, la route lumineuse comme en plein jour; mais l'air �tait froid, car il gelait sur ces hauteurs, et les noirs sapins avaient sur toutes leurs branches de grandes aiguilles de glace qui brillaient comme des diamants.

Apr�s plusieurs heures de marche sur une route toujours montante, on traversa un dernier d�fil� entre deux montagnes.—Vous savez sans doute, mes enfants, dit alors M. Gertal, que nous sommes ici � deux pas de la Suisse, et nous arriverons bient�t au haut d'un col d'o� l'on d�couvre toute la Suisse, la Savoie et les Alpes. Descendons de voiture, et nous regarderons le soleil se lever sur les montagnes: le temps est pur, ce sera magnifique.

Le petit Julien en un clin d'œil fut �veill�, il se h�ta de sauter sur la route et courut en avant. Mais Andr� l'avait devanc�, et lorsqu'il fut au sommet du col:—Oh! Julien, s'�cria-t-il, viens voir.—L'enfant arriva vite.

Les deux fr�res se trouvaient plac�s au haut de la cha�ne du Jura comme sur une muraille �norme, presque droite. A leurs pieds s'ouvrait un vaste horizon: la Suisse �tait devant p. 085 eux. Tout en bas, dans la plaine, s'�talait, � perte de vue, le grand lac de Gen�ve, le plus beau de l'Europe, domin� de toutes parts par des montagnes blanches de neige.

085

Le lac de Gen�ve , ou lac L�man , a 34 lieues de tour. Il est entour� par le Jura et par les Alpes. Dans sa partie sud, il touche � la France. A certains endroits sa profondeur est de 300 m�tres. Il est parfois sujet, comme la mer, � des temp�tes redoutable.—Sur ses bords se trouve la ville suisse de Gen�ve commer�ante et industrielle, peupl�e de 50,000 habitants.

—Comme ce lac brille sous les rayons de la lune! dit Julien; moi je l'aurais pris volontiers pour la mer, tant je le trouve grand. Mais dis-moi, Andr�, comment s'appellent ces montagnes l�-bas, si hautes, si hautes, qui enferment le lac comme dans une grande muraille?

085a

Le mont Blanc et la mer de Glace. —Le mont Blanc (4,800 m�tres) est la montagne la plus �lev�e de l'Europe.

—Ce sont les Alpes de la Savoie, dit M. Gertal qui arrivait. p. 086 A nos pieds est la Suisse, mais � droite, c'est encore la France qui se continue, born�e par les Alpes. Dans la Savoie, en France, se trouvent les plus hautes montagnes de notre Europe. Ces neiges qui couvrent leurs sommets sont des neiges �ternelles. Vois-tu, en face de nous, sur la droite, ce grand mont dont la cime blanche s'�l�ve par dessus toutes les autres? C'est le mont Blanc. Il y a s�rement sur sa cime glac�e des neiges qui sont tomb�es depuis des si�cles et que nul rayon du chaud soleil d'�t� n'a pu fondre.

—Quoi! vraiment? dit Julien, d'un air r�fl�chi, en poussant un soupir d'�tonnement.

086

Avalanche dans les Alpes. —L'avalanche est une masse de neige qui roule du sommet des montagnes, entra�nant avec elle les arbres et les rochers. C'est surtout en Suisse, en Su�de et en Norv�ge que les avalanches sont terribles.

—Oui, continua M. Gertal, chaque hiver de nouvelles neiges recouvrent les anciennes. Aussi, aux endroits o� la montagne en est trop charg�e, il suffit d'un coup de vent, du pas d'un chamois, d'une pelote de neige qui grossit en roulant, pour �branler des blocs de neige et de glace entass�s; ces blocs s'�croulent alors avec un bruit effroyable, �crasent tout sur leur passage, ensevelissent les troupeaux, les maisons, parfois des villages entiers. C'est ce qu'on appelle les avalanches.

—Que cela fait peur! dit Julien: et cependant la montagne est si belle � regarder!

Au m�me instant, levant encore une fois la t�te vers le vaste cirque de montagnes, il poussa un cri de surprise:—Voyez, voyez, dit-il, la jolie couleur de feu qui brille sur le mont Blanc: les neiges sont toutes roses; qu'est-ce donc?

p. 087 —C'est l'aurore du soleil levant, petit Julien; le soleil commence toujours par �clairer les plus hauts sommets; aussi, dans tout ce pays, c'est le mont Blanc qui re�oit chaque matin les premiers rayons du soleil. Regarde encore.

—Oh! mais voici tous les sommets des autres montagnes qui s'illuminent � leur tour; il y a, sur les neiges, toutes les couleurs de l'arc-en-ciel: les unes sont violettes ou bleues, les autres lilas ou roses. On dirait une grande f�te qui se pr�pare entre le ciel et la terre.

—Julien, c'est le jour qui commence. Vois: le soleil monte � l'horizon, rouge comme un globe de flamme; devant lui, les �toiles s'effacent, et voici la lune qui p�lit � son tour.

—O mon Dieu, mon Dieu! dit l'enfant en joignant ses petites mains, comme cela est beau!

—Oui, Julien, dit gravement M. Gertal, tu as raison, mon enfant: joins les mains � la vue de ces merveilles. En voyant l'une apr�s l'autre toutes ces montagnes sortir de la nuit et para�tre � la lumi�re, nous avons assist� comme � une nouvelle cr�ation. Que ces grandes œuvres de Dieu te rappellent le P�re qui est aux cieux, et que les premiers instants de cette journ�e lui appartiennent.

Et tous les trois, se recueillant en face du vaste horizon des Alpes silencieuses, qui �tincelaient maintenant sous les pleins rayons du soleil, �lev�rent dans une m�me pri�re leurs �mes jusqu'� Dieu.

XXXIX.—L'ascension du mont Blanc.—Les glaciers.—Effets de la raret� de l'air dans les hautes montagnes.—Un savant courageux: de Saussure.

C'est l'amour de la science et le courage des savants qui ont fait faire de nos jours tant de progr�s � l'humanit�.

Lorsqu'on remonta en voiture, Julien �tait encore tout �mu; il ne cessait de regarder du c�t� du mont Blanc pour revoir ces neiges �ternelles dont on lui avait tant parl�.

—Est-ce que nous allons passer par la Savoie, monsieur Gertal? demanda-t-il.

—Point du tout, mon ami. Une fois notre march� fait dans la petite ville de Gex, nous tournerons le dos � la Savoie.

—C'est grand dommage, fit l'enfant: ce doit �tre bien beau � voir un pays pareil. Y �tes-vous all�, monsieur Gertal?

—Oui, petit Julien, plusieurs fois

p. 088 —Est-ce que vous �tes mont� au mont Blanc?

—Oh! pour cela non, mon ami. C'est plus difficile � faire que tu ne l'imagines, l'ascension du mont Blanc.

—Pourquoi donc, monsieur Gertal?

—D'abord, il faut marcher deux journ�es, toujours en montant, comme bien tu penses, et la marche n'est pas facile. Ces hautes montagnes ont sur leurs flancs de vastes champs de glace et de neige durcie qu'on appelle glaciers . L'un des glaciers qui sont au pied du mont Blanc a deux lieues de large sur six lieues de long: c'est une vaste mer de glace , tant�t unie comme un miroir, tant�t boulevers�e comme les flots de la mer dans la temp�te. Quand on marche sur ces glaciers aux pentes rapides, il faut des souliers ferr�s expr�s pour ne pas glisser, des b�tons ferr�s pour se retenir. On arrive souvent devant des murs de glace qui barrent le chemin: alors il faut creuser � coups de hache dans la glace une sorte d'escalier o� l'on puisse poser le pied. Puis il y a des crevasses plus profondes que des puits; la neige glac�e les recouvre, mais, si on s'aventure par m�garde sur cette neige trop peu �paisse, elle craque, se brise, et on tombe au fond du gouffre.

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Ascension du mont Blanc et passage des glaciers. —Il y a des montagnes tellement hautes ou difficiles � gravir que nul pied humain n'est jamais parvenu jusqu'au sommet. Le mont Blanc est rest� de ce nombre jusqu'au si�cle dernier. Maintenant que les chemins sont tr�s connus, il faut encore dix-sept heures pour y monter et huit pour en descendre.

—J'ai entendu dire, fit Andr�, que l'on s'attachait avec une m�me corde plusieurs ensemble, de fa�on que, si l'un tombe, les autres le retiennent; est-ce vrai, monsieur Gertal?

—Certainement, r�pondit le patron; c'est ce que j'allais p. 089 raconter; mais quelquefois la chute de l'un entra�ne les autres. Puis, on est expos� aux avalanches qui se d�tachent du haut de la montagne et qui peuvent vous engloutir. En outre, le froid devient tel, � mesure qu'on s'�l�ve, qu'il faut s'envelopper le visage d'un masque en gaze pour que la peau ne se fendille pas jusqu'au sang. Enfin, la difficult� de respirer sur ces hauteurs est si grande, qu'on peut � peine se tra�ner; des hommes tr�s robustes ne peuvent marcher plus de vingt-cinq pas sans s'arr�ter pour se reposer et respirer.

—C'est �tonnant, cela, dit Julien: moi, je trouve l'air si pur sur les hauteurs, qu'il me semble qu'on y respire mieux.

—Oui, dit le patron, quand on n'est pas trop haut; mais � mesure qu'on s'�l�ve, l'air devient plus rare, l'air vous manque; Andr� doit savoir cela?

—Oui, monsieur; j'ai m�me appris � l'�cole que, si on pouvait s'�lever � quinze lieues au-dessus de la terre, il n'y aurait plus d'air du tout, et on ne pourrait respirer ni vivre.

—Eh bien, sur le sommet du mont Blanc, il y a d�j� deux fois moins d'air que dans la plaine; aussi est-on oblig� de respirer deux fois plus vite pour avoir sa quantit� d'air. Alors le cœur se met � battre aussi moiti� plus vite, on a la fi�vre, on sent ses forces s'en aller, on est pris d'une soif ardente et en m�me temps d'un invincible besoin de dormir, et le tout au milieu d'un froid rigoureux. Si l'on se laisse aller � dormir, c'est fini, le froid vous engourdit et on meurt sans pouvoir se r�veiller.

—Oh! oh! dit Julien, je comprends qu'il n'y ait pas grand monde � se risquer jusque-l�; mais qui donc a jamais os� monter le premier au mont Blanc?

—C'est un hardi montagnard nomm� Joseph Balmat; il y est all� seul une premi�re fois, puis, il a aid� un grand savant nomm� de Saussure � y monter. C'est de Saussure qui a observ� au sommet du mont ce que je vous disais tout � l'heure sur la raret� de l'air. Il a fait beaucoup d'autres exp�riences; par exemple, il a allum� du feu, mais son feu avait la plus grande peine � br�ler � cause du manque d'air; il a d�charg� un pistolet, mais ce pistolet ne fit pas plus de bruit qu'un simple p�tard de confiseur, car c'est l'�branlement de l'air qui produit le son, et l� o� il y a moins d'air, tout son devient plus faible. De Saussure fut bien surpris aussi de p. 090 voir, du haut du mont, le ciel presque noir et d'apercevoir des �toiles en plein jour; cette couleur sombre du ciel est produite encore par la raret� de l'air, car c'est l'air qui, quand il est en grande masse, donne au ciel sa belle couleur bleue. Toutes ces exp�riences et bien d'autres encore ont �t� tr�s utiles pour le progr�s de la science; mais � combien de dangers il a fallu s'exposer d'abord pour les faire!

Tu vois, petit Julien, comme l'amour de la science est une belle chose, puisqu'il donne le courage de risquer sa vie pour s'instruire et pour instruire les autres.

XL.—Les troupeaux de la Savoie et de la Suisse.—L'orage dans la montagne.—Les animaux sauvages des Alpes.—Les ressources des Savoisiens.

Plus un pays est pauvre, plus il a besoin d'instruction; car l'instruction rend industrieux et apprend � tirer parti de tout.

Tout en causant on continuait la route. A chaque d�tour du chemin les montagnes disparaissaient, mais on ne tardait pas � les revoir, plus lumineuses � mesure que le soleil montait.

—C'est le moment, dit M. Gertal, o� les p�tres et les troupeaux se r�veillent dans la montagne. Ne voyez-vous pas sur les pentes les plus voisines de petits points blancs qui se remuent? ce sont les vaches et les moutons.

—Mais, dit Julien, est-ce qu'il y a aussi des troupeaux sur le mont Blanc et sur les autres grandes montagnes?

—Certainement; les troupeaux sont la grande richesse de la Suisse et de la Savoie, comme du Jura. C'est en les gardant l�-haut, tout l'�t�, que les montagnards acqui�rent leur vigueur et leur agilit� proverbiales.

—Y a-t-il donc tant besoin d'agilit� pour garder les vaches dans la montagne? s'�cria Julien. Cela m'a l'air bien facile, � moi.

—Eh, eh! petit Julien, je voudrais bien t'y voir, lorsque tout � coup un orage s'�l�ve. J'ai vu cela, moi qui te parle, et je ne l'oublierai jamais. Les vaches, dans les prairies de la montagne, couchent dehors, paisiblement, sous la garde des chiens. Mais si l'orage arrive, elles s'�veillent en sursaut; en voyant les �clairs leur passer devant les yeux, les voil� folles de terreur; elles bondissent � travers le premier sentier qui se pr�sente dans la direction du vent. Elles courent sans s'arr�ter, redoublant de vitesse � mesure que les �chos de la p. 091 montagne s'�branlent aux roulements du tonnerre. Les p�tres alors, pour ramener le troupeau, le suivent dans toutes les directions, � la lueur des �clairs, en d�pit de l'ouragan qui d�racine les arbres, au-dessus des ab�mes. Ils appellent chaque vache par son nom pour la calmer, et souvent, malgr� leurs efforts, quand le matin arrive, plus d'une manque � l'appel: la tourmente les a jet�es dans les pr�cipices.

—Comment? dit Julien, les vaches, qui ont un air si tranquille, sont si peu raisonnables que cela? Mais alors, les p�tres doivent avoir grand'peur de l'orage.

—Certes, mon enfant, ils le redoutent; aussi, quand ils en pr�voient un, ils ne se couchent pas; ils restent toute la nuit aupr�s de leurs vaches; ils leur parlent tant que dure la temp�te, ils les flattent de la main tour � tour, les appelant chacune par leur nom. Cela suffit pour tranquilliser ces bonnes b�tes. La pr�sence et la voix de leur gardien les rassure; elles ne bougent pas.

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Le chamois. —Le chamois vit en troupes dans les Alpes et aussi dans les Pyr�n�es, o� on lui a donn� le nom d' isard .

—Bon, dit Julien, les vaches sont comme les petits enfants; elles ont peur quand elles se croient seules, et alors il n'est pas facile de les garder. C'est �gal, monsieur Gertal, c'est bien int�ressant, toutes ces histoires de la montagne.

Le patron sourit.—As-tu quelquefois entendu parler des chasses au chamois, Julien? reprit-il.

—Oh! point du tout, je ne sais m�me pas ce que c'est qu'un chamois. Et vous, monsieur Gertal, en avez-vous vu?

—Oui, j'en ai vu plusieurs. C'est un bel animal, qui vit sur les hautes montagnes. Il est grand comme une ch�vre, et d'une agilit� merveilleuse: d'un bond il saute par dessus les ab�mes et dispara�t avec la rapidit� d'une fl�che. Pour lui faire la chasse, il faut avoir soi-m�me une agilit� bien grande; les hommes les plus hardis grimpent aux endroits p. 092 escarp�s o� ils ont remarqu� les traces des chamois; cach�s derri�re quelque rocher, ils les attendent au passage pendant des heures, tirent dessus, et parfois les poursuivent � la course de rocher en rocher.

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L'aigle. —L'aigle, le plus fort et le plus f�roce des oiseaux, a la vue per�ante, les pieds robustes, arm�s d'ongles aigus. Ses ailes �tendues ont pr�s de 3 m�tres de largeur. Son nid (ou aire ) est plac� dans les rochers les plus sauvages, au milieu des montagnes et des pr�cipices. C'est l� qu'il transporte, pour nourrir ses petits, les animaux qu'il a pris ou enlev�s dans ses serres.

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Carte de la Savoie. —Cette province est couverte des plus hautes montagnes de l'Europe. On y trouve des mines de plomb, de cuivre, de fer, des carri�res de marbre et de granit, quelques rivi�res charrient de l'or en petite quantit�. Chamb�ry , l'ancienne capitale de la Savoie (22,000 hab.), fabrique des gazes de soie renomm�es. Annecy (15,000 h.), situ�e au bord d'un beau lac, tisse le coton et la soie.

—Qu'est-ce que cela mange, les chamois?

—L'herbe rase des prairies de la montagne. Dans les grandes for�ts de sapins, dans les lieux les plus sauvages, il y a d'autres animaux: on rencontre dans les Alpes des ours bruns.

—Des ours! fit Julien; oh, oh! cela ne vaut pas les gentils chamois. Nous en avons pourtant vu un l'autre jour � Lons-le-Saulnier, qui �tait apprivois� et qui dansait sur ses pattes de derri�re au son de la musique.

—Il avait �t� pris sans doute encore jeune dans les Alpes. Un autre animal des montagnes, c'est l'aigle; on peut le voir sur la cime des rochers, voler � son aire. Les aigles se jettent parfois sur les troupeaux, saisissent dans leurs serres les jeunes agneaux qu'ils peuvent attraper, et les enl�vent en l'air; on en a vu emporter jusqu'� de jeunes enfants. Aussi les montagnards font une chasse continuelle � ces b�tes malfaisantes: ils les poursuivent dans le creux des rochers; ils luttent contre elles, et de jour en jour, aigles et ours deviennent plus rares.

—Je vois � pr�sent, monsieur Gertal, que les montagnards sont bien braves. Aussi, j'aime les montagnards; mais je voudrais savoir si, dans leur pays, en Suisse et en Savoie, on sait p. 093 travailler comme dans la Franche-Comt� et la Lorraine.

—Certainement, petit Julien. Depuis que la Savoie est fran�aise, les progr�s ont �t� tr�s rapides dans cette contr�e. On y a fait un grand nombre de routes, ce qui permet de transporter facilement les produits de la terre et les marchandises. Et puis, les Savoisiens sont tr�s intelligents et comprennent l'importance de l'instruction. Les �coles se multiplient chez eux. Quand tout le monde sera instruit dans ce beau pays, on verra, de plus en plus, la Savoie changer de face; l'agriculture, mieux entendue, enrichira les cultivateurs, l'industrie fera prosp�rer les villes; car vois-tu, petit Julien, il faut toujours en revenir � l'instruction: les esprits cultiv�s sont comme les terres bien labour�es, qui paient par d'amples moissons les soins qu'on leur donne.

XLI.—Arriv�e en Bourgogne.—L'Ain.—Les volailles de Bresse.—Andr� et Julien devenus marchands.

Ce n'est pas tout d'�conomiser, il faut savoir faire fructifier ses �conomies.

Nos voyageurs, tout en causant, avaient depuis longtemps quitt� le d�partement du Jura; ils �taient maintenant en Bourgogne, dans le d�partement de l'Ain.

De la voiture, on apercevait d�j� le clocher de la petite ville de Gex, connue par les fromages qui portent son nom.

—Enfants, dit le patron, nous voici arriv�s � Gex; il p. 094 s'agit � pr�sent de travailler ferme. Nous aurons une journ�e de fatigue aujourd'hui, et pas une minute � perdre.

Nos trois amis furent en effet si occup�s toute la journ�e qu'ils n'eurent pas le temps de manger autre chose qu'un petit pain de deux sous en courant; mais personne ne songea � s'en plaindre. La vente �tait bonne, le patron radieux, et les enfants enchant�s comme s'il se f�t agi de leurs propres int�r�ts.

Tout en se h�tant de faire les commissions, Julien regardait le pays tant qu'il pouvait. De la ville de Gex, on aper�oit encore le lac de Gen�ve et les belles Alpes de Savoie. Julien tournait souvent les yeux de ce c�t�: ne pouvant aller en Savoie, il voulait du moins emporter dans son souvenir l'aspect de ce beau pays.—Comme cela, disait-il, je vais finir par savoir ma g�ographie de la France sur le bout du doigt. Quand je retournerai � l'�cole, je serai s�rement le premier, et je serai bien content.

Deux jours apr�s, on traversa, sans s'y arr�ter, la ville de Bourg, situ�e dans la plaine fertile de la Bresse.

—Mes enfants, dit alors M. Gertal, je suis content de vous, vous travaillez avec courage. Cela m'engage � vous venir en aide. Vous avez emport� d'�pinal quelques petites �conomies, je veux vous montrer � les faire fructifier. Tout en travaillant pour moi, vous travaillerez pour vous: ce sera une sorte d'association que nous ferons ensemble. �coutez-moi. La Bresse est connue partout pour ses excellentes volailles. Je vais acheter avec votre argent, dans une ferme des environs, une vingtaine de belles poulardes, que vous vendrez au march� de M�con, o� nous allons nous rendre. Si peu que vous gagniez sur chaque poularde, cela vous fera sur le tout une somme assez ronde. Ne serez-vous pas contents?

—Oh! fit Julien, je crois bien, monsieur Gertal. Vous �tes bien bon pour nous, et je vais joliment m'appliquer � vendre, allez!

—Oui, dit Andr�, nous vous en serons bien reconnaissants, monsieur Gertal, car souvent je songe avec inqui�tude au terme de notre voyage. J'ai peur de ne point retrouver notre oncle � Marseille, ou bien je crains qu'il ne soit oblig� de retourner en Alsace pour obtenir que nous soyons p. 095 Fran�ais. Si nous pouvions arriver l�-bas avec quelques �conomies, je serais moins tourment�.

—Il ne faut pas t'inqui�ter comme cela, mon gar�on. Avec du courage et de la pers�v�rance, on vient � bout des choses les plus difficiles. Celui qui veut absolument se tirer d'affaire, y arrive. L'aide de Dieu ne fait d�faut qu'aux paresseux.

XLII.—Une ferme bien tenue.—Hygi�ne de l'habitation.—Les fermes-�coles.

Sans air pur et sans soleil, point d'habitation saine; sans habitation saine, point d'homme qui puisse conserver sa vigueur et sa sant�.

—Julien, dit M. Gertal lorsqu'on eut bien d�n�, viens avec moi � la ferme o� je dois acheter nos poulardes de Bresse; tu aimes l'agriculture, tu vas voir une ferme bien tenue.

Julien enchant� se leva de table avec Andr�.

On arriva dans une cour de belle apparence. A l'entr�e deux grands arbres, un prunier et un cerisier, donnaient en �t� leur ombrage et leurs fruits. Un banc en pierre sous une tonnelle indiquait que le soir on venait souvent s'y reposer des travaux de la journ�e.—Oh! la belle cour, monsieur Gertal! comme elle est grande! dit Julien. C'est �gal, il y a une chose qui m'�tonne, c'est de ne point voir, au milieu, ces beaux grands tas de fumier qui indiquent qu'il y a bien des b�tes � la ferme. Pourquoi donc?

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—Oh! oh! petit Julien, dit le patron en souriant, ne devines-tu pas que ces beaux grands tas de fumier dont tu parles empestent l'air et peuvent m�me causer des maladies pendant l'�t�? Sans compter que le meilleur du fumier, le purin , se trouve ainsi perdu, s'�coulant en ruisseaux infects le long de la cour et corrompant l'eau des mares o� boivent les b�tes. Au lieu de cela, vois quelle jolie cour bien nivel�e!

—C'est vrai, monsieur Gertal, dit Julien: la cour et la ferme ont si bon air que cela donne envie de vivre ici.

—Elles n'�taient pas ainsi autrefois; c'est le fermier lui-m�me qui a plant� ces arbres, aplani le terrain de la cour en y apportant des tombereaux de terre et du cailloutage. C'est p. 096 un homme avis� et instruit: il a �t� �lev� dans une de nos grandes fermes-�coles , celle de la Saussaye, qui n'est pas loin d'ici. Il conna�t ce que r�clame l'hygi�ne de l'habitation; aussi a-t-il eu soin de creuser la fosse � fumier loin de la maison; dans une autre fosse, couverte et ciment�e, se rend, par des canaux, le purin des �tables, le plus pr�cieux des engrais. Chaque jour on conduit dans les prairies quelques tonneaux de ce purin �tendu d'eau, qui sert � les arroser; il suffit � lui seul � fumer un hectare entier.

On entra dans la ferme, et Julien, tout en souhaitant le bonjour � la fermi�re, s'�merveilla de trouver la maison si claire et si gaie. Par deux fen�tres ouvertes au sud, les rayons du soleil p�n�traient librement dans la pi�ce.

—Vois, dit M. Gertal, la lumi�re entre � plein ici. Autrefois, il n'y avait qu'une fen�tre au nord; elle a �t� mur�e, et le fermier en a perc� deux autres au midi.

—C'est donc malsain, les fen�tres au nord, M. Gertal?

—Ce qui est malsain, Julien, ce sont les maisons froides et humides, et elles sont plus malsaines encore pour le travailleur que pour tout autre: quand il a su� et pein� au grand soleil, s'il rentre dans une maison fra�che, il se refroidit brusquement et s'expose aux fluxions de poitrine ou aux douleurs. Or une maison est toujours froide, humide et sombre, quand elle n'a d'ouverture que par le nord. Celle-l� �tait ainsi nagu�re, et encore les fermiers n'ouvraient m�me pas la seule fen�tre qui p�t leur donner de l'air; � pr�sent le soleil �claire, r�chauffe et dess�che la maison. En hiver, chacun s'en r�jouit; en �t�, la vigne, qui s'avance en tonnelle au-dessus des fen�tres et de la porte fait un peu d'ombre qui agr�e. Avec la lumi�re et le bon air, c'est la sant� qui entre dans une maison.

XLIII.—Une ferme bien tenue ( suite ).—La porcherie et le poulailler.

Dans la culture, le travail n'est pas tout; il faut l'intelligence.

Tandis que la fermi�re allait choisir les volailles au poulailler, M. Gertal continua de faire avec nos amis le tour de la ferme. On visita les �tables spacieuses; on admira l'�curie proprement tenue. En passant devant la porcherie, o� dormaient de beaux porcs de Bresse, race perfectionn�e, Julien p. 097 fut bien surpris de voir l'habitation des porcs non moins soign�e et propre que le reste de la ferme.

—Tout de m�me, dit-il, c'est se donner de la peine � plaisir que de tenir si proprement des b�tes que chacun sait aimer la salet�.

—Vraiment, Julien, tu crois cela? dit M. Gertal.

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Une porcherie dans la Bresse. —Quand le porc est d'une belle race, il donne de grands profits � l'�leveur. Les plus belles races de France sont celles de Bresse, de Craon (Mayenne), la race augeronne (Normandie), la race p�rigourdine et la race pyr�n�enne . La race commune, trop r�pandue, est tardive et d'un mauvais rapport.

—Dame, monsieur Gertal, on dit toujours: sale comme un porc. C'est bien sans doute parce que les porcs aiment le fumier.

—Eh bien, petit Julien, c'est une erreur. De tous les animaux, c'est le seul qui prenne le soin de ne pas salir sa liti�re quand on la lui tient propre. Il adopte alors un coin �cart� o� il va d�poser ses ordures, tant il craint de g�ter sa liti�re.

—Quoi, c'est vrai, cela, monsieur Gertal? dit Julien avec surprise. Eh bien, je vous assure que je ne l'aurais jamais cru.

—Mais, dit Andr�, il n'en est pas moins certain que les porcs se vautrent dans la boue tant qu'ils peuvent.

—Les porcs mal soign�s, Andr�, ceux qu'on ne m�ne pas se baigner chaque jour.

—Comment, dit Julien, on m�ne les porcs se baigner?

—Oui, mon ami, ceux qui veulent tirer un bon revenu du porc ne manquent point de le conduire chaque jour � quelque ruisseau quand ils n'ont point chez eux d'eau suffisamment propre; car le porc est sujet aux maladies de peau, et la propret� l'en exempte toujours.

—Est-ce que c'est un bon profit d'�lever des porcs?

—C'est un des meilleurs quand on s'y prend bien; seulement, l� comme partout, il faut du soin. Quand une fermi�re p. 098 n'est pas propre, soigneuse, intelligente, elle ne gagne rien l� o� une autre s'enrichit. Si la valeur de l'homme fait celle du champ, rappelle-toi, Julien, que c'est celle de la femme qui fait la prosp�rit� du logis.

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Coq et poules de Bresse. —Cette race est une des meilleures pour l'engraissement.

De la porcherie, on alla rejoindre la fermi�re au poulailler; les enfants s'�tonn�rent de voir combien toutes les bestioles de la fermi�re �taient peu sauvages. Les petits poulets couraient au devant de la m�nag�re, le coq lui-m�me s'empressait autour d'elle, poussant un cocorico joyeux pour appeler toutes les poules:—Voyez-vous, dit la fermi�re, ce sont des gourmandes, et je les g�te un peu, car il est impossible de bien �lever la volaille si elle est trop sauvage.

En m�me temps, elle leur jeta une poign�e de graines et toute la troupe se pr�cipita pour en faire son profit.

C'�tait plaisir de se promener dans la cour du poulailler, tant elle �tait bien tenue.—Mais aussi, dit la fermi�re, tous les jours, sans en excepter un seul, la cour est balay�e avec soin ainsi que le poulailler. Les nids et les perchoirs sont nettoy�s, l'eau est renouvel�e dans l'abreuvoir: c'est pour cela que tout ce petit peuple se porte bien et prosp�re. �coutez comme mes pondeuses chantent joliment.

On entendait en effet tout un gai ramage � c�t� des nids: le coq de loin faisait la basse, et la voix aigu� des jeunes poulettes lan�ait � plein gosier ce joyeux chant de triomphe qui fait que la venue d'un œuf est une f�te pour tout le poulailler.

La fermi�re choisit vingt et une poulardes parmi les plus fines: elle �tait bien aise d'en vendre d'un seul coup une si belle quantit�, et elle les laissa � un prix avantageux. Tout allait donc bien; aussi notre ami Julien, en partant pour M�con, faisait des r�ves d'or.

XLIV.—M�con. Andr� et Julien paient l'entr�e de leurs marchandises. Les octrois.—Les conseils municipaux.

Les routes, les fontaines, l'�clairage sont des choses dont chacun profite: il est donc juste que chacun les paie pour sa part.

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Octroi et bascule. —Aux portes de toutes les villes sont des bureaux d'octroi o� l'on doit payer les droits d'entr�e sur les marchandises.—Pour peser les voitures et fixer le poids des marchandises qu'elles portent, on les fait passer sur la plate-forme d'une bascule . Cette plate-forme, � l'aide d'un levier, soul�ve le fl�au d'une balance qui se trouve � l'int�rieur du bureau d'octroi, et l'employ� lit, sur le bras de fer , le nombre de kilogrammes.

Quand on arriva aux abords de la ville de M�con, le patron dit � Andr�:—Vois-tu l'octroi et la bascule o� une charrette est arr�t�e pour se faire peser? Va toi-m�me payer � l'employ� les droits d'entr�e pour vos poulardes.

Andr� prit le peu d'argent qui lui restait et paya ce qu'il fallait. Le patron, de son c�t�, solda ce qu'il devait pour ses propres marchandises, et on se mit en route.

Julien avait vu bien des fois le patron payer ainsi � l'entr�e des villes; mais il n'y avait pas fait grande attention. Cette fois, comme c'�tait avec leurs petites �conomies � eux qu'il avait fallu payer, cela fit r�fl�chir le jeune gar�on:

—Tiens, dit-il, pourquoi donc fait-on donner comme cela tant d'argent aux pauvres marchands qui ont d�j� bien de la peine � gagner leur vie? Je trouve cela bien ennuyeux, moi.

—Mais, Julien, dit M. Gertal, � quoi penses-tu donc? Que deviendraient les pauvres marchands dont tu parles, si l'on manquait en France de ces bonnes routes bien entretenues o� Pierrot tra�ne si lestement sa charge de mille kilogrammes? Et si ces routes n'�taient pas bien gard�es, si des malfaiteurs d�troussaient les marchands et nous avaient attaqu�s � travers les montagnes, que dirais-tu? Tu ouvres de grands yeux, mon gar�on; c'est pourtant bien simple. Pour p. 100 payer les gendarmes, le cantonnier, le gaz qui nous �claire dans les rues de la ville, pour b�tir les �coles o� s'instruisent les enfants, ne faut-il pas de l'argent? Les octrois y pourvoient, les autres imp�ts aussi; moi, je trouve cela parfaitement sage, petit Julien.

—Tiens, dit l'enfant, je n'avais pas encore song� � ces choses-l�. Mais comment sait-on que l'argent qu'on donne est bien employ� � faire tout ce que vous dites, monsieur Gertal.

—Voyons, Julien, n'as-tu jamais entendu parler du conseil municipal?

—Mais si, monsieur Gertal; seulement je ne sais pas du tout ce que c'est.

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Le tonnelier. —Pour rendre plus flexibles les douves qu'il veut recourber et assembler, le tonnelier allume dessous un feu de copeaux. Ensuite il les entoure de cercles en bois ou en fer.

—Eh bien, �coute, je vais te le dire. Dans chaque ville ou village, tous les habitants choisissent entre eux les hommes les plus capables de s'occuper des int�r�ts de leur commune, et ils les chargent de faire les affaires de la ville � leur place pendant cinq ans. Ce sont ces hommes, appel�s conseillers municipaux, qui d�cident des embellissements utiles � faire dans les villes: par exemple les fontaines, les lavoirs, le gaz. Ils surveillent toutes les d�penses et toutes les recettes de la ville, et ainsi il ne peut y avoir d'argent employ� autrement que par leurs avis. M'as-tu �cout�, Julien, et te rappelleras-tu ce que je t'ai dit?

—Oh! oui, monsieur Gertal, et m�me je suis tout � fait content d'avoir appris cela; maintenant je ne regrette plus l'argent que nous avons donn� � l'octroi. Je vois qu'il sera employ� pour l'avantage de tout le monde, et il faut bien payer sa petite part des avantages dont on profite.

Tout en parlant ainsi, on �tait entr� dans la ville commer�ante de M�con, chef-lieu du d�partement de Sa�ne-et-Loire. La Sa�ne passe le long de la ville, et cette belle rivi�re �tait sillonn�e de nombreux bateaux qui apportent � M�con les denr�es et produits des d�partements voisins. M�con fait un grand commerce de vins; aussi, en maint p. 101 endroit dans les rues on entendait le maillet sonore des tonneliers frappant sur les barriques.

XLV.—Andr� et Julien sur le march� de M�con.—Les profits de la vente. L'honn�tet� dans le commerce.

Le meilleur moyen de r�ussir dans le commerce, c'est d'�tre consciencieux.

Le lendemain M. Gertal, en parcourant le march� de M�con, vit qu'il y avait peu de volaille sur la place.

—Enfants, dit-il � Julien et � Andr�, tout le monde est si occup� de la vendange en ce moment, que peu de fermi�res ont eu le temps de venir en ville apporter leurs poulardes. Aussi la volaille est tr�s ch�re; je me suis enquis des prix: ne c�dez pas la v�tre � moins de cinquante centimes de b�n�fice par pi�ce; elle sera encore meilleur march� que par toute la place.

Andr� et Julien se le tinrent pour dit; ils se montr�rent in�branlables sur leurs prix, sans les exag�rer comme font les marchands peu consciencieux, mais aussi sans rien rabattre de la somme convenable.

Apr�s bien des paroles et bien du mal, les vingt et une poulardes se vendirent enfin. Le petit Julien fit autant de tours qu'il fallut pour les porter chez les acheteurs. A la derni�re, il �tait si las qu'il n'en pouvait plus; mais il �tait content de penser que par sa peine et ses soins il allait avoir, lui aussi, contribu� � gagner quelque argent.—Ce sera le premier que je gagne, pensait-il.—Et cette pens�e le rendait tout fier et lui donnait du courage. N�anmoins il avait bien de la peine � suivre la dame qui avait achet� la poularde. Arriv� chez elle, cette dame le paya, et Julien s'en retourna vite pour rejoindre Andr�.

Il avait d�j� fait les trois quarts du chemin, quand il se rappela qu'il avait oubli� de compter en le recevant l'argent que la dame lui avait donn�.

Aussit�t il v�rifia sa monnaie et il s'aper�ut que la dame s'�tait tromp�e et lui avait remis un franc de trop.

—Oh! se dit-il, M. Gertal a bien raison quand il me recommande de compter l'argent tout de suite. Si c'�tait un franc de moins qu'il y aurait, je n'oserais jamais aller le r�clamer � pr�sent: la dame croirait que je l'ai perdu; par bonheur ce franc est en trop, je n'aurai que le plaisir de le rendre.

p. 102 En pensant cela, il poussa un gros soupir, car il �tait bien fatigu� et ses petites jambes demandaient gr�ce.

—N'importe! se dit-il, profiter d'une erreur, ce serait un vol. Tant pis pour mes jambes. Oh! j'aimerais mieux n'importe quoi que de voler quelque chose, ne f�t-ce qu'un sou.

Et sans h�siter il revint sur ses pas.

—Madame, s'�cria-t-il tout essouffl� en arrivant � la maison, voici un franc de trop que vous m'avez donn� par erreur.

La dame regarda l'honn�te petit gar�on qui, malgr� sa fatigue, lui souriait courageusement; elle le fit asseoir et se mit � l'interroger sur son �ge, son pays, sa famille.

Il lui r�pondit gentiment et avec politesse.

En apprenant qu'il �tait orphelin et venait de l'Alsace-Lorraine, la dame se sentit tout �mue. Elle ouvrit son armoire, et lui pr�sentant un livre qui �tait sur une planche:

—Tenez, mon enfant, lui dit-elle, je vous donne ce livre: il parle de la France que vous aimez et des grands hommes qu'elle a produits. Lisez-le: il est � votre port�e; il y a des histoires et des images qui vous instruiront et vous donneront, � vous aussi, l'envie d'�tre un jour utile � votre patrie.

Les yeux de Julien brill�rent de plaisir: il remercia la dame de tout son cœur et s'en retourna, son livre sous le bras, en mangeant pour se reposer une grappe de bon raisin de la Bourgogne que la dame lui avait offerte.

Le soir, les deux fr�res compt�rent la somme d'argent que la vente leur avait rapport�e. Ils avaient gagn� dans cette journ�e pr�s de onze francs. Les orphelins ne savaient comment remercier M. Gertal; Andr� lui offrit de rester plus longtemps � son service s'il avait besoin d'eux.

—Eh bien, mes jeunes associ�s, r�pondit M. Gertal, j'accepte votre offre. J'ai fait moi aussi de meilleures affaires que je ne l'esp�rais, et je songe � agrandir ma client�le; si vous pouvez rester dix jours de plus avec moi, nous ferons une tourn�e par le Bourbonnais et l'Auvergne avant d'aller � Lyon. Chemin faisant, je vous aiderai encore � augmenter par des ventes avantageuses votre petit p�cule.

Andr� accepta de grand cœur, et il fut convenu qu'on allait soigner mieux que jamais le brave Pierrot, dont les jambes auraient tant de chemin � faire. Julien, lui, s'�tait d�j� mis dans un coin � feuilleter son livre.—Comment p. 103 as-tu donc eu ce livre, Julien? demanda M. Gertal.

Quand Julien eut racont� son histoire, M. Gertal l'approuva fort de s'�tre montr� scrupuleusement honn�te et consciencieux:—Etre consciencieux, lui dit-il, c'est le moyen d'avoir le cœur content, et c'est aussi le secret pour se faire estimer et aimer de tout le monde.

XLVI.—Les vignes de la Bourgogne.—La fabrication du vin.—La richesse de la France en vignobles.

�L'agriculture, voil� pour la France, disait Sully, les vraies mines et tr�sors du P�rou.�

On quitta M�con de grand matin, et chemin faisant nos trois amis, de la voiture m�me, assist�rent aux travaux de vendange. Sur le flanc des collines on ne voyait que vendangeurs et vendangeuses allant et venant, la hotte pleine de raisin. Tout ce monde avait l'air r�joui, car la r�colte �tait abondante, et les raisins de belle qualit�.

Ailleurs, on apercevait de grandes cuves o� les vignerons pi�tinaient le raisin qu'on venait de cueillir. Ils dansaient gaiement en foulant les grappes; et parfois m�me un violon, pour les animer au travail, leur jouait des airs.

103

La fabrication du vin. —Les vignerons foulent le raisin pour en faire sortir le jus. On verse ensuite ce jus dans les grandes cuves de gauche et on l'y laisse fermenter. Quand le jus fermentera dans la cuve, il se produira alors un gaz malsain appel� acide carbonique . Les vignerons ne doivent donc entrer dans un cellier, et surtout dans une cuve, qu'avec les plus grandes pr�cautions, sous peine de tomber asphyxi�s.

—Voyez-vous ces hommes? dit M. Gertal; ils sont en train de faire ce qu'on nomme le foulage des raisins. Ils laisseront ensuite tout ce jus fermenter pendant plusieurs jours. Puis on le tirera par le fond des cuves pour le faire couler dans des tonneaux. Alors il sera p. 104 devenu clair. Ce sera le vin doux. En as-tu jamais bu, du vin doux, Julien?

—Oui, monsieur, c'est bien sucr�.

—C'est sucr� sans doute, mais moins sain que le vin fait; et plus le vin est vieux, meilleur il est.

—Monsieur Gertal, est-ce que partout on �crase ainsi le raisin avec les pieds pour faire le vin?

—Non, mon ami; il y a d'autres endroits o� on se sert d'un fouloir, ce qui vaut mieux.

Pendant qu'on causait, le chemin s'allongeait sous les pas de Pierrot, mais on ne voyait toujours devant soi que des collines et encore des collines, toutes charg�es de vignes.

—Comment se nomment donc ces collines-l�? demanda Julien en montrant du doigt les nombreuses c�tes qui ondulaient au soleil levant.

—Ce sont les monts du Charolais; ils se continuent tout charg�s de raisins � travers la Bourgogne. Un peu plus haut, ils prennent le nom de c�te d'Or. Devines-tu pourquoi?

Julien r�fl�chit.

104

La Bourgogne. —Cette riche province se trouve arros�e � la fois par le Rh�ne, la Sa�ne, la Seine et la Loire. On y a �lev� de nos jours de nombreuses usines y compris celle du Creuzot. La plus grande ville de la Bourgogne est Dijon , 50,000 hab., qui est entour�e de crus de vins c�l�bres. Auxerre et M�con font aussi un grand commerce de vins.

—Je crois bien que oui, fit-il en parcourant des yeux la campagne ensoleill�e; regardez, monsieur Gertal, ces c�tes couvertes de vignes: elles ont sous ce beau soleil la couleur de l'or, � cause de leurs feuillages jaunis par l'automne.

—C'est vrai, petit Julien; mais ne penses-tu pas aussi que toutes ces hottes pleines de raisin sont une fortune, et que p. 105 les belles vignes couleur d'or sont pour la France une richesse, une mine d'or?

—Ah oui, c'est vrai encore, cela. A l'�cole de Phalsbourg on m'a dit que la France produit les premiers vins du monde.

—Oui certes, et les vignes de notre pays rapportent � leurs propri�taires plus d'un demi-milliard chaque ann�e.

—Que d'argent cela fait! Je comprends maintenant ce qu'on m'a encore dit: que la Bourgogne est une des plus riches provinces de France.

—C'est tr�s juste, petit Julien, et il faut ainsi t�cher de ne pas oublier tout ce que tu as appris � l'�cole.

—Oh! je ne l'oublie pas, monsieur Gertal, allez! M�me que je me r�p�tais tout � l'heure les quatre d�partements de la Bourgogne avec leurs chefs-lieux: Auxerre, Dijon, M�con, et Bourg. Je vais savoir ma France � pr�sent sans h�siter. Et puis, dans le livre que m'a donn� hier la dame de M�con, il y a beaucoup d'histoires sur les grands hommes de la France; je les lirai toutes, et comme cela je deviendrai plus savant sur les choses de mon pays. Voyez, monsieur Gertal, comme il est beau, mon livre, avec ses images!

Le patron feuilleta le livre avec int�r�t, tandis que Pierrot montait tranquillement la c�te au pas.

—Il est tr�s beau, en effet, ce livre, dit M. Gertal; c'est un magnifique cadeau qu'on t'a fait l�. Eh bien, Julien, fais-nous part de tes richesses. Je vois ici en titre: �Les grands hommes de la Bourgogne,� avec les portraits de Vauban, de Buffon, de Bossuet; lis-nous cela, mon gar�on; nous en profiterons tous les trois, et la route nous semblera moins longue. Quand Pierrot marche au pas, c'est bien facile de lire sans se fatiguer; voyons, commence.

Julien, tout fier d'�tre �rig� en lecteur, prit son livre et commen�a d'une voix claire le chapitre suivant.

XLVII.—Les grands hommes de la Bourgogne: saint Bernard, Bossuet, Vauban, Monge et Buffon. Niepce et la photographie.

Quand un enfant grandit, il pr�f�re l'histoire de sa patrie et des hommes qui l'honorent aux historiettes du jeune �ge.

Toutes les provinces de France ont fourni des hommes remarquables par leur talent ou par leur grande �me, qui ont rendu des services � leur patrie et � l'humanit�; mais peu de provinces ont produit p. 106 autant d'hommes illustres que la Bourgogne, et ces grands hommes ont �t� pour la plupart de grands patriotes.

007

Saint Bernard , n� pr�s de Dijon en 1091, mort en 1153. Il pr�cha en 1146 la seconde croisade, qui devait �chouer.

I. Parlons d'abord d'une des gloires de l'�glise de France, saint Bernard . Il naquit pr�s de Dijon, d'une famille noble, au onzi�me si�cle. D�s l'�ge de vingt-deux ans, son ardente pi�t� lui fit embrasser la vie monastique. Il fut l'homme le plus �loquent de son �poque.

C'est lui qui pr�cha la seconde croisade pour d�livrer J�rusalem: lui-m�me raconte dans ses lettres qu'il entra�nait tout le peuple derri�re lui et changeait en d�serts les villes et les ch�teaux. En Allemagne, o� l'on n'entendait point sa langue et o� l'on ne pouvait comprendre ce qu'il disait, les populations �taient cependant �mues et persuad�es par son accent et par ses gestes. Comme on voulait massacrer les juifs pour se pr�parer � l'exp�dition, saint Bernard emp�cha cet odieux massacre. Il mourut en 1153.

106a

Bossuet , n� � Dijon en 1627, mort � Paris en 1704. Ses principaux ouvrages sont le Discours sur l'histoire universelle et les Oraisons fun�bres .

II. Cinq si�cles apr�s, la Bourgogne devait encore produire un grand pr�lat, qu'on a compar� plus d'une fois � saint Bernard pour son �loquence et ses travaux. Bossuet , n� � Dijon, se fit d'abord remarquer de tous ses camarades de classe par son assiduit� et son ardeur au travail. Les autres �coliers disaient en parlant de lui, qu'il travaillait avec le courage et le calme du bœuf � la charrue. D�s l'�ge de seize ans, Bossuet est c�l�bre dans tout Paris par son �loquence. Il devint �v�que de Condom, puis de Meaux, et pr�cepteur du fils du roi. Sa vie fut remplie par des travaux de toute sorte.

107

Vauban , n� en 1632, pr�s de Saulnier (Yonne), mort en 1707.

p. 107 III. Au m�me si�cle que Bossuet, dans la Bourgogne, naquit le jeune Vauban . D�s l'�ge de dix-sept ans il s'engagea comme soldat, et se fit tout de suite remarquer par son courage. Un jour, au si�ge d'une petite ville dont les murs �taient entour�s par une rivi�re, il se jeta � la nage et, montant sur les remparts, entra le premier dans la place.

Cependant, si Vauban n'avait �t� que brave, son nom e�t pu �tre oubli� dans un pays o� la bravoure est si peu rare; mais Vauban �tait studieux, et tous les loisirs que lui laissait le m�tier de soldat, il les consacrait � l'�tude. Il s'occupait des sciences; il lisait au milieu des camps des livres de g�om�trie. Il obtint le grade d'ing�nieur, et ce fut comme ing�nieur qu'il montra son g�nie. Le roi Louis XIV le chargea de fortifier nos principales places de guerre. Toute la ceinture de places fortes qui d�fend la France est son œuvre: Dunkerque, Lille, Metz, Strasbourg, Phalsbourg, Besan�on et plus de trois cents autres.

—Quoi! s'�cria le petit Julien, c'est Vauban qui a fortifi� Phalsbourg, o� je suis n�, et Besan�on, dont j'ai si bien regard� les murailles! Voil� un grand homme dont je n'oublierai pas le nom � pr�sent. Puis il reprit sa lecture.

Au milieu de tous ses travaux, Vauban �tait sans cesse pr�occup� de la prosp�rit� de son pays et des moyens de soulager la mis�re du peuple. Dans la guerre, il donnait toujours au roi les conseils les plus humains, et il s'effor�ait d'�pargner le sang des soldats. Pendant les nombreux si�ges qu'il conduisit, on le voyait s'exposer lui-m�me au danger: il s'avan�ait jusque sous les murs ennemis pour bien conna�tre les abords de la place, et cherchait les endroits par o� on pourrait l'attaquer sans sacrifier beaucoup d'hommes; quand on s'effor�ait de le retenir: �Ne vaut-il pas mieux, r�pondait-il, qu'un seul s'expose pour �pargner le sang de tous les autres?�

Dans la paix, il pensait encore au peuple de France, si malheureux alors au milieu des guerres et de la famine qui se succ�daient; p. 108 il chercha un moyen de diminuer les imp�ts dont le peuple �tait accabl�, et il �crivit � ce sujet un bel ouvrage qu'il adressa au roi. Mais le roi Louis XIV se crut � tort offens� par les justes plaintes de Vauban. Il fit condamner et d�truire son livre. Vauban, frapp� au cœur, en mourut de douleur peu de temps apr�s.

Mais on devait lui rendre justice de nos jours et m�me de son temps: c'est pour lui qu'on a invent� et employ� pour la premi�re fois le beau mot de patriote , qui sert maintenant � d�signer les hommes attach�s � leur patrie et toujours pr�ts � se d�vouer pour elle. Vauban fut surnomm� �le patriote.�

—J'aime tout � fait ce grand homme-l�! dit Julien, et il fait bien honneur � la Bourgogne.

—Oui certes, dit Andr�, car il a travaill� pour le bien de son pays.

108

Monge , n� � Beaune en 1741, mort en 1818. Il y a � Paris une �cole qui porte son nom.

—Mais tu n'as pas fini ta lecture, petit Julien, dit M. Gertal; il y a eu aussi en Bourgogne d'autres grands hommes qui ont bien aim� leur patrie.

Julien reprit son livre avec une nouvelle curiosit�.

108a

L'�cole polytechnique. —Cette grande �cole situ�e � Paris, et dont le nom signifie �cole o� l'on apprend beaucoup d'arts , fut fond�e par la Convention nationale sur la proposition de Monge. Elle est destin�e � former des �l�ves pour l'artillerie et le g�nie militaire, les mines, la marine, etc.

IV. Quarante ans apr�s la mort de Vauban, un r�mouleur en plein vent de la petite ville de Beaune, dans la C�te-d'Or, eut un fils qu'il �leva � force de travail, et qu'il envoya, une fois grand, faire ses �tudes au coll�ge de sa ville natale. Le jeune Gaspard Monge ne devait pas avoir moins de g�nie que Vauban, il ne devait pas �tre moins utile � sa patrie. C'est une des plus grandes gloires de la science dans notre pays. Il inventa presque une nouvelle branche de la g�om�trie.

En 1792, Monge avait quarante-six ans. A cette �poque, la p. 109 France �tait attaqu�e par tous les peuples de l'Europe � la fois; Monge fut charg� d'organiser la d�fense de la patrie. Il se mit � cette œuvre avec toute l'ardeur de son g�nie. Il passait ses journ�es � visiter les fonderies de canons; pendant les nuits, il �crivait des trait�s pour apprendre aux ouvriers � bien fabriquer l'acier et � fondre les armes. Il �tait aid� par un autre homme illustre, n� aussi en Bourgogne, Carnot, qui travaillait avec Monge � d�fendre la France, et qui indiquait � nos arm�es les mouvements � faire pour s'assurer la victoire. Ces deux hommes r�ussirent dans leur œuvre. Quand la France eut en effet repouss� l'ennemi, Monge redevint professeur de g�om�trie: c'est lui qui organisa notre grande �cole polytechnique , o� se forment nos ing�nieurs pour l'arm�e et pour les travaux publics, ainsi que nos meilleurs officiers. On lui a �lev� une statue � Beaune.

V. La Bourgogne a donn� le jour � un autre grand savant que tous les enfants connaissent: c'est Buffon .

Oh! je le connais en effet, s'�cria Julien; c'est lui que a si bien d�crit tous les animaux.

109

Buffon , n� � Montbard (C�te d'Or) en 1707, mort en 1788. Il fit, avec l'aide d'un autre Bourguignon, Daubenton, son grand ouvrage sur l' Histoire de la nature , travail immense qui comprend trente-six volumes.

—Oui, dit Andr�, je sais que c'�tait un grand naturaliste , c'est-�-dire qu'il a �tudi� la nature et tous les animaux ou plantes qu'elle renferme.

Buffon est n� au ch�teau de Montbard, dans la C�te-d'Or. Malgr� sa fortune, il ne se crut pas dispens� du travail. Il con�ut la grande pens�e d'�crire l'histoire et la description de la nature enti�re: il m�dita et �tudia pendant dix ans, puis commen�a � publier une s�rie de volumes qui illustr�rent son nom. Ses ouvrages furent traduits dans toutes les langues. Avant de mourir, il vit sa statue �lev�e � Paris, au Jardin des Plantes, avec cette inscription: �Son g�nie a la majest� de la nature!�

VI. A Ch�lon-sur-Sa�ne naquit, en 1765, Joseph Niepce . Il fit d'abord comme lieutenant une partie de la campagne d'Italie. Plus tard, retir� dans sa ville natale, il s'occupa de sciences, d'arts et d'industrie.

110

La boite des photographes. —C'est une bo�te ferm�e de tous c�t�s, o� la lumi�re n'entre que par un petit tube . L'image des objets plac�s devant la bo�te se projette sur le fond, mais renvers�e. Le photographe introduit au fond de la bo�te une plaque qui a la propri�t� de noircir � la lumi�re; il laisse ensuite p�n�trer un rayon lumineux, et bient�t les objets se trouvent dessin�s sur la plaque. C'est comme si on parvenait � fixer sur un miroir l'image de celui qui s'y regarde.

Il y avait un probl�me qui le tourmentait et dont il cherchait sans cesse la solution. En �tudiant la physique, il avait appris que si, dans une bo�te obscure ferm�e de toutes parts, on pratique un petit trou par lequel passe un rayon de soleil, on voit se peindre renvers�s sur le fond de la bo�te les objets qui sont en face. C'est ce qu'on appelle la chambre obscure .

—Si je pouvais, disait Niepce, fixer sur du m�tal ou du papier p. 110 cette image qui vient se peindre dans le fond de la bo�te, j'aurais un dessin fait par le soleil, et d'une merveilleuse fid�lit�. Mais comment faire? Il faudrait, pour cela, frotter le m�tal ou le papier avec une chose qui aurait la propri�t� de noircir sous les rayons du soleil. Alors, quand les rayons entreraient dans la bo�te, ils noirciraient le m�tal ou le papier, et reproduiraient les objets, les personnes, les paysages...

Mais Niepce cherchait sans pouvoir trouver rien qui le satisf�t enti�rement.

Or, il y avait � pareille �poque un autre homme, Daguerre, qui cherchait le m�me probl�me. C'�tait un peintre fort habile, qui se disait, lui aussi:—Le soleil pourrait dessiner les objets en un clin d'œil si on r�ussissait � fixer l'image de la chambre obscure.

Il apprit qu'un inventeur habile, � Ch�lon, avait d�j� trouv� quelque chose de ce genre. Il vint voir Niepce � Ch�lon et lui dit:

—Voulez-vous que nous partagions nos id�es et que nous nous mettions � travailler tous les deux?

Niepce accepta. Dix ans apr�s, en 1830, on annon�ait � l'Acad�mie des sciences une d�couverte qui devait faire honneur � la France et se r�pandre dans le monde entier: les principes de la photographie �taient invent�s par Niepce et Daguerre.

Ainsi, ce qu'un seul de ces deux hommes n'aurait sans doute pu d�couvrir, tous deux l'avaient trouv� en s'associant. C'est un exemple nouveau des bienfaits de l'association: pour l'intelligence comme pour tout le reste, l'union fait la force.

Niepce �tait mort en 1833. La Chambre des D�put�s accorda une pension de six mille francs, comme r�compense nationale, � Daguerre et au fils de Niepce.

XLVIII.—La plus grande usine de l'Europe: le Creuzot.—Les hauts-fourneaux pour fondre le fer.

La puissance de l'industrie et de ses machines est si grande qu'elle effraie au premier abord; mais c'est une puissance bienfaisante qui travaille pour l'humanit�.

Apr�s une longue journ�e de marche, la nuit �tait venue, et d�j� depuis quelque temps on avait allum� les lanternes p. 111 de la voiture; malgr� cela il faisait si noir qu'� peine y voyait-on � quelques pas devant soi.

Tout � coup le petit Julien tendit les bras en avant:

—Oh! voyez, monsieur Gertal; regarde, Andr�; l�-bas on dirait un grand incendie; qu'est-ce qu'il y a donc?

—En effet, dit Andr�, c'est comme une immense fournaise.

M. Gertal arr�ta Pierrot:—Pr�tez l'oreille, dit-il aux enfants; nous sommes assez pr�s pour entendre.

Tous �cout�rent immobiles. Dans le grand silence de la nuit on entendait comme des sifflements, des plaintes haletantes, des grondements formidables. Julien �tait de plus en plus inquiet:—Mon Dieu, monsieur Gertal, qu'y a-t-il donc ici? Bien s�r il arrive l� de grands malheurs.

—Non, petit Julien. Seulement nous sommes en face du Creuzot, la plus grande usine de France et peut-�tre d'Europe. Il y a ici quantit� de machines et de fourneaux, et plus de seize mille ouvriers qui travaillent nuit et jour pour donner � la France une partie du fer qu'elle emploie. C'est de ces machines et de ces �normes fourneaux chauff�s � blanc continuellement que partent les lueurs et les grondements qui nous arrivent.

—Mon Dieu, dit Julien, quel travail!

111

Le Creuzot est ainsi appel� parce qu'il est situ� dans le creux d'une vall�e. L�, s'est �tablie une des plus grandes usines de l'Europe, dont on voit dans la gravure les chemin�es fumer. Autour de l'usine, s'est bient�t group�e toute une population d'ouvriers: une ville s'est ainsi form�e, qui compte maintenant 31,000 habitants et s'accro�t sans cesse.

—Oh! monsieur Gertal, s'�cria Andr�, si vous voulez me permettre demain d'aller un peu voir cette usine, je serai bien content. Vous ne savez pas comme cela m'int�resserait de voir pr�parer ce fer que nous autres serruriers nous fa�onnons.

—Nous irons tous les trois, enfants, quand la besogne p. 112 sera faite: en nous levant de grand matin nous aurons du temps de reste.

112

Un haut-fourneau. —Les hauts-fourneaux sont des esp�ces de tours solides qu'on remplit par en haut de minerai de fer. Une fois que le haut-fourneau est allum�, on le remplit jour et nuit sans interruption pour avoir la plus grande chaleur possible, jusqu'� ce que les murs us�s se fendent et �clatent. A mesure que le fer se fond, il tombe en dessous, dans un r�servoir.

Le lendemain avant le jour nos trois amis �taient debout; on se diligenta si bel et si bien que les affaires furent faites de bonne heure, et on se dirigea vers l'usine. Julien, que son fr�re tenait par la main, �tait tout fier d'�tre de la partie.

—Il y a trois grandes usines distinctes dans l'�tablissement du Creuzot, dit le patron qui le connaissait de longue date: fonderie, ateliers de construction et mines; mais voyez, ajouta-t-il en montrant des voies ferr�es sur lesquelles passaient des locomotives et des wagons pleins de houille, chacune des parties de l'usine est reli�e � l'autre par des chemins de fer; c'est un va-et-vient perp�tuel.

—Mais, dit Julien, c'est comme une ville, cette usine-l�. Quel grand bruit cela fait! et puis tous ces mille feux qui passent devant les yeux, cela �blouit. Un peu plus, on aurait grand'peur.

—A pr�sent que nous entrons, dit Andr�, ne me l�che pas la main, Julien, crainte de te faire blesser.

—Oh! je n'ai garde, dit le petit gar�on; il y a trop de machines qui se remuent autour de nous et au-dessous de nous. Il me semble que nous allons �tre broy�s l�-dedans.

—Non, petit Julien; vois, il y a l� des enfants qui ne sont pas beaucoup plus �g�s que toi et qui travaillent de p. 113 tout leur cœur; mais ils sont oblig�s de faire attention.

—C'est vrai, dit le petit gar�on en se redressant et en dominant son �motion. Comme ils sont courageux! Monsieur Gertal, je ne vais plus penser � avoir peur, mais je vais vous �couter et bien regarder pour comprendre.

—Eh bien, examine d'abord, en face de toi, ces hautes tours de quinze � vingt m�tres: ce sont les hauts-fourneaux que nous voyions briller la nuit comme des brasiers. Il y en a dix-sept au Creuzot. Une fois allum�s, on y entretient jour et nuit sans discontinuer un feu d'enfer.

—Mais pourquoi a-t-on besoin d'un si ardent brasier?

—C'est pour fondre le minerai de fer. Quand le fer vient d'�tre retir� de la terre par les mineurs, il renferme de la rouille et une foule de choses, de la pierre, de la terre; pour s�parer tout cela et avoir le fer plus pur, il faut bien faire fondre le minerai. Mais songe quelle chaleur il faut pour le fondre et le rendre fluide comme de l'huile! A cette chaleur �norme, le fer et les pierres deviennent liquides, mais le fer, qui est plus lourd, se s�pare des pierres et tombe dans un r�servoir situ� au bas du haut-fourneau. Les dix-sept hauts-fourneaux du Creuzot produisent ainsi chaque jour 500,000 kilogrammes de fer fondu ou fonte .

XLIX.—La fonderie, la fonte et les objets en fonte.

N'ignorons pas l'origine et l'histoire des objets dont nous nous servons.

—Regarde! regarde! s'�cria Andr�; on ouvre en ce moment le r�servoir du haut-fourneau. Voil� le fer fondu qui coule dans des rigoles pratiqu�es sur le sol.

114

Ouvriers coulant la fonte dans un moule. —Cet �norme vase en t�le qui est suspendu � une grue , et que manient � grand'peine deux ouvriers, peut contenir des milliers de kilogrammes de m�tal fondu. On verse le m�tal dans une ouverture qui communique avec un moule creux plac� sous la terre. Ainsi se fondent les cloches, les canons et tous les gros objets en fer ou en fonte.

—Oh! fit Julien en frappant dans ses mains d'admiration, on dirait un ruisseau de feu qui coule. Oh! oh! comme il y en a! Quel brasier! Quand je pense que c'est l� du fer!

—Ce n'est pas du fer pur, Julien, dit M. Gertal; c'est du fer encore m�l� de charbon et qu'on appelle la fonte . Tu en as vu bien souvent: rappelle-toi les po�les de fonte et les marmites.

—Qui se brisent quand on les laisse tomber, interrompit le petit Julien; je ne le sais que trop!

—C'est l� justement le d�faut de la fonte: elle se brise trop ais�ment et n'a pas la solidit� du fer pur. Pour changer cette fonte que tu vois en un fer pur, il faudra la remettre p. 114 dans d'autres fourneaux, puis la marteler . Mais on peut employer la fonte, telle que tu la vois ici, � la fabrication d'une foule d'objets pour lesquels elle suffit.

Nos trois amis continu�rent leur promenade � travers la fonderie. Partout la fonte en fusion coulait dans les rigoles ou tombait dans de grands vases, et des ouvriers la versaient ensuite dans les moules; en se refroidissant, elle prenait la forme qu'on voulait lui donner: ici, on fondait des marmites, des chenets, des plaques pour l'�tre des chemin�es; l�, des corps de pompe, ailleurs des balustrades et des grilles.

—C'est d'une fa�on semblable, dit M. Gertal, mais avec un m�lange ou alliage de plusieurs m�taux qu'on fond les canons, les cloches d'airain, les statues de bronze.

—Que je suis content, dit Julien, de savoir comment se fabriquent toutes ces choses et d'en avoir vu faire sous mes yeux! Mais, ajouta-t-il en soupirant, que de peine tout cela co�te! quel mal pour avoir seulement un pauvre morceau de fer! Quand je pense que les petits clous qui sont sous la semelle de mes souliers ont �t� tir�s d'abord de la terre, puis fondus dans les hauts-fourneaux, puis martel�s et fa�onn�s! Que c'est �tonnant tout de m�me, monsieur Gertal!

—Oui, Julien, r�pondit le patron. On ne se figure pas combien les moindres objets dont nous nous servons ont co�t� de travail et m�me de science; car les ing�nieurs qui p. 115 dirigent les ouvriers dans ces usines ont d� faire de longues et p�nibles �tudes, pour savoir se reconna�tre au milieu de toutes ces inventions et de ces machines si compliqu�es. Que serait la force de l'homme sans la science?

L.—Les forges du Creuzot.—Les grands marteaux-pilons � vapeur.—Une surprise faite � Julien. Les mines du Creuzot; la ville souterraine.

Quelle sympathie nous devons � tant d'ouvriers courageux qui se livrent aux plus durs et aux plus p�nibles travaux!

Quand on eut bien admir� la fonderie, on passa dans les grandes forges.

L�, Julien et Andr� furent de nouveau bien �tonn�s.

La plupart des ouvriers qui allaient et venaient avaient la figure garnie d'un masque en treillis m�tallique; de grandes bottes leur montaient jusqu'au genou; leur poitrine et leurs bras �taient garnis d'une sorte de cuirasse de t�le; ils �taient arm�s comme pour un combat; et en effet, c'est une v�ritable lutte que ces robustes et courageux ouvriers ont � soutenir contre le feu qui jaillit de toutes parts, contre les �claboussures et les �tincelles du fer rouge.

115

Le marteau-pilon a vapeur. —On emploie maintenant, pour la construction des ponts en fer ou des grandes machines, des pi�ces de m�tal tellement grosses, qu'aucun marteau m� par une main d'homme ne pourrait les fa�onner. Pour les forger, on a invent� l'�norme marteau-pilon que la vapeur met en mouvement et qui peut frapper depuis deux cents jusqu'� cinq cents coups par minute.

Saisissant de longues tenailles, ils retiraient des fours les masses de fer rouge; puis, les pla�ant dans des chariots qu'ils poussaient devant eux, ils les amenaient en face d'�normes enclumes pour �tre frapp�es par le marteau.

Mais ce marteau ne ressemblait en rien aux marteaux ordinaires que manient les serruriers ou les forgerons des villages; c'�tait un lourd bloc de fer qui, soulev� par la vapeur entre deux colonnes, p. 116 montait jusqu'au plafond, puis retombait droit de tout son poids sur l'enclume.

—Regarde bien, Julien, dit M. Gertal: voici une des merveilles de l'industrie. C'est ce qu'on appelle le marteau-pilon � vapeur, qui a �t� fabriqu� et employ� pour la premi�re fois dans l'usine du Creuzot o� nous sommes. Ce marteau p�se de 3,000 � 5,000 kilogrammes: tu te figures la violence des coups qu'il peut donner.

Au m�me moment, comme pouss�e par une force invincible, l'�norme masse se souleva; l'ouvrier venait de placer sur l'enclume son bloc de fer rouge: il fit un signe, et le marteau-pilon, s'abaissant tout � coup, aplatit le fer en en faisant jaillir une nu�e d'�tincelles si �blouissantes que Julien, tout �loign� qu'il �tait, fut oblig� de fermer les yeux.

—Vous voyez, dit M. Gertal, quelle est la force de ce marteau; eh bien, ce qu'il y a de plus merveilleux encore, c'est la pr�cision et la d�licatesse avec laquelle il peut frapper. Cette m�me masse que vous venez de voir broyer un bloc de fer, peut donner des coups aussi faibles qu'on le veut: elle peut casser la coque d'une noix sans toucher � la noix m�me.

—Est-ce possible? Monsieur Gertal.

—Mais oui, dit un ouvrier qui connaissait M. Gertal et qui regardait avec plaisir la gentille figure de Julien. Tenez, petit, j'ai fini mon travail, et je vais vous faire voir quelque chose de curieux.

L'ouvrier prit dans un coin sa bouteille de vin, pla�a dessus le bouchon sans l'enfoncer, mit la bouteille sur l'enclume, et dit deux mots � celui qui faisait manœuvrer le marteau. La lourde masse se dressa, et Julien croyait que la bouteille allait �tre bris�e en mille morceaux; mais le marteau s'abaissa tout doucement, vint toucher le bouchon, et l'enfon�a d�licatement au ras du goulot.

Julien battit des mains.

Bien d'autres choses �merveill�rent encore nos jeunes amis. L�, le fer rouge passait entre des rouleaux et sortait aplati en lames semblables � de longues bandes de feu; ailleurs, des ciseaux d'acier, mis en mouvement par la vapeur, tranchaient des barres de fer comme si c'e�t �t� du carton; plus loin, des rabots d'acier, mus encore par la vapeur, rabotaient le fer comme du bois et en arrachaient de vrais copeaux.

p. 117 Julien ne se lassait pas de regarder ces grands travaux accomplis si rapidement par la vapeur, et qui lui faisaient songer aux f�es de la m�re Gertrude. On parcourut les ateliers de construction o� se font chaque ann�e plus de quatre-vingts locomotives, des quantit�s consid�rables de rails, des coques de bateaux � vapeur, des ponts en fer, des engins de toute sorte pour les fr�gates et les vaisseaux de ligne.

—Voyons maintenant les mines de houille, dit M. Gertal.

—Des mines? dit Julien. Il y a des mines aussi!

—Oui, mon enfant; tout le bruit, tout le mouvement que tu vois ici est l'image du bruit et du mouvement qui se font �galement sous nos pieds dans la vaste mine de houille. Sous la terre o� nous marchons, sous cette ville de travail o� nous sommes, il y en a une autre non moins active, mais sombre comme la nuit. On y descend par dix puits diff�rents. Viens, nous allons voir l'entr�e d'un de ces puits.

Quand Andr� et Julien arriv�rent, c'�tait le moment o� des ouvriers, munis de leurs lampes, allaient descendre dans le souterrain. Julien les vit s'installer dans la cage, au-dessus du grand trou noir, que le jeune gar�on regardait avec �pouvante. Puis on donna le signal de la descente, une machine � vapeur siffla, et la cage s'enfon�a dans le trou avec les mineurs qu'elle portait.

—Est-ce que ce puits est bien profond? demanda Julien.

—Il a 200 m�tres environ, et on le creuse de plus en plus. Tout le long du puits on rencontre des galeries sur lesquelles il donne acc�s. Cette ville souterraine renferme des rues, des places, des rails o� roulent des chariots de charbon que les mineurs ont arrach� � coups de pic et de pioche. C'est ce charbon qui alimentera les grands fourneaux que tu as vus, c'est lui qui mettra en mouvement ces machines qui sifflent, tournent et travaillent sans repos. Puis, quand � l'aide de ce charbon on aura fabriqu� toutes les choses que tu as vues, on les exp�diera par le canal du Centre sur tous les points de la France.

—Oh! monsieur Gertal, s'�cria le petit Julien, je vois que la Bourgogne travaille fameusement, elle aussi! et je r�fl�chis en moi-m�me que, si la France est une grande nation, c'est que dans toutes ses provinces on se donne bien du mal; c'est � qui fera le plus de besogne.

p. 118 —Oui, petit Julien, l'honneur de la France, c'est le travail et l'�conomie. C'est parce que le peuple fran�ais est �conome et laborieux qu'il r�siste aux plus dures �preuves, et, qu'en ce moment m�me, il r�pare rapidement ses d�sastres. Ne l'oublions jamais, mes enfants, et faisons-nous gloire, nous aussi, d'�tre toujours laborieux et �conomes.

LI.—Le Nivernais et les bois du Morvan.—Les principaux arbres de nos for�ts.—Le flottage des bois sur les rivi�res.—Le Berry et le Bourbonnais.—Vichy. Richesse de la France en eaux min�rales.

Les arbres nous donnent leur ombre, leurs fruits, leur bois; ils purifient l'air, retiennent la terre par leurs racines et la rendent plus fertile en emp�chant la s�cheresse.

On partit du Creuzot le lendemain matin. Bient�t m�me, on quitta le d�partement de Sa�ne-et-Loire. On avait vendu au Creuzot les marchandises qui �taient dans la voiture, et Pierrot, all�g� de sa charge, trottait plus rapidement.

—Qu'est-ce donc que ces montagnes si bois�es que nous voyons � pr�sent? demanda Julien; est-ce encore la c�te d'Or?

—A quoi penses-tu donc, Julien? r�pondit le patron. Tu sais bien que la c�te d'Or est couverte de vignes. Nous avons quitt� la Bourgogne: nous voici dans le Nivernais; les monts bois�s que tu vois sont les collines du Morvan.

—C'est un pays qui doit produire beaucoup de bois, � ce qu'il me semble, dit Andr�.

118

Carte du Nivernais, du Berry, du Bourbonnais et de la Marche. —Ces provinces sont parfois couvertes de landes et de mar�cages, comme dans le Berry. Le Nivernais et le Bourbonnais ont � la fois une agriculture et une industrie tr�s actives: le Berry est moins avanc� sous ce rapport. Dans la Marche se trouvent de petites villes industrieuses, comme Gu�ret et Aubusson, dont les tapis sont renomm�s.

—Oui, la richesse du d�partement de la Ni�vre, ce sont surtout ses for�ts. Il y a beaucoup de cours d'eau, au moyen p. 119 desquels on exp�die les bois en les faisant flotter. N'as-tu pas d�j� remarqu�, Julien, le long de notre route, ces bois et ces grosses b�ches qui descendent tout seuls les rivi�res?

—Oui, oui: il y a sur le rivage des ouvriers arm�s de crocs qui emp�chent les b�ches de s'arr�ter en chemin.

119

Flottage des bois dans la Ni�vre. —Pour transporter sans frais les bois abattus, on les am�ne jusqu'au bord des rivi�res ou des ruisseaux, et on les y jette p�le-m�le, b�che � b�che. Quand les bois sont descendus jusqu'� l'endroit o� la rivi�re s'�largit et devient navigable, on les arr�te et on les dispose en forme de radeaux dits trains de bois , sur lesquels montent les mariniers pour les diriger.

119a

Ch�ne. Ch�taignier.   Orme.  Pin.

Les arbres de nos forets. —Le ch�ne est un arbre magnifique qui vit commun�ment 100 ou 150 ans et qui d�passe parfois 500 ans. Son bois est un des plus durs: son �corce, appel�e tan , sert au tannage des cuirs: ses glands servent � nourrir les porcs.—La France poss�de aussi de grandes for�ts de ch�taigniers, qui se trouvent surtout dans le Limousin, l'Auvergne, les C�vennes, etc. Les ch�taignes forment un des principaux aliments des montagnards de ces pays.—L'orme, qui sert � ombrager la plupart de nos grandes routes et de nos promenades, est aussi un tr�s bel arbre donnant d'excellent bois de charpente et de chauffage.—Les pins, qui nous donnent la r�sine, croissent en grand nombre dans la Gascogne et la Provence.

—Eh bien, c'est un homme de la Ni�vre, Jean Rouvet, qui a eu le premier, il y a d�j� quatre cents ans, la bonne id�e de faire flotter les bois de cette mani�re en les abandonnant au cours de l'eau. Ainsi arrivent jusqu'� Paris et dans les autres villes les bois qui servent � chauffer les habitants ou � construire les maisons.

p. 120 —Tiens, dit Julien, voil� justement des b�cherons qui abattent l�-bas de grands ch�nes. Partout o� on regarde, on ne voit rien que des ch�nes.

—C'est que le ch�ne est le principal de nos arbres; il couvrait autrefois presque toute la France. Mais nous avons aussi le ch�taignier, l'orme, le h�tre, les pins et les sapins.

—Oh! pour les pins et les sapins, nous les connaissons bien, dit Andr�: il y en a assez dans les Vosges.

—Ici, dans la Ni�vre, c'est le ch�ne qui domine.

—Le chef-lieu de la Ni�vre, c'est Nevers, se mit � dire le petit Julien tout fier, car il cherchait cela depuis deux minutes; et Nevers est sur la Ni�vre.

—Eh bien, savant petit Julien, dit le patron, tu te rappelleras qu'il y a � Nevers une importante fonderie de canons pour la marine, o� l'on fond les canons en coulant le m�tal dans des moules, comme nous avons vu faire au Creuzot. Un peu plus loin, � Bourges, se trouve aussi une fonderie d'armes.

—Bourges, c'est l'ancienne capitale du Berry et le chef-lieu du Cher, n'est-ce pas, monsieur? dit Andr�.

—Pr�cis�ment. Et toi, Julien, n'as-tu jamais entendu parler du Berry?

—Oh! si, monsieur Gertal, car on parle toujours des moutons du Berry, ce qui me fait penser qu'il doit y avoir de beaux moutons dans ce pays-l�.

—Tu ne te trompes pas, et les laines du Berry sont renomm�es.

—Est-ce que nous allons encore voir Bourges et le Berry, monsieur Gertal?

—Comme tu y vas, Julien! Nous ne voyageons pas pour notre plaisir, mais pour nos affaires, et nous ne pouvons visiter toutes les villes de France. Nous n'avons point d'affaires dans le Berry. C'est dans le Bourbonnais que nous allons bient�t entrer. Le Bourbonnais a form� le d�partement de l'Allier.

120

Moule d'un canon. —Ce moule se trouve plac� sous terre. On verse dedans le m�tal fondu; ensuite, quand le m�tal est refroidi, on brise le moule: le m�tal a pris la forme d'un canon.

—Julien, dit Andr�, quel est le chef-lieu du d�partement de l'Allier? Le sais-tu aussi bien que celui de la Ni�vre?

p. 121 —L'Allier, dit Julien en cherchant, l'Allier... chef-lieu... Eh bien, ne voil�-t-il pas que je ne me rappelle point du tout!

121

La buvette des eaux min�rales a Vichy. —Dans les �tablissements d'eaux min�rales, on voit l'eau de la source sortir de la terre ou du rocher, bouillante, ti�de, ou froide. C'est l� que viennent boire les malades, et cet endroit s'appelle la buvette.

—Et le petit gar�on baissa la t�te tout honteux.

—Chef-lieu, Moulins, dit M. Gertal. Allons, Julien, nous passerons demain � Moulins; cela fait que tu conna�tras cette ville, et tu ne l'oublieras plus.

—Mais dites-moi, monsieur Gertal, qu'y a-t-il donc � se rappeler dans le d�partement de l'Allier?

—C'est, je crois, dans l'Allier que se trouve Vichy, le grand �tablissement d'eaux min�rales, dit Andr�.

—Justement, dit le patron.

—Moi, je sais ce que c'est que les �tablissements d'eaux pour les malades, dit Julien. En Lorraine, il y a Plombi�res, et M me Gertrude m'a racont� cela; et puis j'ai vu Plombi�res dans des images.

—Eh bien, Vichy est le plus grand �tablissement d'eaux min�rales du monde entier: il s'y est rendu, en certaines ann�es, jusqu'� cent mille personnes. Tous ces gens venaient pour remettre leur sant�, pour boire l'eau charg�e de divers sels qui jaillit toute chaude de terre, ou pour prendre des bains dans cette eau. C'est que, vois-tu, petit Julien, les eaux min�rales sont encore au nombre des principales richesses de la France: nul pays ne poss�de autant de sources c�l�bres pour la gu�rison des maladies.

LII.—La probit�.—Andr� et le jeune commis.

Honneur et probit�, voil� la vraie noblesse.

—Andr�, dit un jour M. Gertal, voici un �norme paquet de marchandises que je viens de vendre. Il est trop lourd pour Julien; charge-le sur ton �paule et va le porter � son adresse. p. 122 Voici la facture, mets-la dans ta poche: elle s'�l�ve � deux cents francs. Si on te paie tout de suite, tu diminueras six francs: cela engagera le client � payer comptant une autre fois.

Andr� chargea aussit�t le paquet sur son dos et partit. C'�tait dans un faubourg �loign� de Moulins qu'il se rendait, et il �tait assez fatigu� en arrivant. Un jeune commis le re�ut, car le ma�tre de la maison venait de sortir et avait laiss� l'argent � son commis pour payer � sa place.

Le jeune homme dit � Andr� qu'il avait l� les deux cents francs tout pr�ts.

—Puisque votre patron paie tout de suite, dit Andr� en comptant l'argent, M. Gertal m'a dit de rabattre six francs sur la facture. Les voici; vous les remettrez � votre ma�tre.

—Certainement, certainement, r�pondit le commis en tra�nant sur les mots d'un air narquois. A vrai dire, ce seront six francs qui ne profiteront gu�re: mon ma�tre n'y compte pas, et ils seraient bien mieux plac�s moiti� dans votre poche, moiti� dans la mienne.

En disant cela, il riait d'un gros rire en dessous et il tournait entre ses doigts les six pi�ces d'un franc, regardant Andr� de c�t� pour voir ce qu'il dirait.

Andr�, trop honn�te pour supposer que ce f�t s�rieux, n'en rougit pas moins jusqu'aux oreilles, tant cette mani�re de parler lui d�plaisait. Cependant il se tut par politesse pour le commis et prit la plume pour acquitter la facture.

Le jeune homme, en voyant Andr� rougir, s'imagina que c'�tait par timidit� et que ce silence �tait de l'ind�cision; il reprit donc, pensant le d�cider.

—H�las! par le temps qui court l'argent est dur � gagner pour les employ�s. On les ext�nue de fatigue, on les paie mal, et pourtant les ma�tres regorgent d'argent. Mais, Dieu merci, avec un peu d'adresse on peut suppl�er � l'avarice des patrons... Tenez, ajouta-t-il en baissant la voix et en pr�sentant trois francs � Andr�, partageons l'aubaine; nous nous arrangerons et personne ne le saura.

Andr� cette fois fut si indign� qu'il ne se contint pas.

—Malheureux, s'�cria-t-il, vous ne m'avez donc pas regard� en face, que vous me croyez capable de mettre dans ma poche l'argent d'autrui?

En m�me temps, avec la rapidit� de pens�e qui lui �tait p. 123 naturelle, il arracha des doigts du commis la facture qu'il venait d'acquitter, et d'une main que l'�motion rendait tremblante il reprit la plume, puis marqua en grosses lettres qu'il avait fait au nom de M. Gertal un rabais de six francs.

—A pr�sent, dit-il en posant la plume et la facture sur la table, vous serez bien forc� de rendre � votre ma�tre exactement ce qui lui est d�.

Et tournant le dos avec m�pris, il s'en alla.

Comme il traversait la cour, l'employ� le rejoignit en courant:—Vous �tes un honn�te gar�on, lui dit-il d'un ton doucereux, mais vous entendez mal la plaisanterie, je ne voulais que rire un peu. Ne parlez pas de ce qui vient de se passer, je vous en prie: cela n'�tait pas s�rieux, vous me feriez du tort, j'ai ma vieille m�re � soutenir...

—Taisez-vous, menteur, interrompit une voix par derri�re; et en m�me temps la figure courrouc�e du ma�tre de la maison se dressa devant le commis infid�le. Taisez-vous, reprit-il, et n'essayez pas d'attendrir cet honn�te gar�on par un double mensonge: car vous n'avez pas de m�re � soutenir et vous ne plaisantiez pas tout � l'heure, quand vous vouliez entra�ner ce brave enfant � manquer de probit� comme vous. J'ai tout entendu du cabinet voisin, car il y a longtemps que je vous soup�onne et que je vous guette pour vous prendre la main dans le sac. A pr�sent, je sais � quoi m'en tenir sur votre compte. Quant � vous, mon jeune ami, dit-il en se tournant vers Andr�, voici les six francs que votre probit� voulait me conserver, je vous les donne.

—Non, monsieur, dit simplement Andr�, je n'ai fait que mon devoir tout juste; je rougirais d'�tre r�compens� pour cela.

Et apr�s avoir salu� poliment, il s'�loigna sans vouloir rien accepter.

Et il marchait d'un pas all�gre, pensant en lui-m�me:

—Allons donc! est-ce que l'honneur doit se payer? L'honneur ne se paie pas plus qu'il ne se vend: mon vieux p�re nous a dit cela cent fois � Julien et � moi, et je ne l'oublierai jamais.

LIII.—Les monts d'Auvergne.—Le puy de D�me.—Aurillac.—Un orage au sommet du Cantal.

Il y a peu de pays aussi vari�s que la France: elle a tous les aspects, tous les climats, presque toutes les productions.

Peu de temps apr�s cette aventure, nos voyageurs quitt�rent p. 124 le Bourbonnais et entr�rent en Auvergne. On se rendait � Clermont-Ferrand. Il faisait une belle journ�e d'automne, le soleil brillait dans un ciel sans nuages. Comme la route montait beaucoup, nos amis �taient descendus et ils gravissaient la c�te � pied tous les trois, afin de soulager un peu Pierrot. Julien se d�gourdissait les jambes en sautant de �� de l�, tout joyeux du beau temps qu'il faisait. Bient�t pourtant il se rapprocha de M. Gertal et d'Andr�, et du haut d'une grande c�te d'o� la vue dominait l'horizon, il leur montra une cha�ne de montagnes ensoleill�e.

124

Auvergne et Limousin. —L'Auvergne est une contr�e tr�s montagneuse, avec une population laborieuse et pauvre. Les vall�es sont tr�s fertiles et charmantes d'aspect. Outre Clermont (65,000 hab.), Aurillac et Thiers, il y a un assez grand nombre de petites villes industrieuses, telles que Riom, Ambert, Issoire et Saint-Flour.—Le Limousin est comme l'Auvergne couvert de montagnes, mais moins �lev�es. Le d�partement de la Haute-Vienne renferme la grande ville de Limoges (63,000 hab.); dans la Corr�ze se trouvent Tulle, qui a donn� son nom � un tissu de coton tr�s l�ger et transparent, et Brives-la-Gaillarde, dont le nom seul indique la prosp�rit�.

125

Puys d'Auvergne. —On nomme puy en Auvergne d'anciens volcans �teints dont on voit encore le crat�re ouvert au sommet. Le puy de D�me a donn� son nom � un d�partement. Il y a aussi une ville qui s'appelle le Puy, et qui est le chef-lieu de la Haute-Loire, dans le Languedoc.

—Qu'est-ce donc, je vous prie, demanda-t-il, que ces monts qui sont l� tout entass�s les uns aupr�s des autres? Voyez! il y en a qui ressemblent � de grands d�mes; d'autres sont fendus, d'autres s'ouvrent par en haut comme des gueules b�antes. Voil� des montagnes qui ne sont point du tout pareilles aux autres que nous avons vues.

—Julien, ce sont les d�mes et les puys d'Auvergne. Le plus �lev� que tu aper�ois l�-bas, c'est le puy de D�me.

—Tiens, s'�cria l'enfant, j'ai vu � l'�cole dans mon livre de lecture une image qui montre les volcans �teints de l'Auvergne; alors les voil� donc devant nous, monsieur Gertal?

p. 125 —Justement, mon enfant, toutes ces montagnes ont �t� autrefois d'anciens volcans.

—Oh! monsieur Gertal, cela devait �tre bien beau, mais aussi bien effrayant � voir, quand toutes ces grandes bouches lan�aient du feu et de la fum�e. L'Auvergne devait ressembler � un enfer. C'est �gal, je pr�f�re que ces volcans-l� soient �teints, et qu'il y ait de belle herbe verte au pied.

—Petit Julien, regarde bien � ta gauche, � pr�sent. Vois-tu cette plaine qui s'�tend � perte de vue? C'est la fertile Limagne, la terre la plus f�conde de France. Elle est arros�e par de nombreux cours d'eau et produit en abondance le bl�, le seigle, l'huile, les fruits.

125a

Bœuf de Salers (Auvergne).—La race de Salers, d'une couleur rouge acajou, est la meilleure pour le travail; elle est intelligente, docile, infatigable au labeur, et s'acclimate partout; mais sa viande n'est pas tr�s estim�e.

—Alors, monsieur Gertal, l'Auvergne est donc, comme la C�te-d'Or, bien riche?

—Petit Julien, la Limagne ne couvre pas tout le territoire de l'Auvergne; elle n'occupe que vingt-quatre lieues carr�es. En revanche la montagne ne produit que des p�turages et des bois; l'hiver y est bien long et rigoureux.

—Oui, oui, dit l'enfant; c'est comme dans le Jura et la Savoie. Y a-t-il aussi bien des troupeaux par l�?

—Certainement; dans le d�partement voisin, le Cantal, il y a m�me une race de bœufs tr�s renomm�s, la race de Salers, et l'on fait de bons fromages dans le Cantal.

—Le chef-lieu du Cantal, c'est Aurillac, n'est-ce pas, monsieur Gertal.

126

Chaudronnerie d'Aurillac. —La chaudronnerie est l'art de fabriquer tous les ustensiles en m�tal qui servent � faire chauffer l'eau et les aliments. La petite chaudronnerie fabrique les chaudrons de cuisine, les casseroles, les po�lons, etc. La grosse chaudronnerie fabrique les �normes chaudi�res des locomotives ou des bateaux � vapeur, les cuves des teinturiers, etc. L'Auvergne et la Normandie sont les centres de la chaudronnerie.

p. 126 —Tout juste, une jolie ville aux rues bien propres, arros�e par des ruisseaux d'eau courante. Le Cantal est un d�partement pauvre; ses habitants sont souvent oblig�s d'�migrer, comme on fait en Savoie, pour aller gagner leur vie ailleurs: ils se font portefaix, charbonniers, et souvent chaudronniers. Le m�tier de chaudronnier est un de ceux que les Auvergnats pr�f�rent, et Aurillac est un des grands centres de la chaudronnerie. Mais, petit Julien, puisque tu es savant en g�ographie, sais-tu ce que c'est que le Cantal?

—Oh! dame, monsieur Gertal, je ne sais pas tant de choses, moi; mais je pense que cela doit �tre une rivi�re, comme l'Allier que j'ai vu � Moulins.

—Allons donc! c'est une montagne. Le Plomb du Cantal a pr�s de 1,900 m�tres de hauteur, il y a de la neige sur le sommet une bonne partie de l'ann�e. Pour moi, je n'oublierai jamais le Cantal, vois-tu, parce que j'y suis mont�.

—Vraiment, monsieur Gertal? Est-ce que c'est difficile d'aller l� comme au mont Blanc?

—Oh! non, certes; seulement l'orage nous prit au haut: il pleuvait � verse, il soufflait un vent effroyable, et il n'y avait qu'un petit bout de rocher abrupt pour tout abri; l'orage dura quatre heures, et nous avons grelott� tout le temps sur ce sommet, mes amis et moi.

—Oh! dit Julien, moi, je serais descendu bien vite en courant pour me r�chauffer.

—Toi, petit, tu aurais d� faire comme les camarades, attendre. Quand un brouillard ou une pluie couvre les montagnes du Cantal, si l'on est au sommet, il faut bon gr� mal gr� y rester jusqu'� la fin, ou risquer des chutes dangereuses. On voit au-dessous de ses pieds une mer de nuages noirs p. 127 sillonn�s par la foudre; ce n'est pas le moment de descendre.

—Certes, dit Andr�, je comprends cela. Et Julien a-t-il donc d�j� oubli� combien les brouillards sont terribles sur la montagne?

—Non, mon fr�re, dit le petit gar�on. Je me rappellerai toujours les Vosges, et cette nuit o� tu m'as r�chauff� dans tes bras et o� je me suis endormi en priant Dieu d'avoir piti� des deux orphelins � l'abandon.

—Et Dieu t'a exauc�, enfant, dit le patron, puisque vous voil� � moiti� de votre long voyage et en bon chemin.

LIV.—Julien parcourt Clermont-Ferrand—Les maisons en lave.—P�tes alimentaires et fruits confits de la Limagne.—R�flexions sur le m�tier de marchand.

Le vrai bonheur est dans la maison de la famille.

Quand le petit Julien arriva � Clermont et qu'il eut parcouru les rues de la ville pour faire les commissions du patron, il fut tout d�sappoint�.

—Oh! Andr�, dit-il au retour pendant le d�ner, que c'est triste, cette ville-l�! les maisons sont si hautes, et toutes les pierres noires comme de l'ardoise! on dirait une prison; pourquoi donc, monsieur Gertal?

—C'est qu'ici, presque tout est construit en lave.

—En lave? ce n'est pas beau, la lave; qu'est-ce que c'est donc?

—Julien, dit Andr�, tu r�ponds trop vite; cela fait que tu parles sans r�fl�chir. Voyons, qu'est-ce qui sort des volcans?

127

Une coul�e de lave le long d'une rivi�re. —Lorsque la lave des volcans coulait liquide et br�lante sur leurs flancs, elle s'amassait l� o� elle rencontrait des obstacles, et en se refroidissant elle forma ainsi des sortes de murs. Plus tard, ces murs se sont fendus et divis�s r�guli�rement. La coul�e de lave repr�sent�e ici a l'aspect d'une rang�e de tuyaux d'orgue.

Cette fois, Julien r�fl�chit un moment et dit:

—Je me rappelle, � pr�sent: il sort des volcans une sorte de boue br�lante appel�e lave. Il y a beaucoup d'anciens volcans en Auvergne, il doit y avoir de la p. 128 lave; mais on fait donc des maisons avec la lave des volcans?

—Oui, Julien, reprit M. Gertal, la lave refroidie a la couleur de l'ardoise, ce qui est sombre, c'est vrai; mais la lave a une duret� et une solidit� �gales � celles du marbre. Il y a en Auvergne des masses de lave consid�rables qu'on appelle des coul�es parce qu'elles ont coul� des volcans; on en rencontre parfois qui bordent le lit des rivi�res comme une longue rang�e de tuyaux d'orgue; il y a aussi dans la lave des trous, des colonnades, des grottes curieuses ayant toute sorte de formes. Depuis cinq si�cles on exploite en Auvergne des carri�res de lave, et on en a retir� de quoi b�tir toutes les maisons de la Limagne, et des pays voisins.

128

Une grotte de lave. —Dans la lave sortie autrefois des volcans se creusent des grottes avec des colonnes, dont quelques-unes ont des formes les plus curieuses.

—Tout de m�me, dit le petit Julien, c'est bien singulier de penser que les volcans nous ont donn� la maison o� nous voil�!

—Ils ont aussi donn� � la Limagne sa richesse. G�n�ralement les terrains volcaniques sont plus fertiles. C'est avec les bl�s abondants de la Limagne que Clermont fait les excellentes p�tes alimentaires, les vermicelles, les semoules dont j'ai achet� une grande quantit� et que nous chargerons demain dans la voiture. Les fruits secs et confits que Clermont pr�pare si bien et � bon march� ont aussi m�ri dans la Limagne.

—Est-ce que vous en avez achet�, monsieur Gertal?

—Oui, dit le patron, et j'en trouverai une vente certaine, car ils sont renomm�s. En m�me temps, il chercha dans sa poche et atteignit un petit sac:—Voici des �chantillons; go�tez cette marchandise, enfants.

Il y avait des abricots, des cerises, des prunes. Julien fut d'avis que la Limagne �tait un pays superbe, puisqu'il donne des fruits si parfaits, et que les habitants �taient fort industrieux de savoir si bien les conserver.

129

Dentelli�re d'Auvergne. —La dentelle se fait sur un m�tier portatif, sorte de coussin, au milieu duquel se trouve une petite roue perc�e de trous qui correspondent au dessin de la dentelle. Les dentelli�res ont souvent le tort de tenir leur m�tier sur leur genoux, au lieu de le placer sur une table; elles peuvent ainsi devenir contrefaites et m�me, � la longue, elles s'exposent aux paralysies, � cause de la position immobile qu'elles gardent pour ne pas �branler leur m�tier.

M. Gertal reprit alors:—Pour votre vente � vous, enfants, p. 129 je vous ach�terai des dentelles du pays: � Lyon, vous les vendrez � merveille.

—Des dentelles! s'�cria Julien; mais, monsieur Gertal, est-ce que nous saurons vendre cela?...Comment voulez-vous?...—Et l'enfant regardait le patron d'un air penaud.

—Bah! pourquoi non, petit Julien? Je te montrerai. Il est bon de s'habituer � travailler en tout genre quand on a sa vie � gagner. Un paquet de dentelles sera moins lourd � porter chez les acheteurs que deux poulardes.

—Pour �a, c'est vrai, reprit ga�ment le petit gar�on; les poulardes �taient pesantes, monsieur Gertal: vous les aviez joliment choisies. Mais, dites-moi, en Auvergne, les femmes font donc de la dentelle et des broderies, comme dans mon pays de Lorraine?

—Elles font des dentelles � tr�s bas prix et solides. Il y a soixante-dix mille ouvri�res qui travaillent � cela dans l'Auvergne et dans le d�partement voisin, la Haute-Loire, chef-lieu le Puy. Comme la vie est � bon march� dans tous ces pays, et que les populations sont sobres, �conomes et consciencieuses, elles fabriquent � bon compte d'excellente marchandise, et le marchand qui la revend n'a point de reproches � craindre.

—C'est un m�tier bien amusant d'�tre marchand, dit le petit Julien; on voyage comme si on avait des rentes, et on gagne l'argent ais�ment.

—Petit Julien, r�pondit M. Gertal, je m'aper�ois que tu parles souvent � pr�sent sans r�flexion. En ce moment-ci, il se trouve que la vente est bonne et qu'on gagne sa vie, c'est agr�able; mais tu oublies qu'il y a des mois et quelquefois des ann�es o� on ne vend pas de quoi vivre, et petit � petit on mange tout ce qu'on avait amass�. Et puis, tu crois donc que p. 130 moi, qui ai vu cent fois ces pays nouveaux pour toi, je n'aimerais pas mieux, � cette heure, �tre au coin de mon feu, assis aupr�s de ma femme avec mon fils sur les genoux, au lieu d'errer sur toutes les grandes routes en songeant � ma petite famille et en m'inqui�tant de tout ce qui peut lui arriver pendant mon absence?

—Oh! c'est vrai, monsieur Gertal; voil� que je deviens �tourdi tout de m�me! Je parle comme cela, du premier coup, sans r�fl�chir; ce n'est pas beau, et je vais t�cher de me corriger. Je comprends bien, allez, que, pour celui qui a une famille, rien ne vaut sa maison, son pays.

LV.—La ville de Thiers et les couteliers.—Limoges et la porcelaine.—Un grand m�decin n� dans le Limousin, Dupuytren.

Ce qu'il y a de plus heureux dans la richesse, c'est qu'elle permet de soulager la mis�re d'autrui.

Ce fut � la petite pointe du jour qu'on quitta Clermont; aussi on arriva de bonne heure � Thiers. Cette ville toute noire, aux rues escarp�es, aux maisons entass�es sur le penchant d'une montagne, est tr�s industrieuse et s'accro�t tous les jours. Elle occupe vingt mille ouvriers, et c'est aujourd'hui la plus importante ville de France pour la coutellerie.

130

Atelier de coutellerie a Thiers. —La coutellerie fabrique tous les couteaux, grands et petits, dont nous nous servons, ainsi que les canifs, grattoirs, etc. Les ouvriers repr�sent�s pr�parent les lames. D'autres, pendant ce temps, ont pr�par� les manches des couteaux, et il n'y aura plus qu'� les emmancher. Le grand soufflet qui sert � exciter le feu de la forge est mis en mouvement par un chien qui tourne dans une sorte de cage ronde comme font les �cureuils.

Pendant que Pierrot d�nait, nos amis d�n�rent eux-m�mes, puis on se diligenta pour faire les affaires rapidement, car le patron ne voulait pas coucher � Thiers.

p. 131 M. Gertal emmena les enfants avec lui, et ils achet�rent un paquet d'excellente coutellerie � bon march�, pour une valeur de 35 fr.; la veille, on avait d�j� employ� � Clermont les 35 autres francs en achats de dentelles.

131

Ouvriers fabriquant de la porcelaine. —La porcelaine se fabrique avec une terre tr�s fine, le kaolin , qu'on r�duit en p�te. Ensuite on divise cette p�te en feuilles blanches comme des feuilles de papier. L'ouvrier de droite tient une de ces feuilles entre ses mains et va l'appliquer sur le moule pour en faire un saladier. En m�me temps il faut tourner le moule. L'ouvrier de gauche est plus avanc� en besogne. Sa feuille a d�j� la forme du moule et il ach�ve de l'appliquer avec une �ponge. Il n'y a plus ensuite qu'� faire cuire au four les objets fabriqu�s.

Quand on fut en route, tandis que Pierrot gravissait pas � pas le chemin montant, Julien dit � M. Gertal:

—Avez-vous vu, monsieur, les jolies assiettes orn�es de dessins et de fleurs dans lesquelles on nous a servi le dessert � Thiers? Moi, j'ai regard� par derri�re, et j'ai vu qu'il y avait dessus: Limoges . Je pense que cela veut dire qu'on les a faites � Limoges. Limoges n'est donc pas loin d'ici?

—Ce n'est pas tr�s pr�s, r�pondit M. Gertal. Cependant le Limousin touche � l'Auvergne. C'est un pays du m�me genre, un peu moins montagneux et beaucoup plus humide.

—Je vois, reprit Julien, que dans ce pays-l� on fabrique beaucoup d'assiettes, puisqu'il y en a jusque par ici.

—Oh! petit Julien, il y en a par toute la France, des porcelaines et des fa�ences de Limoges. Non loin de cette derni�re ville, � Saint-Yrieix, on a d�couvert une terre fine et blanche: c'est cette terre que les ouvriers p�trissent et fa�onnent sur des tours pour en faire de la porcelaine. Il y a � Limoges une des plus grandes manufactures de porcelaine de la France. Limoges est du reste une ville peupl�e, commer�ante et tr�s industrieuse.

132

Dupuytren , un des plus grands chirurgiens du dix-neuvi�me si�cle, est n� � Pierre-Buffi�res (Haute-Vienne), en 1777; il est mort en 1835.

Andr� �tait � c�t� de Julien.

—Eh bien, lui dit-il, puisque nous parlons de Limoges et du Limousin, o� nous ne devons point passer, cherche dans ton livre: il y a sans doute des grands hommes n�s dans cette province. Tu nous feras la lecture, et ce p. 132 sera pour nous comme un petit voyage en imagination.

Julien s'empressa de prendre son livre et lut la vie de Dupuytren.

Vers la fin du si�cle dernier naquit, de parents tr�s pauvres, le jeune Guillaume Dupuytren . Son p�re s'imposa de dures privations pour le faire instruire. L'enfant profita si bien des le�ons de ses ma�tres, et ses progr�s furent si rapides que, d�s l'�ge de dix-huit ans, il fut nomm� � un poste important de l'�cole de m�decine de Paris: car Guillaume voulait �tre m�decin-chirurgien. Il le fut bient�t en effet, et ne tarda pas � devenir illustre. On le demandait partout � la fois, chez les riches comme chez les pauvres; mais lui, qui se souvenait d'avoir �t� pauvre, prodiguait �galement ses soins aux uns et aux autres. Il partageait en deux sa journ�e: le matin soignant les pauvres, qui ne le payaient point, le soir allant visiter les riches, qui lui donnaient leur or. Il mourut combl� de richesses et d'honneur, et il l�gua deux cent mille francs � l'�cole de m�decine pour faire avancer la science � laquelle il a consacr� sa vie.

LVI.—Une ferme dans les montagnes d'Auvergne.—Julien et le jeune vannier Jean-Joseph.—La veill�e.

Enfants, si par la pens�e vous vous mettiez � la place de ceux qui ont perdu leurs parents, combien les v�tres vous deviendraient plus chers?

Nos trois voyageurs arriv�rent � un hameau situ� dans la montagne au milieu des �bois noirs,� comme on les appelle, � une dizaine de kilom�tres de Thiers. On descendit chez un fermier du hameau que le patron connaissait. Puis M. Gertal, qui ne perdait jamais une minute, courut la campagne pour acheter des fromages d'Auvergne. Il les fit porter dans sa voiture, afin qu'on f�t pr�t � repartir le lendemain.

Pendant ce temps, Julien et Andr� �taient rest�s chez la fermi�re et passaient la veill�e en famille. Les femmes, r�unies autour de la lampe, �taient occup�es � faire de la dentelle; les hommes, rudes b�cherons de la montagne, aux �paules athl�tiques, reposaient non loin du feu leurs membres fatigu�s, tandis que la m�nag�re pr�parait la soupe pour tout le monde.

p. 133 Dans un coin voisin du foyer, un petit gar�on de l'�ge de Julien, assis par terre, tressait des paniers d'osier.

Julien s'approcha de lui, portant sous son bras le pr�cieux livre d'histoires et d'images que lui avait donn� la dame de M�con; puis il s'assit � c�t� de l'enfant.

Le jeune vannier se rangea pour faire place � Julien, et sans rien dire le regarda avec de grands yeux timides et �tonn�s; puis il reprit son travail en silence.

133

Le vannier. —C'est l'ouvrier qui fabrique des vans, des corbeilles et des paniers, avec des brins d'osier, de saule et autres tiges flexibles qu'il entrelace adroitement. Les vanniers ne doivent pas tenir serr�es entre leurs l�vres les baguettes d'osier dont ils veulent se servir ni les m�cher entre leurs dents: cette mauvaise habitude entra�ne des maladies de la bouche.

Ce silence ne faisait pas l'affaire de notre ami Julien, qui s'empressa de le rompre.

—Comment vous appelez-vous? dit-il avec un sourire expansif. Moi, j'ai bient�t huit ans, et je m'appelle Julien Volden.

—Je m'appelle Jean-Joseph, dit timidement le petit vannier, et j'ai huit ans aussi.

—Moi, j'ai �t� � l'�cole � Phalsbourg et � �pinal, dit Julien, et j'ai l� un livre o� il y a de belles images; voulez-vous les voir, Jean-Joseph?

Jean-Joseph ne leva pas les yeux.

—Non, dit-il, avec un soupir de regret; je n'ai pas le temps: ce n'est pas dimanche aujourd'hui et j'ai � travailler.

—Si je vous aidais? dit aussit�t le petit Julien, avec son obligeance habituelle; cela n'a pas l'air trop difficile, et vous auriez plus vite fini votre t�che.

—Je n'ai pas de t�che, dit Jean-Joseph. Je travaille tant que la journ�e dure, et j'en fais le plus possible pour contenter mes ma�tres.

—Vos ma�tres! dit Julien surpris; les fermiers d'ici ne sont donc pas vos parents?

—Non, dit tristement le petit gar�on; je ne suis ici que depuis deux jours: j'arrive de l'hospice, je n'ai pas de parents.

Le gentil visage de Julien s'assombrit:

p. 134 —Jean-Joseph, moi non plus je n'ai pas de parents.

Jean-Joseph secoua la t�te:—Vous avez un grand fr�re, vous; mais moi, je n'ai personne du tout.

—Personne! r�p�ta Julien lentement comme si cela lui paraissait impossible � comprendre. Pauvre Jean-Joseph!

Et les deux enfants se regard�rent en silence. Pr�s d'eux, Andr� debout les observait. Il n'avait pas perdu un mot de leur conversation, et malgr� lui le visage triste du petit Jean-Joseph lui serra le cœur: il songea combien son cher Julien �tait heureux d'avoir un grand fr�re pour l'aimer et veiller sur lui.

Cependant Julien rompit de nouveau le silence:—Jean-Joseph, dit-il, aimez-vous les histoires?

—Je crois bien, r�pondit le jeune vannier; c'est tout ce qui m'amuse le plus au monde.

Et il jeta un regard d'envie sur le livre de Julien.

—Eh bien, dit Julien, voil� ce que nous allons faire. Je vous lirai une histoire de mon livre; je lirai tout bas; cela ne d�rangera personne et cela nous amusera tous les deux sans vous faire perdre de temps.

Le visage de Jean-Joseph s'�panouit � son tour en un joyeux sourire:—Oui, oui, lisez, Julien. Quel bonheur! vous �tes bien aimable de partager avec moi votre r�cr�ation.

Julien tout heureux ouvrit son livre.

—Ces histoires-l�, dit-il, ce ne sont pas des contes du tout, c'est arriv� pour tout de bon, Jean-Joseph. Ce sont les histoires des hommes illustres de la France; il y en a eu dans toutes les provinces, car la France est une grande nation; mais nous lirons l'histoire des hommes c�l�bres de l'Auvergne, puisque vous �tes n� en Auvergne, Jean-Joseph.

—C'est cela, dit Jean-Joseph; voyons les grands hommes de l'Auvergne.

Julien commen�a � voix basse, mais distinctement.

LVII.—Les grands hommes de l'Auvergne.—Vercing�torix et l'ancienne Gaule.

Il y a eu parmi nos p�res et nos m�res dans le pass� des hommes et des femmes h�ro�ques; le r�cit de ce qu'ils ont fait de grand �l�ve le cœur et excite � les imiter.

La France, notre patrie, �tait, il y a bien longtemps de cela, presque enti�rement couverte de grandes for�ts. Il y avait peu de villes, et la moindre ferme de votre village, enfants, e�t sembl� p. 135 un palais. La France s'appelait alors la Gaule, et les hommes � demi sauvages qui l'habitaient �taient les Gaulois.

Nos anc�tres, les Gaulois, �taient grands et robustes, avec une peau blanche comme le lait, des yeux bleus et de longs cheveux blonds ou roux qu'ils laissaient flotter sur leurs �paules.

Ils estimaient avant toutes choses le courage et la libert�. Ils se riaient de la mort, ils se paraient pour le combat comme pour une f�te.

Leurs femmes, les Gauloises, nos m�res dans le pass�, ne leur c�daient en rien pour le courage. Elles suivaient leurs �poux � la guerre; des chariots tra�naient les enfants et les bagages; d'�normes chiens f�roces escortaient les chars.

—Regardez un peu, Jean-Joseph, l'image des chariots de guerre.

Jean-Joseph jeta un coup d'œil rapide et Julien reprit:

L'histoire de ce qui s'est pass� en ce temps-l� dans la Gaule, notre patrie, est �mouvante.

Il y a bient�t deux mille ans, un grand g�n�ral romain, Jules C�sar, qui aurait voulu avoir le monde entier sous sa domination, r�solut de conqu�rir la Gaule.

135

Chariot de guerre des Gaulois. —Nos anc�tres de la Gaule aimaient beaucoup la guerre et les voyages. Ils s'assemblaient par grandes multitudes: les uns montaient sur des chars, les autres allaient � pied, et ils partaient ainsi � la conqu�te de lointains pays. Dans les batailles, ils lan�aient des fl�ches et des javelines du haut des chars comme du haut de tours roulantes.

Nos p�res se d�fendirent vaillamment, si vaillamment que les arm�es de C�sar, compos�es des meilleurs soldats du monde, furent sept ans avant de soumettre notre patrie.

Mais enfin la Gaule, couverte du sang de ses enfants, �puis�e par la mis�re, se rendit.

Un jeune Gaulois, n� dans l'Auvergne, r�solut alors de chasser les Romains du sol de la patrie.

Il parla si �loquemment de son projet � ses compagnons que tous jur�rent de mourir plut�t que de subir le joug romain. En m�me temps, ils mirent � leur t�te le jeune guerrier et lui donn�rent le titre de Vercing�torix , qui veut dire chef .

Bient�t Vercing�torix envoya en secret dans toutes les parties de la Gaule des hommes charg�s d'exciter les Gaulois � se soulever. p. 136 On se r�unissait la nuit sous l'ombre imp�n�trable des grandes for�ts, aupr�s des �normes pierres qui servaient d'autels; on parlait de la libert�, on parlait de la patrie, et l'on promettait de donner sa vie pour elle.

136

Un autel des anciens Gaulois. —On trouve dans certaines contr�es de la France, et surtout en Bretagne, des sortes de grandes tables de pierre qui, construites depuis les temps les plus recul�s, servaient d'autels aux Gaulois, nos anc�tres. C'est sur ces tables qu'ils sacrifiaient leurs victimes, et ces victimes �taient parfois des hommes, des prisonniers de guerre, des esclaves. On appelle ces monuments de pierre des dolmens .

Julien s'interrompit encore pour montrer � Jean-Joseph un autel des anciens Gaulois, puis il reprit sa lecture:

Au jour d�sign� d'avance, la Gaule enti�re se souleva d'un seul coup, et ce fut un r�veil si terrible que, sur plusieurs points, les l�gions romaines furent extermin�es.

C�sar, qui se pr�parait alors � quitter la Gaule, fut forc� de revenir en toute h�te, pour combattre Vercing�torix et les Gaulois r�volt�s. Mais Vercing�torix vainquit C�sar � Gergovie.

—Gergovie, dit Jean-Joseph, c'est un endroit � c�t� de Clermont, j'en ai entendu parler plus d'une fois. Continuez, Julien; j'aime ce Vercing�torix.

Six mois durant, Vercing�torix tint t�te � C�sar, tant�t vainqueur, tant�t vaincu.

Enfin C�sar r�ussit � enfermer Vercing�torix dans la ville d'Al�sia, o� celui-ci s'�tait retir� avec soixante mille hommes.

Al�sia, assi�g�e et cern�e par les Romains, comme notre grand Paris l'a �t� de nos jours par les Prussiens, ne tarda pas � ressentir les horreurs de la famine.

—Oh! dit Julien, un si�ge, je sais ce que c'est: c'est comme � Phalsbourg, o� je suis n� et o� j'�tais quand les Allemands l'ont investi. J'ai vu les boulets mettre le feu aux maisons, Jean-Joseph; papa, qui �tait charpentier et pompier, a �t� bless� � la jambe en �teignant un incendie et en sauvant un enfant qui serait mort dans le feu sans lui.

—Il �tait brave, votre p�re, dit Jean-Joseph avec admiration.

—Oui, dit Julien, et nous t�cherons de lui ressembler, Andr� et moi. Mais voyons la fin de l'histoire:

p. 137 La ville, o� les habitants mouraient de faim, songeait � la n�cessit� de se rendre, lorsqu'une arm�e de secours venue de tous les autres points de la Gaule se pr�senta sous les murs d'Al�sia.

Une grande bataille eut lieu; les Gaulois furent d'abord vainqueurs, et C�sar, pour exciter ses troupes, dut combattre en personne. On le reconnaissait � travers la m�l�e � la pourpre de son v�tement. Les Romains reprirent l'avantage; ils envelopp�rent l'arm�e gauloise. Ce fut un d�sastre �pouvantable.

Dans la nuit qui suivit cette funeste journ�e, Vercing�torix, voyant la cause de la patrie perdue, prit une r�solution sublime. Pour sauver la vie de ses fr�res d'armes, il songea � donner la sienne. Il savait combien C�sar le ha�ssait; il savait que plus d'une fois, d�s le commencement de la guerre, C�sar avait cherch� � se faire livrer Vercing�torix par ses compagnons d'armes, promettant � ce prix de pardonner aux r�volt�s. Le noble cœur de Vercing�torix n'h�sita point: il r�solut de se livrer lui-m�me.

Au matin, il rassembla le conseil de la ville et y annon�a ce qu'il avait r�solu. On envoya des parlementaires porter ses propositions � C�sar. Alors, se parant pour son sacrifice h�ro�que comme pour une f�te, Vercing�torix, rev�tu de sa plus riche armure, monta sur son cheval de bataille. Il fit ouvrir les portes de la ville, puis s'�lan�a au galop jusqu'� la tente de C�sar.

Arriv� en face de son ennemi, il arr�te tout d'un coup son cheval, d'un bond saute � terre, jette aux pieds du vainqueur ses armes �tincelantes d'or, et fi�rement, sans un seul mot, il attend immobile qu'on le charge de cha�nes.

137

Vercing�torix , de la tribu des Arvernes (habitants de l'Auvergne), vivait au dernier si�cle avant J.-C.

Vercing�torix avait un beau et noble visage; sa taille superbe, son attitude alti�re, sa jeunesse produisirent un moment d'�motion dans le camp de C�sar. Mais celui-ci, insensible au d�vouement du jeune chef, le fit encha�ner, le tra�na derri�re son char de triomphe en rentrant � Rome, et enfin le jeta dans un cachot.

Six ans Vercing�torix languit � Rome dans ce cachot noir et infect. Puis C�sar, comme s'il redoutait encore son rival vaincu, le fit �trangler.

—H�las! dit Jean-Joseph avec amertume, il �tait bien cruel ce C�sar.

—Ce n'est pas tout, Jean-Joseph, �coutez:

p. 138 Enfants, r�fl�chissez en votre cœur, et demandez-vous lequel de ces deux hommes, dans cette lutte, fut le plus grand.

Laquelle voudriez-vous avoir en vous, de l'�me h�ro�que du jeune Gaulois, d�fenseur de vos anc�tres, ou de l'�me ambitieuse et insensible du conqu�rant romain?

—Oh! s'�cria Julien tout �mu de sa lecture, je n'h�siterais pas, moi, et j'aimerais encore mieux souffrir tout ce qu'a souffert Vercing�torix que d'�tre cruel comme C�sar.

—Et moi aussi, dit Jean-Joseph. Ah! je suis content d'�tre n� en Auvergne comme Vercing�torix.

On garda un instant le silence. Chacun songeait en lui-m�me � ce que Julien venait de lire. Puis le jeune gar�on, reprenant son livre, continua sa lecture.

LVIII.—Michel de l'H�pital.—Desaix.—Le courage civil et le courage militaire.

I. Enfants, voici encore une belle histoire, l'histoire d'un magistrat fran�ais qui ne connut jamais dans la vie d'autre chemin que celui du devoir, et qui se montra aussi courageux dans les fonctions civiles que d'autres dans le m�tier des armes.

Michel de l'H�pital naquit, en Auvergne, au seizi�me-si�cle. Son travail assidu, ses �tudes savantes et son grand talent le firent arriver � un poste des plus �lev�s: il fut charg� d'administrer les finances de l'�tat.

Bien d'autres, avant lui, s'�taient, � ce poste, enrichis rapidement, en gaspillant sans scrupule les tr�sors de la France. Michel, qui avait la plus s�v�re honn�tet�, r�forma les abus et donna l'exemple d'un entier d�sint�ressement. Pauvre il �tait arriv� aux finances, pauvre il en sortit; tellement que le roi fut oblig� de donner une dot � la fille de Michel de l'H�pital pour qu'elle p�t se marier.

138

Michel de l'Hopital , n� � Aigueperse (Puy-de-D�me), en 1505, mort en 1573.

La probit� que Michel avait montr�e dans l'administration des finances lui valut d'�tre nomm� � un poste plus important encore. Cette fois, ce n'�taient plus les tr�sors de l'�tat qu'il avait entre les mains, c'�tait l'administration de la justice qui lui �tait confi�e: il fut nomm� grand chancelier du royaume.

D�s le d�but, on voulut lui arracher une injustice, et obtenir qu'il sign�t un arr�t de mort imm�rit�. On le mena�ait lui-m�me de le mettre � mort, s'il ne signait cet arr�t. La r�ponse de Michel de l'H�pital fut telle, qu'il serait � souhaiter que tout Fran�ais l'apprit par cœur:

p. 139 —Je sais mourir, dit-il, mais je ne sais point me d�shonorer.

Et Michel ne signa pas.

Pendant plusieurs ann�es il occupa son poste de chancelier sans qu'il f�t possible � personne de le corrompre, ni par des pr�sents ni par des menaces.

Enfin, cette franchise courageuse et cette probit� d�plurent. De plus, il voulait emp�cher, au sein de la France, ces dissensions entre Fran�ais, ces guerres civiles et religieuses qui la d�solaient alors. La reine Catherine de M�dicis lui enleva sa charge, et Michel se retira sans regret � sa campagne.

Peu de temps apr�s, on vint lui apprendre qu'un grand massacre se faisait dans le royaume par ordre du roi Charles IX, le massacre de la Saint-Barth�lemy. On lui dit que le nom de Michel de l'H�pital �tait sur la liste des victimes et que les assassins allaient arriver. Michel ne se troubla point et commanda qu'au lieu de fermer les portes on les ouvr�t toutes grandes.

A ce moment, un messager de la cour, envoy� en toute h�te, vint lui annoncer que le roi lui faisait gr�ce. Michel r�pondit fi�rement:

—J'ignorais que j'eusse m�rit� ni la mort ni le pardon.

Quelle que f�t l'�nergie de Michel de l'H�pital, son grand cœur ne put supporter la vue des malheurs dont la patrie �tait alors accabl�e. Sa vie fut abr�g�e par la tristesse. Il mourut six mois apr�s la Saint-Barth�lemy, dans une pauvret� voisine de la mis�re.

Enfants, vous le voyez, il n'y a pas seulement de belles pages dans l'histoire de notre France; h�las! il y en a qui attristent le cœur, comme les massacres command�s par Charles IX, et qu'on voudrait pouvoir effacer � jamais. Enfants, c'est le juste ch�timent de ceux qui ont fait le mal, que leurs actions soient ha�es dans le pass� comme elles l'ont �t� dans le pr�sent, et que leur souvenir indigne les cœurs honn�tes.

Quand Charles IX eut inond� la France sous des flots de sang, il ne put �touffer la voix de sa conscience. A son lit de mort, il fut poursuivi par d'horribles visions: il croyait apercevoir ses victimes devant lui. L'�trange maladie dont il mourut redoublait ses terreurs; il avait des sueurs de sang et son agonie fut affreuse.

Enfants, comparez en votre cœur le roi Charles IX et Michel de l'H�pital. L'un mourut pauvre apr�s avoir v�cu esclave de la justice et de l'honneur, n'ayant qu'une crainte au monde, la crainte de faillir � son devoir: son nom est rest� pour tous comme le souvenir de la loyaut� vivante, chacun de nous voudrait lui ressembler. L'autre v�cut entour� des splendeurs royales; mais, au milieu des plaisirs et des f�tes, ce cœur mis�rable ne put trouver le repos. Objet de m�pris pour lui-m�me, il l'�tait aussi pour ceux qui l'approchaient, et il le sera toujours pour ceux qui liront son histoire.

Enfants, n'oubliez jamais ce que Michel de l'H�pital aimait � r�p�ter:—Hors du devoir, il n'y a ni honneur ni bonheur durable.

II. C'est encore l'Auvergne qui a vu na�tre, l'an 1768, un homme de guerre �galement c�l�bre par son courage et par son honn�tet�: Desaix .

p. 140 —Oh! oh! Jean-Joseph, vous devez �tre content. Les hommes courageux ne manquent pas dans votre pays. Voyons la suite:

Desaix � l'�ge de vingt-six ans �tait d�j� g�n�ral. Il prit part aux grandes guerres de la R�volution fran�aise contre l'Europe coalis�e.

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Desaix , n� en 1768, pr�s de Riom (Puy-de-D�me), mourut, en 1800, � la bataille de Marengo, au moment o� il venait de d�cider la victoire.

Desaix �tait d'une extr�me probit�. Quand on frappait les ennemis d'une contribution de guerre, il ne prenait jamais rien pour lui, et cependant il �tait lui-m�me pauvre; �mais, disait-il, ce qu'on peut excuser chez les autres n'est pas permis � ceux qui commandent des soldats.� Aussi �tait-il admir� de tous et estim� de ses ennemis. En Allemagne, o� il fit longtemps la guerre, les paysans allemands l'appelaient le bon g�n�ral . En Orient, dans la guerre d'�gypte o� il suivit Bonaparte, les musulmans qui habitent le pays l'avaient surnomm� le sultan juste , c'est-�-dire le chef juste.

En 1800, se livra dans le Pi�mont, pr�s de Marengo, une grande bataille. Nos troupes, qui avaient travers� les Alpes par le mont Saint-Bernard pour surprendre les Autrichiens, se trouv�rent attaqu�es par eux. Apr�s une r�sistance h�ro�que, nos soldats pliaient et commen�aient � s'enfuir. Tout � coup, Desaix arriva en toute h�te � la t�te de la cavalerie fran�aise; il se jeta au milieu de la m�l�e, donnant l'exemple � tous et guidant ses soldats � travers les bataillons autrichiens, qui furent bient�t boulevers�s. Mais une balle ennemie le blessa � mort et il tomba de son cheval; au moment d'expirer, il vit les ennemis en fuite: il avait par son courage d�cid� la victoire. �Je meurs content, dit-il, puisque je meurs pour la patrie.�

Ses soldats lui �lev�rent un monument sur le champ m�me de la bataille. Plus tard, sa statue fut �rig�e � Clermont-Ferrand.

Vercing�torix et Desaix furent des mod�les du courage militaire; Michel de l'H�pital fut un mod�le de courage civique, non moins difficile parfois et aussi glorieux que l'autre. Partout et toujours, dans la paix comme dans la guerre, faire ce qu'on doit, advienne que pourra, voil� le vrai courage et le v�ritable honneur.

—Faire ce qu'on doit, advienne que pourra, r�p�ta Jean-Joseph, je veux me rappeler cela toujours, Julien.

—Moi aussi, dit Julien, je veux faire mon devoir toujours, quoi qu'il puisse arriver.

Andr�, tout en causant avec les b�cherons, avait continu� p. 141 de pr�ter attention � la conversation des deux enfants; la derni�re phrase le frappa, et lui aussi, s�rieux, r�fl�chi, se disait en lui-m�me:

—Faire ce qu'on doit, advienne que pourra, c'est une belle pens�e que je veux retenir!

LIX.—Le r�veil impr�vu.—La pr�sence d'esprit et l'initiative en face du danger.

Ne pas se laisser troubler par un danger, c'est l'avoir � moiti� vaincu.

Lorsque M. Gertal rentra, on se mit � table tous ensemble, et le Jurassien, d�signant Jean-Joseph:—Tiens, dit-il au fermier, o� avez-vous donc pris ce jeune gar�on que je ne vous connaissais point? il a l'air intelligent.

—Pour cela, oui, dit le cultivateur, il est intelligent et il me rendra service s'il continue. J'avais besoin d'un enfant de cet �ge pour garder les b�tes: je suis all� le chercher � l'hospice; on aime assez � placer les orphelins aux champs chez de braves gens; on me l'a confi�. Il est encore si timide et �tonn�, il fait si peu de bruit, qu'� tout moment on oublie qu'il existe; mais cela ne m'inqui�te pas, monsieur Gertal, il ne se d�gourdira que trop � la longue.

—D'autant que vous �tes le meilleur des hommes, dit M. Gertal, et que vous aimez les enfants.

Apr�s le repas, la veill�e ne se prolongea gu�re: chacun se coucha de bonne heure. Andr� et Julien furent conduits dans un petit cabinet servant de d�charge; Jean-Joseph monta au second sous les combles, o� il y avait une �troite mansarde, et M. Gertal eut, au premier �tage, le meilleur lit.

—Tenez-vous tout pr�ts d�s ce soir, dit le patron aux enfants: nous partirons demain de bonne heure; la voiture est charg�e, il n'y a que Pierrot � atteler et je vais boucler ma valise avant de me mettre au lit.

—Oui, oui, soyez tranquille, monsieur Gertal, dirent les enfants.—Et avant de se coucher, ils boucl�rent aussi toute pr�te la courroie de leur paquet.

Depuis longtemps chacun dormait dans la ferme lorsque Andr� se r�veilla tout suffoquant et mal � l'aise.

Il �tait si g�n� qu'il put � peine, au premier moment, se rendre compte de ce qu'il �prouvait. Il sauta hors de son lit sans trop savoir ce qu'il faisait et il ouvrit la fen�tre pour avoir de l'air.

p. 142 Le vent froid de la montagne s'engouffra aussit�t en tourbillonnant dans la pi�ce et ouvrit la porte mal ferm�e. Alors une fum�e �paisse entra dans le cabinet, puis un cr�pitement suivit, comme celui d'un brasier qui s'allume. Andr� pris de terreur courut au lit o� dormait Julien; il le secoua avec �pouvante.—L�ve-toi, Julien, le feu est � la ferme.

L'enfant s'�veilla brusquement, sachant � peine o� il en �tait, mais Andr� ne lui laissa pas le temps de se reconna�tre. Il lui mit sur le bras leurs v�tements; lui-m�me saisit, d'une main, sur la chaise, le paquet de voyage boucl� la veille; de l'autre, il prit la main de Julien, et l'entra�nant avec lui, il courut � travers la fum�e r�veiller M. Gertal et jeter l'alarme dans la ferme.

—Andr�, cria le patron, je te suis, �veille tout le monde; puis cours vite � Pierrot, att�le-le, fais-lui enlever la voiture hors de danger; apr�s cela nous aiderons le fermier � se tirer d'affaire.

Andr�, toujours tenant Julien, s'�lan�a au plus vite. Quand il arriva aux �tables, la flamme tournoyait d�j� au-dessus, car il y avait des fourrages dans le grenier, et des �tincelles avaient embras� la toiture en chaume.

—Habille-toi, dit Andr� � Julien, qui claquait des dents au vent de la nuit.

Lui-m�me, � la h�te, passa une partie de ses v�tements, et prenant le reste, il jeta le tout dans la voiture.

Bient�t M. Gertal arriva, ainsi que les gens de la ferme. C'�tait un brouhaha et un effroi indescriptibles. On n'entendait que des cris de d�tresse, auxquels se m�laient le mugissement des vaches qu'on essayait de chasser de leur �table et le b�lement des moutons qui se pressaient effar�s sans vouloir sortir.

Au milieu de ce d�sordre g�n�ral, � travers la fum�e aveuglante, Andr� et le patron r�ussirent pourtant � atteler Pierrot � la voiture. On mit Julien dedans, et Andr�, d'un vigoureux coup de fouet, entra�na le tout dans le chemin �clair� par les lueurs rouges de l'incendie.

Quand la voiture fut hors de danger, Andr� attacha le cheval � un arbre et dit � son fr�re.

—Petit Julien, t�che de sortir de ton �tonnement afin de te rendre utile. Voyons, �veille-toi; cherche des pierres pour p. 143 caler les roues de la voiture; moi, je cours aider les braves gens de la ferme qui sont dans l'embarras: quand tu auras fini, tu viendras me rejoindre.

—Oui, dit Julien, d'une voix qu'il essaya de rendre assur�e, va, Andr�.

Et il sauta hors de la voiture, pendant qu'Andr� courait comme une fl�che rejoindre M. Gertal pr�s de la maison en feu.

LX.—L'incendie.—Jean-Joseph dans sa mansarde.—Une belle action.

Puisque tous les hommes sont fr�res, ils doivent toujours �tre pr�ts � se d�vouer les uns pour les autres.

L'incendie avait fait des progr�s effrayants. Les flammes tournoyaient dans les airs au gr� de l'ouragan; la toiture en chaume tant�t s'effondrait, tant�t tourbillonnait en rafales �tincelantes; mais on ne pouvait songer � �teindre l'incendie, car il n'y avait point de pompes � feu dans le hameau. On essayait seulement d'arracher aux flammes le plus de choses possibles: les bestiaux d'abord, la r�colte ensuite. Chacun travaillait avec �nergie. Le fermier n'avait malheureusement pas assur� sa maison, bien qu'on le lui e�t cent fois conseill�. En voyant ainsi le fruit de trente ann�es de labeur opini�tre d�vor� par les flammes, le malheureux �tait comme fou de d�sespoir et ne savait plus ce qu'il faisait.

Cependant le petit Julien avait repris son calme, et bient�t il arriva � son tour.

Sa premi�re pens�e fut de chercher Jean-Joseph � travers la foule; personne ne songeait � Jean-Joseph et ne savait o� il �tait.

—Bien s�r, dit le petit gar�on avec effroi, Jean-Joseph est rest� dans sa mansarde; je cours le chercher.

Il partit en toute h�te, mais d�j� il n'y avait plus moyen de monter jusque-l�: l'escalier s'�tait effondr� et les flammes tourbillonnaient � l'entr�e.

Julien revint dans la cour: la lucarne de la mansarde �tait herm�tiquement close par son petit volet. A coup s�r Jean-Joseph dormait encore sans se douter du danger.

Julien saisit une pierre ronde assez grosse, et avec habilet� il la lan�a dans le volet de toutes ses forces. Ce volet, qui s'ouvrait en dedans et ne tenait que par un mauvais crochet, p. 144 c�da aussit�t: au milieu du cr�pitement de l'incendie, on distingua le bruit de la pierre roulant dans la mansarde, tandis que la petite voix de Julien criait:—Jean-Joseph! Jean-Joseph!

L'instant d'apr�s, le visage �pouvant� de Jean-Joseph se montra � la lucarne. Le pauvre enfant dressait au-dessus de sa t�te ses deux petites mains jointes dans un geste d�sesp�r�; le vent poussait des tra�n�es de flammes au-dessus de la lucarne, et � leur clart� sinistre on voyait de grosses larmes couler sur les joues p�les de l'enfant, tandis que sa voix appelait:—Au secours! au secours!

Andr�, qui s'�tait absent� un instant avec M. Gertal, revint alors, tra�nant une �chelle: on l'appliqua sous la lucarne. Elle �tait trop courte de pr�s de deux m�tres.

—N'importe, dit M. Gertal, je monterai au dernier �chelon: je suis tr�s grand, l'enfant descendra sur mes �paules. Andr�, tiens bien l'�chelle.

M. Gertal monta, mais il �tait pesant, l'�chelle mauvaise; un barreau vermoulu se brisa et le brave Jurassien roula par terre.

—C'est impossible, dit-il en se relevant.

—C'est impossible, r�p�ta chacun, et quelques-uns d�tournaient la t�te pour ne pas voir la toiture pr�te � s'�crouler sur l'enfant.

Alors Andr�, sans dire un mot, avec une rapidit� de pens�e merveilleuse, saisit un grand fouet de roulier qui dans le d�sarroi g�n�ral tra�nait par terre. Il prit son couteau, coupa la lani�re en cuir du fouet, s'en servit pour lier solidement le gros bout du fouet contre le dernier barreau de l'�chelle afin d'en faire un appui solide; puis, avec dext�rit�, il appliqua de nouveau l'�chelle contre la muraille:

—A votre tour, monsieur Gertal, dit-il, tenez-moi l'�chelle: je suis moins pesant que vous, et j'ai dans le haut un barreau solide.

En m�me temps Andr� s'�lan�a l�g�rement sur les barreaux, qui pliaient sous son poids. Arriv� au dernier, celui qu'il avait consolid�, il se retourna doucement sans trop appuyer, pr�sentant le dos � la muraille et se soutenant contre, puis, levant ses deux bras jusqu'� la hauteur de la lucarne:

p. 145 —Aide-toi de mes bras, Jean-Joseph, dit-il d'une voix calme; descends sur mes �paules et n'aie pas peur.

Jean-Joseph s'assit sur la lucarne, puis se laissa glisser le long du mur jusqu'� ce que ses pieds touchassent le dos d'Andr�. Une pluie d'�tincelles jaillissait autour d'eux, le barreau consolid� fl�chissait encore sous son double poids; la position �tait si p�rilleuse que les spectateurs de cette sc�ne ferm�rent un instant les yeux d'�pouvante.—Mon Dieu! disait le petit Julien agenouill� � quelques pas et joignant les mains avec angoisse, mon Dieu! sauvez-les.

Quand Andr� sentit Jean-Joseph sur ses �paules, il le fit glisser dans ses bras, par devant lui; puis il le posa sur le second barreau de l'�chelle:—Descends devant � pr�sent, lui dit-il, et prends garde au barreau cass� dans le milieu.

Jean-Joseph descendit rapidement, Andr� � sa suite. Ils arrivaient � peine au dernier tiers de l'�chelle qu'un bruit se fit entendre. Une partie du toit s'effondrait; des pierres d�tach�es du mur roul�rent et vinrent heurter l'�chelle, qui s'affaissa lourdement.

Un cri de stupeur s'�chappa de toutes les bouches; mais, avant m�me qu'on e�t eu le temps de s'�lancer, Andr� �tait debout. Il n'avait que de l�g�res contusions, et il relevait le petit Jean-Joseph, qui s'�tait �vanoui dans l'�motion de la chute.

Quand l'enfant revint � lui, il �tait encore dans les bras d'Andr�. Celui-ci, �puis� lui-m�me, s'�tait assis � l'�cart sur une botte de paille.

Le premier mouvement du petit gar�on fut d'entourer de ses deux bras le cou du brave Andr�, et le regardant de ses grands yeux effray�s qui semblaient revenir de la tombe, il lui dit doucement:—Que vous �tes bon!

Puis il s'arr�ta, cherchant quel autre merci dire encore � son sauveur et quoi lui offrir; mais il songea qu'il ne poss�dait rien, qu'il n'avait personne au monde, ni p�re, ni m�re, ni fr�re, qui p�t remercier Andr� avec lui, et il soupira tristement.

—Jean-Joseph, dit Andr�, comme s'il devinait l'embarras de l'orphelin, c'est parce que je sais que tu es si seul au monde que j'ai trouv� le courage de te sauver. A ton tour, p. 146 quand tu seras grand et fort, il faudra aider ceux qui, comme toi, n'ont que le bon Dieu pour p�re ici-bas.

—Oui, reprit Jean-Joseph du fond de son cœur, quand je serai grand, je vous ressemblerai, je serai bon, je serai courageux!

—Et moi aussi, et moi aussi, reprit la petite voix tendre de Julien, qui accourait avec un paquet de v�tements qu'on lui avait donn�s pour v�tir Jean-Joseph, car le pauvre enfant � moiti� nu frissonnait sous le vent froid de la montagne.

Lorsque cette nuit p�nible fut achev�e, le lendemain, au moment de partir, M. Gertal prit le fermier � part:

—Mon brave ami, lui dit-il, je vous vois plus d�sesp�r� qu'il ne faut. Voyons, du courage, avec le temps on r�pare tout. Tenez, les affaires ont �t� bonnes pour moi cette ann�e, Dieu merci; cela fait que je puis vous pr�ter quelque chose. Voici cinquante francs; vous me les rendrez quand vous pourrez: je sais que vous �tes un homme actif; seulement promettez-moi de ne pas vous laisser aller au d�couragement.

Le fermier, �mu jusqu'aux larmes, serra la main du Jurassien, et on se quitta le cœur gros de part et d'autre.

Une fois en voiture avec les deux enfants, M. Gertal posa la main sur l'�paule d'Andr�; il le regardait avec une sorte de fiert� et de tendresse.

—Tu n'es plus un enfant, Andr�, lui dit-il, car tu t'es conduit comme un homme. Tout le monde perdait la t�te; toi, tu as gard� ta pr�sence d'esprit; aussi je ne sais ce qu'il faut le plus louer, ou du courage que tu as montr� ou de l'intelligence si prompte et si nette dont tu as fait preuve.

Il se tourna ensuite vers Julien.

—Et toi aussi, mon petit Julien, tu as eu la bonne pens�e de songer � Jean-Joseph quand tout le monde l'oubliait; tu l'as �veill� avec la pierre que tu as lanc�e dans le volet, et c'est � toi qu'il doit d'exister encore, puisque personne ne pensait � lui. Vous �tes deux braves enfants tous les deux, et je vous aime de tout mon cœur. Continuez toujours ainsi, car il ne suffit pas dans le p�ril d'avoir un cœur courageux: il faut encore savoir conserver un esprit calme et pr�cis, qui sache diriger le cœur et qui l'aide � triompher du danger par la r�flexion.

LXI.—Les ch�vres du mont d'Or.—Ce que peut rapporter une ch�vre bien soign�e.

Le b�tail bien log� et bien nourri rapporte le double.

On quitta l'Auvergne et on entra dans le Lyonnais. M. Gertal fit remarquer aux enfants qu'on �tait dans l'un des d�partements les plus industrieux de la France, celui du Rh�ne. Aux environs de Lyon, nos trois amis firent un d�tour et pass�rent au milieu de villages anim�s; Julien demanda le nom de cet endroit.—C'est le mont d'Or, dit M. Gertal; un joli nom, comme tu vois. Ne le confonds pas avec la montagne que nous avons vue en Auvergne, non loin de Clermont, et qui s'appelle le mont Dore. Sais-tu qu'est-ce qui fait la richesse de ces villages o� nous sommes? Ce sont des ch�vres que les cultivateurs �l�vent en grande quantit�. Dans aucun lieu de la France il n'y a autant de ch�vres sur une si petite �tendue de terrain. On en compte 18,000.

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Ch�vres en stabulation. —La ch�vre est un des animaux qui s'accommodent le mieux du s�jour de l'�table, quand l'�table est bien propre, bien tenue et point humide. On a calcul� que vingt-quatre ch�vres et un bouc peuvent rapporter par ann�e, en lait ou en jeunes chevreaux, jusqu'� 1,200 francs de b�n�fice net.

—18,000 ch�vres! dit Julien, mais je n'en vois pas une. Nous en avons vu tant au contraire, en Auvergne, galoper sur les montagnes! Elles �taient bien jolies.

—Elles �taient fort jolies en effet, mais le cultivateur n'�l�ve point les ch�vres seulement pour leur gentillesse: c'est surtout pour le lait et les jeunes chevreaux qu'elles donnent. Eh bien, pour donner du lait, les ch�vres n'ont pas un besoin absolu de galoper sur les montagnes. Quand on les place dans des p. 148 �tables bien propres et bien soign�es et qu'on les nourrit convenablement, elles s'accommodent � ce genre de vie qui consiste � garder l'�table et qu'on appelle la stabulation . C'est ce qui arrive ici o� nous sommes. Les 18,000 ch�vres dont je te parle sont toutes enferm�es dans des �tables. De cette mani�re elles ne nuisent point � la culture des champs et ne vont point d�vorer � tort et � travers les jeunes pousses des arbres. D'autre part, chacune donne jusqu'� six cents litres de lait par an. On fait avec ce lait un fromage estim�, si bien que chaque ch�vre rapporte chaque ann�e aux habitants 125 fr. par t�te: il y a, sur ces 125 francs � d�duire la nourriture; mais elle est peu co�teuse.

—125 fr. par t�te, dit Julien, et 18,000 ch�vres! cela fait bien de l'argent. Je n'aurais jamais cru que les ch�vres fussent des animaux si utiles. Est-ce singulier � penser, que toutes ces ch�vres sont renferm�es et que nous n'en voyons pas une!

Au m�me moment, comme ils passaient pr�s d'une ferme, on entendit un petit b�lement auquel bien vite r�pondirent de droite et de gauche d'autres b�lements semblables.

—Oh! les entendez-vous? dit Julien. Les voil� toutes qui se r�pondent les unes aux autres.

Julien riait de plaisir; mais ce joli bruit champ�tre s'�teignit, �touff� par le bruit du trot de Pierrot qui courait vers Lyon � toutes jambes.

LXII.—Lyon vu le soir.—Le Rh�ne, son cours et sa source.

Les fleuves sont comme de grandes routes creus�es des montagnes � la mer.

C'�tait d�j� le soir quand nos voyageurs arriv�rent pr�s de Lyon. Devant eux se dressaient les hautes collines couronn�es par les dix-sept forts de Lyon et par l'�glise de Fourvi�res, qui dominent la grande cit�. Ces collines �taient encore �clair�es par les derniers rayons du cr�puscule tandis que la ville se couvrait de la brume du soir. Mais bient�t tous les becs de gaz s'allum�rent comme autant d'�toiles qui, per�ant la brume de leur blanche lueur, illuminaient la ville tout enti�re et renvoyaient des reflets jusque sur les campagnes environnantes.

p. 149 —Que c'est joli! disait Julien; je n'avais jamais vu pareille illumination.

Bient�t nos amis arriv�rent sur les magnifiques quais du Rh�ne qui, avec ceux de la Sa�ne, se d�veloppent sur une longueur de 40 kilom�tres. A leurs pieds coulait en grondant le fleuve, que remontaient et descendaient des bateaux � vapeur.

—Oh! le grand fleuve! disait Julien. J'avais bien vu dans ma g�ographie que le Rh�ne est l'un des plus beaux fleuves de France, mais je ne me le figurais point comme cela.

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Source du Rhone dans un glacier des Alpes. —Les grands fleuves prennent souvent naissance dans les glaciers. Ces amas de glaces, en effet, fondent lentement par en-dessous � la chaleur de la terre. Ainsi se forment, sous les glaciers, des torrents, des ponts de glace, des cavernes. La gravure repr�sente une caverne de ce genre, d'o� sort le torrent qui deviendra plus tard le Rh�ne.

—J'ai lu aussi, monsieur Gertal, dit Andr�, que le Rh�ne est sujet � des d�bordements terribles. Il est pourtant bien bas en ce moment, et au milieu s'�tendent de grandes �les de sable.

—Oui, mon ami, il est bas; mais ce qui le fait grossir si rapidement au printemps, c'est la fonte des neiges. Vous savez qu'il prend sa source au milieu des montagnes neigeuses de la Suisse, dans un vaste glacier, d'o� il s'�chappe par p. 150 une grotte de glace. De l�, il descend vers Gen�ve. Vous rappelez-vous ce beau lac de Gen�ve que nous avons vu ensemble du haut du Jura?

—Oh! oui, monsieur Gertal, je me le rappelle, dit Julien; les Alpes l'entourent comme de grandes forteresses, et tout au loin on aper�oit le haut du mont Blanc.

—Eh bien, le Rh�ne entre par un bout du lac et le traverse tout entier; mais le Rh�ne a un cours si rapide qu'il ne m�le point ses eaux � celles du lac. On le voit qui dessine au travers un large ruban de seize lieues de long. Puis il sort du lac, entre en France par le d�partement de l'Ain et arrive jusqu'ici sans s'attarder en route, car c'est le plus imp�tueux de nos fleuves. Seulement, aux premi�res journ�es du printemps, quand les neiges fondent sur toutes les montagnes � la fois et que les torrents se pr�cipitent de toutes parts, il re�oit tant d'eau que son vaste lit ne peut plus la contenir. Aussi la ville de Lyon a-t-elle �t� bien souvent ravag�e par les inondations; d'autant plus que la Sa�ne se met souvent aussi � d�border. En 1856, tous les quartiers qui avoisinent le Rh�ne ont �t� couverts d'eau et d�vast�s. Des maisons pauvres et mal b�ties �taient emport�es par le fleuve, et leurs habitants p�rissaient dans les eaux, ou, si l'on parvenait � les sauver, ils se trouvaient sans abri et r�duits � la derni�re mis�re.

—Oh! dit Julien, ceux qui habitent pr�s de ce fleuve doivent avoir peur quand ils le voient grossir. A Phalsbourg, c'est bien plus commode: on n'a point du tout � craindre d'inondation, car on est sur une colline, bien loin de la rivi�re.

On sourit de la r�flexion du petit Julien.

Bient�t on arriva � la maison o� l'on devait passer la nuit, et Julien s'endormit en voyant encore en r�ve la grande ville, ses longs quais, ses ponts et son fleuve bruyant.

LXIII.—Les fatigues de Julien.—La position de Lyon et son importance.—Les tisserands et les soieries.

L'industrie des habitants fait la prosp�rit� des villes.

—Oh! monsieur Gertal, quelle grande ville que ce Lyon! s'�cria le petit Julien, qui n'en pouvait plus de fatigue un matin qu'il revenait de porter un paquet chez un client. J'ai p. 151 cru que je marcherais tout le jour sans arriver, tant il y a de rues � suivre et de ponts � passer!

—Allons, assieds-toi et d�ne avec moi, dit M. Gertal; cela te reposera. Andr� gardera l'�talage pendant ce temps. Quand nous aurons mang�, nous irons le remplacer au travail et il viendra d�ner � son tour; car, dans le commerce, il faut savoir bien disposer son temps.

Julien s'assit, et pendant que le patron lui servait le potage, il s'�cria encore:

—Mon Dieu! que c'est grand, cette ville de Lyon!

—Mais, dit le patron, tu sais bien que c'est la seconde ville de France, petit Julien.

—Tiens, c'est vrai, cela. Mais, monsieur Gertal, qu'est-ce qui fait donc que certaines villes deviennent de si grandes villes, tandis que les autres ne le deviennent point?

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Le lyonnais est une petite province dont l'intelligence des habitants a fait une des plus importantes de France. Outre les grandes villes industrieuses de Lyon et de Saint-�tienne, d'autres, comme Tarare, Roanne, Montbrison, filent le coton et fabriquent la mousseline. Givors et Rive-de-Gier sont de grands entrep�ts de charbons; Villefranche et Beaujeu font le commerce des vins.

—Cela tient presque toujours � l'industrie des habitants et � la place que les villes occupent, petit Julien. Tu as une carte de France dans le livre qu'on t'a donn� � M�con, et puisque tu as toujours ce cher livre dans ta poche, ouvre-le et regarde la position de Lyon sur ta carte! Vois, Lyon est situ� � la fois sur la Sa�ne et sur le Rh�ne. Par la Sa�ne il communique avec la Bourgogne et l'Alsace; par le Rh�ne, avec la Suisse d'un c�t� et avec la M�diterran�e de l'autre. Par le canal de Bourgogne et les autres canaux, il communique avec Paris et la plupart des grandes villes de France. Six lignes de chemins de fer aboutissent � Lyon, et ses deux grandes gares sont sans cesse charg�es de marchandises. N'est-ce pas l� p. 152 une magnifique position pour le commerce d'une ville, Julien?

—Oui, dit Julien, dont le petit doigt avait suivi sur la carte les chemins indiqu�s par M. Gertal; je connais d�j� une partie de ces pays-l�. Je comprends tr�s bien maintenant ce que vous me dites, monsieur Gertal: pour qu'une ville prosp�re, il faut qu'elle soit bien plac�e et qu'il y ait bien des chemins qui y aboutissent.

—Justement; mais ce n'est pas le tout: il faut encore que la ville o� toutes ces routes aboutissent soit industrieuse et que ses habitants sachent travailler. C'est l� la gloire de Lyon, cit� active et intelligente entre toutes, cit� de travail qui a su, depuis plusieurs si�cles, maintenir au premier rang dans le monde une de nos plus grandes industries nationales: la soierie. Il y a � Lyon 120,000 ouvriers qui travaillent la soie, petit Julien, et dans les campagnes environnantes 120,000 y travaillent aussi: en tout 240,000.

—240,000! fit Julien, mais, monsieur Gertal, cela fait comme s'il y avait douze villes d'�pinal occup�es tout enti�res � la soie!

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Ouvrier de Lyon tissant la soie a l'aide du m�tier Jacquard. —La plupart des ouvriers de Lyon travaillent chez eux avec des m�tiers qu'ils poss�dent ou qu'on leur pr�te. D'autres travaillent dans de grands ateliers o� les m�tiers sont mus par la vapeur. Du haut des m�tiers on voit se d�rouler toutes faites les pi�ces de soieries ou de rubans.

—Oui, Julien. As-tu vu, en passant dans les faubourgs de la ville, ces hautes maisons d'aspect pauvre, d'o� l'on entend sortir le bruit actif des m�tiers? C'est l� qu'habite la nombreuse population ouvri�re. Chacun a l� son petit logement ou son atelier, souvent perch� au cinqui�me ou sixi�me �tage, souvent aussi enfonc� sous le sol, et il y travaille toute la journ�e � lancer la navette entre les fils de soie. De ces obscurs logements sortent les �toffes brillantes, aux couleurs et aux dessins de toute sorte, qui se r�pandent ensuite dans le monde entier. Il se vend chaque ann�e � Lyon p. 153 pour plus de 500 millions de francs de soieries. Du reste, le travail de la soie n'est pas le seul � occuper les Lyonnais. Ils tiennent encore un beau rang dans cent autres industries.

—Monsieur Gertal, j'ai vu sur une place, en faisant ma commission, la statue d'un grand homme, et on m'a dit que c'�tait celle de Jacquard, un ouvrier de Lyon. Je vais ouvrir encore mon livre pour voir si on y a mis ce grand homme-l�.

Julien feuilleta son livre et ne tarda pas � voir la vie de Jacquard.—Le voil� tout justement! Eh bien, je la lirai quand nous aurons quitt� Lyon et que nous serons en voiture sans avoir rien � faire; car � pr�sent nous avons trop � travailler pour y songer.

—Tu as raison, Julien, il faut que chaque occupation vienne � sa place. L'ordre dans les occupations et dans le travail est encore plus beau que l'ordre dans nos v�tements et dans notre ext�rieur.

M. Gertal se leva de table, car tout en causant on avait bien d�n�.—Il faut se remettre au travail, dit-il; il est l'heure. Retournons � notre �talage et venons retrouver Andr�.

LXIV.—Le petit �talage d'Andr� et de Julien � Lyon.—B�n�fices du commerce.—L'activit� et l'�conomie, premi�res qualit�s de tout travailleur.

Etre actif, c'est �conomiser le temps.

C'�tait plaisir de voir avec quel soin nos trois amis arrangeaient chaque jour, sur une des places de Lyon les plus fr�quent�es, leur petit �talage de marchandises.

Il y en avait l� pour tous les go�ts. Dans un coin, c'�taient les beaux fruits de l'Auvergne, les p�tes et vermicelles fins de Clermont: dans un autre, l'excellente coutellerie achet�e � Thiers s'�talait reluisante; puis, au-dessus, les dentelles d'Auvergne se d�ployaient en draperies ornementales, � c�t� des bas au m�tier achet�s dans le Jura. Enfin, sous une vitrine � cet usage, brillaient dans tout leur �clat quelques montres de Besan�on avec cha�nes et breloques, et des boucles d'oreilles fabriqu�es en Franche-Comt�; puis des objets sculpt�s dans les montagnes du Jura, anneaux de serviettes, tabati�res, peignes et autres, compl�taient l'assortiment.

Andr� debout � un coin, M. Gertal � l'autre, s'occupaient p. 154 � la vente. Julien, assis sur un tabouret, se reposait apr�s chaque commission pour se pr�parer � en faire d'autres.

Du coin de l'œil il suivait, avec un vif int�r�t, le petit tas de coutellerie et le paquet de dentelles qui repr�sentaient leurs �conomies. Souvent, parmi les passants affair�s de la grande ville, quelques-uns s'arr�taient devant l'�talage, frapp�s du bon march� et de la belle qualit� des objets, et aussi de l'air avenant des marchands. A mesure que le tas diminuait et que le paquet arrivait � sa fin, la figure de Julien s'�panouissait d'aise.

Un soir enfin, Andr� vendit � une dame son dernier m�tre de dentelle et � un coll�gien son dernier couteau. Les enfants compt�rent leur argent, qu'Andr� avait mis soigneusement � part, et, � leur grande joie, ils virent qu'ils avaient 85 fr.

—85 fr.! disait le petit Julien en frappant de joie dans ses mains. Quoi! nous avons plus du double d'argent que nous n'avions en quittant Phalsbourg!

—C'est que, dit M. Gertal, ni les uns ni les autres nous n'avons perdu de temps ni regrett� notre peine.

—C'est vrai, dit Andr�, et vous nous avez donn� l'exemple, monsieur Gertal.

155

La rue de la R�publique, a Lyon. —Les grandes rues ne servent pas seulement � charmer les yeux par la r�gularit� et par la beaut� de leurs maisons ou de leurs magasins; elles assainissent les villes en permettant � l'air d'y circuler plus librement.

—Voyez-vous, mes enfants, reprit le patron, quand on a sa vie � gagner et qu'on veut se tirer d'affaire, il n'y a qu'un moyen qui vaille: c'est d'�tre actif comme nous l'avons �t� tous. Regardez autour de nous, dans cette grande ville de Lyon, quelle activit� il y a! L'homme actif ne perd pas une minute, et � la fin de la journ�e il se trouve que chaque heure lui a produit quelque chose. Le n�gligent, au contraire, remet toujours la peine � un autre moment: il s'endort et s'oublie partout, aussi bien au lit qu'� table et � la conversation; le jour arrive � sa fin, il n'a rien fait; les mois et les ann�es s'�coulent, la vieillesse vient, il en est encore au m�me point. C'est au moment o� il ne peut plus travailler qu'il s'aper�oit, mais trop tard, de tout le temps qu'il a perdu. Pour vous, enfants, qui �tes jeunes, prenez d�s � pr�sent, pour ne la perdre jamais, la bonne habitude de l'activit� et de la diligence.

—Oui certes, pensait le petit Julien, je veux �tre actif comme M. Gertal, qui trouve le temps de faire tant d'ouvrage dans un jour. Tous les marchands ne lui ressemblent pas. p. 155 J'en vois beaucoup le long de notre route qui ne se donnent pas tant de peine; mais il me semble que ceux-l� pourront bien �tre oblig�s de travailler alors qu'ils n'en auront plus la force, tandis que M. Gertal aura gagn� de quoi se reposer sur ses vieux jours.

—C'est �gal, reprit Andr� pendant qu'on suivait la longue rue de la R�publique, la plus belle et la plus large de la ville, nous aurions eu beau prendre de la peine, sans votre aide, monsieur Gertal, nous n'aurions pu r�ussir. C'est � vous que nous devons tout cet argent gagn�. Que vous avez �t� bon de nous aider ainsi � nous tirer d'affaire!

—Mes enfants, c'est un service qui m'a peu co�t�: vous avez profit� des frais que je fais pour mon commerce � moi-m�me. Que cela vous soit une le�on pour plus tard: n'oubliez jamais ce que nous avons fait ensemble et ce que font tous les jours les paysans du Jura dans leurs associations. Si tous les hommes associaient ainsi leurs efforts, ils arriveraient vite � triompher de leurs mis�res.

LXV.—Deux hommes illustres de Lyon.—L'ouvrier Jacquard. Le botaniste Bernard de Jussieu. L'union dans la famille.—Le c�dre du Jardin des Plantes.

Ce que la patrie admire dans ses grands hommes, ce n'est pas seulement leur g�nie, c'est encore leur travail et leur vertu.

Quand on eut quitt� Lyon et ses derni�res maisons, tandis que la voiture courait � travers les campagnes fertiles et les beaux vignobles du Lyonnais, Julien prit son livre et, profitant de la premi�re c�te que Pierrot monta au pas, fit la lecture � haute voix.

I. A Lyon est n� un homme qu'on a propos� depuis longtemps comme mod�le � tous les travailleurs. Jacquard �tait fils d'un pauvre ouvrier tisseur et d'une ouvri�re en soie. D�s l'enfance, il connut par lui-m�me les souffrances que les ouvriers de cette �poque avaient � endurer pour tisser la soie. La loi d'alors permettait d'employer les enfants aux travaux les plus fatigants: ils y devenaient aveugles, bossus, bancals, et mouraient de bonne heure.

156

Jacquard , n� � Lyon en 1752, mort en 1834 � Oullains (Rh�ne).

Le jeune Jacquard, mis � ce dur m�tier, tomba lui-m�me malade. Ses parents, pour lui sauver la vie, durent lui donner une autre occupation; ils le plac�rent chez un relieur, et ce fut un grand bonheur pour l'enfant, car, une fois dans l'atelier de reliure, il ne se borna pas � cartonner les livres qu'on lui apportait: � ses moments de loisir, il lisait ces livres, et il acquit ainsi l'instruction �l�mentaire qu'on n'avait pu lui donner.

Une fois instruit, le studieux ouvrier sentit s'�veiller en lui le go�t de la m�canique, et il con�ut l'id�e d'une machine qui accomplirait � elle seule le p�nible travail qu'il avait lui-m�me accompli jadis. Mais de tristes �v�nements vinrent interrompre ses recherches: c'�tait le moment des guerres de la R�volution, o� les citoyens combattaient les uns contre les autres en m�me temps que contre les ennemis de la France. Il se fit soldat et alla combattre, lui aussi, pour la patrie.

Pendant qu'il �tait sur le champ de bataille, son fils unique mourut � Lyon. Sa femme �tait dans la mis�re, tressant, pour vivre, des chapeaux de paille. C'est alors qu'il revint de l'arm�e, et ce fut au milieu de cette tristesse et de cette mis�re g�n�rale qu'il finit par construire la machine � laquelle il a donn� son nom.

Mais que de temps il fallut pour que cette merveilleuse machine f�t estim�e � son vrai prix! Les ouvriers m�mes dont elle devait soulager le travail, la voyaient de mauvais œil. Un jour, on la brisa sur la place publique, et le grand homme qui l'avait invent�e eut lui-m�me � souffrir les mauvais traitements d'ouvriers ignorants.

157

Le c�dre du Jardin des Plantes. —Le c�dre est c�l�bre depuis les temps les plus recul�s par la beaut� et l'incorruptibilit� de son bois. C'est en bois de c�dre que Salomon fit construire les lambris du temple de J�rusalem. Jadis le c�dre couvrait les hautes montagnes du Liban. Le premier c�dre plant� en France fut apport� en 1734 au Jardin des Plantes de Paris par Jussieu.

Enfin, au bout de douze ans d'efforts, son m�tier fut g�n�ralement adopt� et fit la richesse de Lyon.

Les ouvriers, qui craignaient que la machine nouvelle ne leur nuis�t et ne leur enlev�t du travail, virent, au contraire, leur nombre augmenter chaque jour: il y a maintenant � Lyon plus de cent mille ouvriers en soieries. Et partout on a adopt� le m�tier de Jacquard, en Allemagne, en Angleterre, en Italie, en Am�rique et jusqu'en Chine. Chaque ville manufacturi�re invitait Jacquard � venir organiser chez elle les ateliers de tissage. La ville de Manchester p. 157 en Angleterre lui offrit m�me dans ce but beaucoup d'argent; mais Jacquard, voulant conserver toutes ses forces et tout son travail pour sa patrie bien-aim�e, refusa.

La ville de Lyon, reconnaissante envers cet homme qui a fait sa prosp�rit�, lui a �lev� une statue sur une de ses places.

Parmi les hommes c�l�bres que Lyon a produits, on peut citer encore Bernard de Jussieu , n� dans les derni�res ann�es du dix-septi�me si�cle. Il s'adonna � l'�tude des plantes; cette �tude s'appelle la botanique . C'est Bernard de Jussieu qui trouva le moyen de bien classer les milliers de plantes que produit la nature, de les distinguer les unes des autres et de savoir les reconna�tre. Il avait tant travaill� que, sur la fin de sa vie, il devint presque aveugle; il ne pouvait plus ni lire, ni �crire, ni surtout distinguer ses ch�res plantes; mais son neveu, auquel il avait communiqu� son savoir, l'aida de ses yeux et de son intelligence: le neveu voyait � la place de l'oncle, et il lui disait tout ce qu'il voyait. L'œuvre de Jussieu put donc �tre continu�e, et ne fut pas m�me interrompue par sa mort.

Ainsi, dans une famille unie, chaque membre aide les autres et les remplace au besoin dans leur travail.

Quand on se prom�ne � Paris, au Jardin des Plantes, on voit un grand arbre, un magnifique c�dre, qui rappelle Bernard de Jussieu. C'est, en effet, ce dernier qui l'a rapport� dans son chapeau et plant� en cet endroit, alors que le grand arbre n'�tait encore qu'une petite plante.

LXVI.—Une ville nouvelle au milieu des mines de houille: Saint-�tienne.—Ses manufactures d'armes et de rubans.—La trempe de l'acier.

Les richesses d'un pays ne sont pas seulement � la surface de son sol: il y en a d'incalculables enfouies dans la terre et que la pioche du mineur en retire.

Apr�s avoir travers� un joli pays, verdoyant et bien cultiv�, nos voyageurs virent de loin monter dans le ciel un p. 158 grand nuage de fum�e. En approchant, Julien distingua bient�t de hautes chemin�es qui s'�levaient dans les airs � une soixantaine de m�tres.—Oh! dit Julien, on dirait que nous revenons au Creuzot, mais c'est bien plus grand encore. Combien voil� de chemin�es!

—C'est Saint-�tienne, dit M. Gertal. Et Saint-�tienne a en effet plus d'un rapport avec le Creuzot, car, l� aussi, on travaille le fer, l'acier; on y fait la plus grande partie des outils de toute sorte qui servent aux diff�rents m�tiers.

—Je me souviens, dit Andr�, que l'enclume sur laquelle je travaillais portait la marque de Saint-�tienne.

—Toutes ces usines-l�, mes amis, ne sont pas aussi vieilles que moi. Parmi les grandes villes de la France, Saint-�tienne est la plus r�cente. Il y a cent ans c'�tait plut�t un bourg qu'une ville, car elle n'avait que six mille habitants; aujourd'hui elle en a cent trente mille.

—Vraiment, monsieur Gertal? et quand vous l'avez vue pour la premi�re fois, elle n'�tait point comme � pr�sent?

158

Vue de Saint-�tienne. —C'est apr�s Lyon la plus grande ville du Lyonnais. Autrefois sous-pr�fecture, elle est devenue le chef-lieu du d�partement de la Loire. C'est aux environs de cette ville que le premier des chemins de fer fran�ais a �t� construit par l'ing�nieur S�guin. Aujourd'hui Saint-�tienne a trois lignes de chemins de fer pour desservir son industrie, et compte 130,000 habitants.

—Non certes, petit Julien; et je suis s�r que cette ann�e encore je vais y voir bien des maisons nouvelles, des rues tout enti�res que je ne connaissais point.

—Mais pourquoi Saint-�tienne s'agrandit-il comme cela?

—Vois-tu, mon ami, ce qui fait la prosp�rit� de cette ville, c'est qu'elle est tout entour�e de mines de houille. Ces mines lui donnent du charbon tant qu'elle en veut pour faire marcher ses machines.

p. 159 A ce moment, on entrait dans Saint-�tienne et on y voyait de grandes rues bord�es de belles maisons, mais tout cela �tait noirci par la fum�e des usines; la terre elle-m�me �tait noire de charbon de terre, et quand le vent venait � souffler, il soulevait des tourbillons de poussi�re noire.

La voiture se dirigea vers une h�tellerie que connaissait M. Gertal et qui �tait situ�e non loin de la grande Manufacture nationale d'armes.

Quand on arriva, il �tait d�j� tard et le travail venait de cesser � la Manufacture. Alors, � un signal donn�, on vit tous les ouvriers sortir � la fois: c'�tait une grande foule, et Julien les regardait passer avec surprise, en se demandant comment on pouvait occuper tant de travailleurs.

—Et tous les fusils dont la France a besoin pour ses soldats! lui dit Andr�; ne crois-tu pas qu'il y ait l� de quoi donner de la besogne? Sans compter les sabres, les �p�es, les ba�onnettes: la plus grande partie de tout cela se fait � Saint-�tienne. C'est dans la petite rivi�re qui coule ici, et qui s'appelle le Furens, qu'on trempe l'acier des sabres et des �p�es, pour les rendre plus durs et plus flexibles.

159

Ouvrier trempant l'acier. —Pour donner de la duret� et de l'�lasticit� � l'acier (par exemple, aux lames de sabres et d'�p�es), on le fait rougir, puis on le trempe tout � coup dans l'eau froide.

—Oui, mes amis, dit M. Gertal, Saint-�tienne est la ville du fer et de l'acier. Cependant l'industrie du fer n'occupe encore que la moiti� de ses nombreux ouvriers. Ce ne sont point des objets de quincaillerie que je vais acheter ici; ce sont des soieries, des rubans, des velours. Il y a � Saint-�tienne plus de 40,000 ouvriers occup�s � tisser la soie. Ici encore on trouve ces m�tiers invent�s par Jacquard qui fabriquent jusqu'� trente-six pi�ces de rubans � la fois.

p. 160 En disant ces mots, M. Gertal sortit avec les deux enfants pour aller faire des achats. Il se rendit chez plusieurs fabricants de rubans et de soieries, o� l'on entendait encore, malgr� l'heure tardive, le bruit monotone des m�tiers.

M. Gertal devait rester un jour seulement � Saint-�tienne. Le surlendemain, au moment du d�part, il dit � Julien:

—Mon ami, le temps approche ou nous allons nous quitter. Te rappelles-tu la promesse que je t'ai faite � Besan�on? Je ne l'ai pas oubli�e, moi. Voici le petit cadeau que tu d�sirais.

En m�me temps, M. Gertal atteignit un parapluie soigneusement renferm� dans un fourreau en toile cir�e.—Je te l'ai achet� ici m�me, dit-il.

—Oh! merci, monsieur Gertal, s'�cria Julien en ouvrant le parapluie. Mais, ajouta-t-il, il est en soie, vraiment! Oh! qu'il est grand et beau! voyez, monsieur Gertal, comme Andr� et moi nous serons bien garantis l�-dessous! Et avec cela il est l�ger comme un jonc. Que vous �tes bon, monsieur Gertal!

Puis, passant le parapluie � Andr�, qui le remit dans son �tui, l'enfant courut aussit�t embrasser le patron.

On quitta ensuite la grande ville industrielle pour se diriger vers le sud-est, et on passa du Lyonnais dans le Dauphin�.

LXVII.—Andr� et Julien quittent M. Gertal.—Pens�es tristes de Julien.—Le regret de la maison paternelle.

Combien sont heureux ceux qui ont un p�re, une m�re, un foyer auquel viennent s'asseoir, apr�s le travail, tous les membres de la famille unis par la m�me affection!

C'�tait � Valence, chef-lieu du d�partement de la Dr�me, dans le Dauphin�, que nos trois amis devaient se quitter.

M. Gertal y acheta diverses marchandises, y compris des objets de m�gisserie, gants, maroquinerie et peaux fines, qu'on travaille � Valence, � Annonay et dans toute cette contr�e de la France. Ensuite M. Gertal se pr�para � repartir.

Apr�s six semaines de fatigue et de voyage, il avait h�te de retourner vers le Jura, o� sa femme et son fils l'attendaient. Les enfants, d'autre part, avaient encore soixante lieues � faire avant d'arriver � Marseille.

Ce fut sur la jolie promenade d'o� l'on d�couvre d'un c�t� p. 161 les rochers � pic qui dominent le Rh�ne, de l'autre c�t� les Alpes du Dauphin�, que nos amis se dirent adieu.

—Andr�, dit M. Gertal, quand tu m'as demand� quelque chose comme salaire � Besan�on, je n'ai rien voulu te promettre, car je ne te connaissais pas; mais depuis ce jour tu t'es montr� si laborieux, si courageux, et tu m'as donn� si bonne aide en toute chose, que je veux t'en montrer ma reconnaissance. J'ai fait l'autre jour � Julien le cadeau que je lui avais promis; voici maintenant quelque chose pour toi, Andr�.

Et il tendit au jeune gar�on un porte-monnaie tout neuf, o� il y avait trois petites pi�ces de cinq francs en or.

161

M�gissier travaillant a assouplir une peau. —Lorsque le cuir a �t� tann� et qu'il a subi les premi�res pr�parations, il reste � le rendre doux et souple. Pour cela, l'ouvrier l'�tend sur une table et le frotte avec un instrument en bois cannel� qu'on nomme marguerite .—On appelle m�gissiers les ouvriers qui travaillent les peaux fines, et corroyeurs ceux qui travaillent les peaux plus grossi�res.

—Avec vos autres �conomies, dit M. Gertal, cela vous fera � pr�sent cent francs juste. J'ai aussi tenu � mentionner sur un certificat ma bonne opinion de toi et l'excellent service que tu as fait pour mon compte depuis six semaines. Le maire de Valence a l�galis� ma signature et mis � c�t� le sceau de la mairie. Voil� �galement ton livret bien en ordre. Dieu veuille � pr�sent, mes enfants, vous accorder un bon voyage.

Et le Jurassien, sans laisser � Andr� le temps de le remercier, l'attira dans ses bras ainsi que le petit Julien.

Il �tait �mu de les quitter tous les deux. Au moment de se s�parer, il se souvenait des jours pass�s avec eux, du travail qu'on avait fait ensemble, et aussi des plaisirs et des anxi�t�s �prouv�s en commun. Il songeait � cette nuit d'angoisse en Auvergne pendant l'incendie, et, par la pens�e, il revoyait Andr� emportant dans ses bras le pauvre Jean-Joseph. A demi-voix, le cœur gros, il dit aux enfants en leur donnant le baiser d'adieu:

162

Le Dauphin� , baign� par le Rh�ne et domin� par les Alpes, est habit� par une population �nergique. Outre la ville de Grenoble (45,000 hab.), renomm�e pour ses gants et ses liqueurs, Vienne est connue pour ses manufactures de draps et ses tanneries, Valence et Mont�limar [ii] pour leurs soies et leurs nougats. Gap est une petite ville situ�e dans les montagnes, qui fait le commerce des bestiaux. Brian�on, place forte, est la ville la plus �lev�e de France; elle est � 1,300 m�tres au-dessus du niveau de la mer.

—Le ciel vous b�nisse, enfants, et que Dieu vous rende p. 162 le bien que vous avez fait au petit orphelin d'Auvergne.

Une heure apr�s, les deux enfants, leur paquet sur l'�paule, suivaient la grande route de Valence � Marseille, qui longe le cours du Rh�ne.

Le petit Julien �tait s�rieux; par moments, il poussait un gros soupir; ses yeux baiss�s �taient humides comme ceux d'un enfant qui a grande envie de pleurer. Ce nouveau d�part lui rappelait les d�parts pr�c�dents. Il songeait � Phalsbourg, � la bonne m�re �tienne, � M me Gertrude, et aussi au pauvre Jean-Joseph qui, en le quittant, lui avait dit:—Que j'ai de peine, Julien, de penser qu'ici-bas nous ne nous verrons peut-�tre jamais plus!

Et en remuant tous ces souvenirs dans sa petite t�te, l'enfant se sentit si d�sol� que le voyage lui parut devenu la chose la plus p�nible du monde. Lui, si gai d'ordinaire, ne regardait m�me pas la grande route, tant elle lui paraissait longue, et triste, et solitaire. Le cadeau de M. Gertal, qui l'avait tant ravi au premier moment, ne l'occupait gu�re: il portait son parapluie neuf d'un air fatigu� sur l'�paule. Il ne put s'emp�cher de dire � Andr�:

—Mon Dieu! que c'est donc triste de quitter sans cesse comme cela les gens qui vous aiment et de n'avoir plus de famille � soi, d'amis avec qui l'on vive toujours, ni de maison, p. 163 ni de ville, ni rien! Andr�, voil� que j'ai de la peine � pr�sent, d'�tre toujours en voyage.

Et Julien s'arr�ta, car sa petite voix �tait tremblante comme celle d'un enfant qui a les larmes dans les yeux.

Andr� le regarda doucement:—Du courage, mon Julien, lui dit-il. Tu sais bien que nous faisons la volont� de notre p�re, que nous faisons notre devoir, que nous voulons rejoindre notre oncle et rester Fran�ais, co�te que co�te. Marchons donc courageusement, et au lieu de nous plaindre, remercions Dieu au contraire de nous avoir rendu si douces les premi�res �tapes de notre longue route. Combien chacun de nous serait plus � plaindre s'il �tait absolument seul au monde comme Jean-Joseph! O mon petit Julien, puisque nous n'avons plus ni p�re ni m�re, aimons-nous chaque jour davantage tous les deux, afin de ne pas sentir notre isolement.

—Oui, dit l'enfant en se jetant dans les bras d'Andr�. Et puis, sans doute aussi le bon Dieu permettra que nous retrouvions notre oncle, et alors nous l'aimerons tant, quoique nous ne le connaissions point encore, qu'il faudra bien qu'il nous aime aussi, n'est-ce pas, Andr�?

LXVIII.—Les m�riers et les magnaneries du Dauphin�.

Que de richesses dues � un simple petit insecte! Le ver � soie occupe et fait vivre des provinces enti�res de la France.

Pour achever de distraire Julien de ses pens�es tristes, Andr� lui fit remarquer le pays qu'ils parcouraient. Il faisait un beau soleil d'automne et les oiseaux chantaient encore comme au printemps, dans les arbres du chemin.

—Ne remarques-tu pas comme il fait chaud, dit Andr�; le soleil a bien plus de force dans ce pays-ci: c'est que nous approchons du midi. Vois, il y a encore des buissons de roses dans les jardins.

L'enfant, jusqu'alors plong� dans ses r�flexions, avait march� sans rien observer de ce qui l'entourait. Il leva les yeux sur la route, et il remarqua � son tour que presque tous les arbres plant�s dans la campagne avaient leurs feuilles arrach�es, sauf un ou deux. Sur ceux-ci des jeunes gens �taient mont�s, qui cueillaient une � une les feuilles vertes et les d�posaient pr�cieusement dans un grand sac. Ils le refermaient ensuite et le remportaient sur leurs �paules.

p. 164 —Tiens! dit l'enfant, l'�trange chose! Pourquoi donc cueille-t-on les feuilles de ces beaux arbres? Serait-ce pour donner � manger aux vaches?

—Mais non, Julien; r�fl�chis, tu vas trouver ce que l'on veut faire quand tu sauras que ce sont l� des m�riers.

—Des m�riers?... reprit Julien. Oh! mais oui, je sais � pr�sent. On nourrit les vers � soie avec les feuilles de m�rier.

164

Ver a soie sur une feuille de murier. —Le ver � soie a environ 0m06 de long; il est blanc avec une petite t�te. Le m�rier blanc , dont il se nourrit, est originaire de la Chine. On a pu l'acclimater dans le midi de la France et m�me dans certains points du centre comme la Touraine. Cet arbre s'�l�ve de 8 � 10 m�tres dans nos climats, et jusqu'� 20 m�tres dans les climats chauds.

—Justement, dit Andr�. C'est dans la vall�e du Rh�ne, dans le Dauphin� et dans le Languedoc, qu'on �l�ve les vers, pour tisser plus tard leur soie � Lyon et � Saint-�tienne. Comme nous suivrons le Rh�ne � travers le Dauphin� et la Provence jusqu'� Marseille, nous verrons dans la campagne des m�riers presque tout le temps.

—Et ce sont les vers � soie qui mangent ces sacs de feuilles? Mon Dieu, faut-il qu'il y en ait de ces vers!

164a

Une magnanerie dans le Dauphin�. —Les magnaneries sont des chambres dans lesquelles on a install� les unes au dessus des autres, des claies de roseaux. Les œufs des vers � soie sont plac�s sur ces claies, et pour qu'ils puissent �clore, on chauffe ces chambres. Souvent les magnaneries sont mal tenues et trop petites pour le nombre de vers qu'on y entasse; ce qui a amen� dans les derni�res ann�es une d�g�n�rescence des vers � soie.

—Il s'est trouv� des ann�es, m'a dit M. Gertal, o� on a r�colt� dans la vall�e du Rh�ne jusqu'� vingt-huit millions de kilogrammes de cocons de soie; et un cocon, qui est le travail d'un seul ver, p�se si peu, qu'il p. 165 avait fallu pour produire tous ces cocons plus de vingt milliards de vers � soie.

—Qu'est-ce qui �l�ve tout cela, sais-tu, Andr�?

Ce sont ordinairement les femmes et les filles des cultivateurs. Les chambres o� on �l�ve les vers � soie s'appellent des magnaneries , parce que, dans le patois proven�al, on appelle les vers des magnans . Il para�t que dans ces contr�es chaque ferme, chaque maison a sa magnanerie, petite ou grande. Les vers sont l� par centaines et par milliers, se nourrissant avec les feuilles qu'on leur apporte.

—Andr�, nous verrons peut-�tre des magnaneries l� o� nous coucherons?

—C'est bien probable, r�pondit Andr�.

Quand le soir fut venu, les enfants demand�rent � coucher dans une sorte de petite auberge, moiti� ferme et moiti� h�tellerie, comme il s'en rencontre dans les villages. Ils firent le prix � l'avance, et s'assirent ensuite aupr�s de la chemin�e pendant que la soupe cuisait.

Julien regardait de tous les c�t�s, esp�rant � chaque porte qui s'ouvrait entrevoir dans le lointain la chambre des vers � soie, mais ce fut en vain.

L'h�teli�re �tait une bonne vieille, qui paraissait si avenante qu'Andr�, pour faire plaisir � Julien, se hasarda � l'interroger, mais elle ne comprenait que quelques phrases fran�aises, car elle parlait � l'ordinaire, comme beaucoup de vieilles gens du lieu, le patois du midi.

Andr� et Julien, qui s'�taient lev�s poliment, se rassirent tout d�sappoint�s.

Les gens qui entraient parlaient tous patois entre eux; les deux enfants, assis � l'�cart et ne comprenant pas un mot � ce qui se disait, se sentaient bien isol�s dans cette ferme �trang�re. Le petit Julien finit par quitter sa chaise, et s'approchant d'Andr�, vint se planter debout entre les jambes de son fr�re. Il s'assit � moiti� sur ses genoux, et le regardant d'un air d'affection un peu triste, il lui dit tout bas:—Pourquoi donc tous les gens de ce pays-ci ne parlent-ils pas fran�ais?

—C'est que tous n'ont pas pu aller � l'�cole. Mais dans un certain nombre d'ann�es il n'en sera plus ainsi, et par toute la France on saura parler la langue de la patrie.

p. 166 En ce moment, la porte d'en face s'ouvrit de nouveau: c'�taient les enfants de l'h�teli�re qui revenaient de l'�cole.

—Andr�, s'�cria Julien, ces enfants doivent savoir le fran�ais, puisqu'ils vont � l'�cole. Quel bonheur! nous pourrons causer ensemble.

LXIX.—La d�videuse de cocons. Les fils de soie.—Les chrysalides et la mort du ver � soie.—Comment les vers � soie ont �t� apport�s dans le Comtat-Venaissin.

Le ver � soie nous a �t� apport� de Chine, le coton nous vient d'Am�rique; toutes les parties du monde contribuent � nous donner les choses dont nous avons besoin.

Les enfants qui venaient d'entrer �chang�rent quelques mots avec leur m�re, puis ils s'approch�rent d'Andr� et de Julien. Andr� leur r�p�ta la question qu'il avait adress�e � l'h�tesse:—Est-ce que vous avez des vers � soie dans la maison, et pourrait-on en voir?

—La saison est trop avanc�e, dit l'a�n� des enfants; les �ducations de magnans sont finies presque partout.

—Ah! bien, fit le plus jeune, si on ne peut vous montrer les vers, on peut vous faire voir leur ouvrage. Venez avec moi: ma sœur a�n�e est ici tout pr�s, en train de d�vider les cocons de la r�colte! vous la verrez faire.

Andr� et Julien pass�rent dans une pi�ce voisine. Aupr�s de la fen�tre une femme �tait assise devant un m�tier � d�vider.—Approchez-vous, dit-elle aux deux enfants avec affabilit� et en bon fran�ais, car elle ne manquait point d'instruction. Tenez, mon petit gar�on, prenez, dans votre main ce cocon et regardez-le bien. C'est le travail de nos vers � soie.

—Quoi! dit Julien, cela n'est pas plus gros qu'un œuf de pigeon, et c'est doux � toucher comme un duvet.

—A pr�sent, reprit l'agile d�videuse, regardez-moi faire. Il s'agit de d�vider les cocons, et ce n'est pas facile, car le fil de soie est si fin, si fin, qu'il en faudrait une demi-douzaine r�unis pour �galer la grosseur d'un de vos cheveux. N'importe, il faut t�cher d'�tre adroite.

166

Cocon. —Le cocon est une enveloppe soyeuse que se filent la plupart des chenilles et o� elles s'endorment. En secouant le cocon on entend dedans le ver endormi.

En disant cela la d�videuse, qui avait en effet l'adresse p. 167 d'une f�e, battait avec un petit balai de bruy�re les cocons, qu'elle avait plac�s dans une bassine d'eau bouillante afin de d�coller les fils. Le premier fil une fois trouv�, elle le posait sur le bord de la bassine tout pr�t � prendre. Ensuite elle en r�unissait quatre ou cinq afin d'obtenir un fil plus gros et plus solide; puis elle imprimait le mouvement au m�tier, et la soie se trouvait d�vid�e en �cheveaux.

167

Ouvri�re du Dauphin� filant la soie des cocons. —A mesure que les fils de soie se d�roulent des cocons, ils s'enfilent par deux trous que l'on voit � droite et � gauche, puis ils passent sur deux crochets au-dessus de la t�te de la d�videuse, et de l� vont s'enrouler sur un d�vidoir qu'on ne voit pas dans la gravure. Ce d�vidoir est mis en mouvement par les pieds de la fileuse ou par l'aide d'une autre personne.

Julien suivait des yeux les cocons, qui sautaient dans la bassine, comme auraient pu faire de petits pelotons qu'on aurait �t� en train de d�pelotonner. A mesure que le m�tier tournait, les cocons se d�vidaient et diminuaient de grosseur. Bient�t la fin du fil arriva, et Julien vit, de chaque cocon fini, quelque chose de noir s'�chapper dans l'eau.

—Qu'est-ce que cela? fit-il.

—Ce sont les chrysalides, dit la fileuse. On appelle ainsi les vers qui se sont transform�s. Vous savez bien, mon enfant, que le cocon fil� par le ver � soie est une sorte de nid o� il se retire comme pour s'endormir.

—Oui, madame, dit Julien, j'en ai m�me vu l'image en classe dans mon livre de lecture; mais le livre dit aussi que le ver � soie s'�veille par la suite, qu'il perce le cocon et sort alors chang� en papillon.

—Oui, dit la fileuse, quand on le laisse faire; mais nous ne le laissons pas s'�veiller; car, s'il per�ait le cocon, adieu la soie. Il ne resterait plus que mille petits brins bris�s, au lieu de ce joli fil long de trois cent cinquante m�tres.

—Comment l'emp�che-t-on de sortir? dit Julien.

p. 168 —On ramasse les cocons dans une armoire chauff�e par la vapeur d'une chaudi�re: la vapeur �touffe les chrysalides, et elles restent mortes � l'int�rieur de leurs cocons avant d'avoir eu la force de briser la soie. Ce sont les chrysalides que vous voyez flotter sur l'eau.

—Quoi? Madame, vous tuez ainsi tous vos pauvres vers?

168

Chrysalide. —Tous les insectes du genre de la chenille, avant de devenir papillons, restent pendant un temps plus ou moins long dans l'immobilit� la plus compl�te, et sans prendre aucune nourriture. L'insecte dans cet �tat se nomme chrysalide.

—Non; pas tous. Nous en laissons quelques-uns percer leur prison et s'envoler. Aussit�t sortis, ils se h�tent de pondre de petits œufs. On recueille pr�cieusement ces œufs, cette graine ; on la ramasse, et au mois de mai prochain, de ces graines sortiront de jeunes vers � soie. Nous les soignerons comme il faut, et ils nous donneront en �change de nouveaux cocons.

—Qui donc a song� � �lever les premiers vers � soie? est-ce quelqu'un de votre pays?

—Les vers � soie ne sont point un insecte de nos pays, mon enfant: ils sont originaires de la Chine. En Chine, on les �l�ve en plein air sur les arbres, et non dans les chambres comme chez nous o� il fait plus froid.

—La Chine, dit Julien, c'est en Asie.

—Oui, mon enfant, des moines voyageurs, en grand secret, ont rapport� le ver � soie de Chine en Europe. Comme les Chinois voulaient garder pour eux cette industrie pr�cieuse, ils d�fendaient sous des peines s�v�res de la faire conna�tre aux �trangers; mais les moines cach�rent des œufs de ver � soie dans des cannes creuses, et ils les emport�rent en Europe avec des plants de m�rier. Plus tard, ce fut un pape qui dota la France de l'industrie des vers � soie.

—Et comment cela? demanda Julien.

—Vous connaissez bien le comtat d'Avignon, qui est tout pr�s d'ici? A cette �poque, le comtat appartenait aux papes. Gr�goire X y fit planter des m�riers et �leva des vers � soie. Bient�t on imita dans toute la vall�e du Rh�ne les gens d'Avignon, et � pr�sent on �l�ve des milliards de vers chaque ann�e.

Julien remercia beaucoup la fileuse de tout ce qu'elle venait de lui apprendre, et on alla se mettre � table.

LXX.—Le mistral et la vall�e du Rh�ne.—Le canal de Lyon � Marseille.—Un accident arriv� aux enfants.—Premiers soins donn�s � Julien.

C'est surtout quand le malheur arrive, qu'on est heureux d'avoir une petite �pargne.

Le lendemain, pour continuer leur voyage, les enfants purent profiter de l'occasion d'un char-�-bancs. La route se fit d'abord le plus ga�ment du monde. Le ciel �tait d'un bleu �blouissant; toutefois, depuis la veille, un grand vent froid du nord-ouest s'�tait lev� et soufflait � tout rompre. C'�tait ce vent de la vall�e du Rh�ne que les gens du pays appellent mistral , d'un mot qui veut dire le ma�tre , car c'est le plus puissant des vents, et il a une telle force qu'il a pu faire d�railler des trains de chemins de fer en marche.

Julien s'�tonnait de voir, malgr� cela, l'air si lumineux et la campagne si riante.

169

Canal d'irrigation. —Les canaux d'irrigation destin�s � r�pandre l'eau dans les champs sont absolument n�cessaires dans les d�partements du midi, o� les plantes souffrent surtout de la s�cheresse. La vall�e du Rh�ne, si aride, verra ses terrains doubler et tripler de valeur lorsque le canal d'irrigation actuellement projet� r�pandra dans la campagne les eaux fertilisantes qu'il aura emprunt�es au Rh�ne. Ce canal servira en m�me temps � la navigation et permettra aux bateaux de remonter plus facilement de Marseille jusqu'� Lyon.

—Oh! dit le conducteur de la voiture, si nous n'avions pas ce mistral, quel pays merveilleux ce serait que le Dauphin� et la Provence! Mais ce vent froid et dess�chant est un fl�au. Malgr� cela, la terre est si fertile que, partout o� on peut arroser nos champs, les moissons se succ�dent avec une f�condit� surprenante.

—Comment? dit Andr�, on arrose les champs, chez vous!

—Je crois bien! Partout o� on peut faire couler l'eau, la culture triple de b�n�fice dans le midi. Malheureusement l'eau est rare; mais on nous promet que bient�t on fera le long du Rh�ne, depuis Lyon jusqu'� Marseille, un superbe canal au moyen duquel on pourra arroser tout notre pays et le transformer en un vrai jardin.

p. 170 Pendant qu'on devisait ainsi, la voiture avan�ait bon train: le vent la poussait par derri�re et ajoutait sa force � celle du cheval. Mais, � un d�tour de la route, qui descendait en pente rapide, le vent souffla si fort que la voiture se trouva pr�cipit�e en avant avec une violence sans pareille.

Le cheval n'eut pas la force de se maintenir, et il s'abattit brusquement. La secousse fut telle que les voyageurs se trouv�rent lanc�s tous les quatre hors de la voiture.

Chacun se releva plus ou moins contusionn�, mais sans blessure grave. Seul, le petit Julien avait le pied droit et le poignet tellement meurtris et engourdis qu'il ne pouvait appuyer dessus. Quand il voulut se relever et marcher, la douleur l'obligea de s'arr�ter aussit�t. En m�me temps, il se sentait la t�te toute lourde et le front br�lant; il se retenait � grand'peine de pleurer.

Andr� �tait bien inquiet, craignant que l'enfant n'e�t quelque chose de bris� dans la jambe et dans le bras.

Le conducteur, fort inquiet lui-m�me, s'approcha de Julien; il lui fit remuer les doigts de la main et ceux du pied bless�, et voyant que le petit gar�on pouvait remuer les doigts:—Il n'y a probablement rien de bris�, dit-il; c'est sans doute une simple entorse au pied et � la main.

Puis, s'adressant � Andr�:—Jeune homme, prenez votre mouchoir et celui de l'enfant; mouillez-les avec l'eau du foss�: appliquez ces mouchoirs mouill�s en compresses, l'un au pied, l'autre au poignet de votre fr�re. L'eau froide est le meilleur rem�de au commencement d'une entorse ou de toute esp�ce de blessure; elle emp�che l'enflure et l'irritation.

Pendant qu'Andr� s'empressait de soigner son petit fr�re et lui appliquait les compresses d'eau froide, le conducteur releva le cheval, qui n'avait pas de mal; mais les brancards de la voiture �taient bris�s. Il �tait impossible de remonter dans le char-�-bancs, et il fallut aller chercher de l'aide pour le tra�ner jusque chez le charron du plus prochain village.

Julien ne pouvait marcher, et il se plaignait de plus en plus d'un violent mal de t�te.

Andr� le prit dans ses bras et, le cœur tout triste, il fit ainsi une demi-lieue de chemin en portant le petit gar�on qui se d�solait.

Andr�, disait le pauvre enfant, qu'allons-nous devenir � p. 171 pr�sent que je ne puis plus marcher? Comment ferons-nous pour aller jusqu'� Marseille?

—Ne te tourmente pas, mon Julien. N'avons-nous pas cent francs � nous? Nous profiterons de ces �conomies que nous avons eu le bonheur de faire, et nous prendrons le chemin de fer d'ici � Marseille. Oh! Julien, quelle joie d'avoir une petite �pargne, quand le malheur arrive!

—Mais cela co�tera bien cher, Andr�. Il ne nous restera plus rien une fois � Marseille. Et si nous ne trouvons pas notre oncle, que deviendrons-nous? O mon Dieu, que nous sommes donc malheureux!

—Mais non, mon Julien; le voyage ne co�tera pas aussi cher que tu crois: une trentaine de francs, peut-�tre m�me pas. Tu vois bien que nous ne sommes pas trop � plaindre.

—Oh! j'ai bien du chagrin tout de m�me! dit l'enfant en soupirant. Je vais �tre un embarras.

—Ne parle pas ainsi, Julien, dit Andr� en serrant l'enfant sur son cœur. Si tu as du courage, si tu ne te d�soles pas, tout se passera mieux que tu ne penses. N'avons-nous pas travers� d�j� bien des �preuves, et la bont� de Dieu nous a-t-elle jamais fait d�faut? Compte encore sur elle, mon Julien, et restons calmes en face d'un malheur qu'il n'a pas d�pendu de nous d'�viter.

Du bras qu'il avait de libre l'enfant entoura le cou de son fr�re, et l'embrassant il r�pondit entre deux soupirs:

—Je vais t�cher d'�tre raisonnable, Andr�, et je vais prier Dieu pour qu'il me donne du courage.

LXXI.—La visite du m�decin.—Les soins d'Andr�.

L'affection et l'intelligence de celui qui soigne un malade ne contribuent pas moins � sa gu�rison que la science du m�decin.

En arrivant au bourg voisin de l'accident, les deux enfants furent install�s chez une excellente femme du lieu.

Le petit Julien souffrait de plus en plus. Il portait sans cesse la main � son front: la t�te, disait-il, lui faisait bien plus de mal que tout le reste.

On le coucha pour le reposer, mais il ne put dormir. La fi�vre l'avait pris, une de ces fi�vres br�lantes qui sont le principal danger des chutes.

Andr� alarm� courut chercher le m�decin. Par malheur, p. 172 ce dernier �tait absent et ne devait rentrer que dans la soir�e. Andr� l'attendit avec anxi�t�, assis aupr�s du lit de son fr�re, dont il aurait tant voulu apaiser la souffrance. Les yeux fix�s avec tendresse sur le visage accabl� de Julien, il se sentait pris d'une tristesse indicible; il eut voulu souffrir mille fois � la place de l'enfant; il demandait � Dieu de lui donner � lui toutes les peines et de gu�rir son cher Julien.

Le petit gar�on avait fini par ne plus se plaindre: il semblait plong� dans un r�ve plein d'angoisse; il avait le d�lire et murmurait tout bas des mots sans suite.

—Que demandes-tu, mon Julien? dit Andr� en se penchant vers l'enfant.

Julien le regarda tristement comme s'il ne reconnaissait plus son fr�re, et d'une voix lente, accabl�e:

—Je voudrais retourner � ma maison, dit-il.

—Pauvre petit! pensa Andr�, le chagrin qu'il avait hier ne l'a pas quitt�. Ce long voyage semble maintenant au-dessus de ses forces. O mon Dieu, comment donc faire pour lui redonner du courage?

—Mon Julien, r�pondit Andr� doucement, nous aurons bient�t une maison � nous, chez notre oncle � Marseille.

—A Marseille!... fit l'enfant avec l'air effray� que donne le d�lire. C'est trop loin, Marseille... Puis il laissa tomber sa petite t�te avec accablement en r�p�tant plus fort:—C'est trop loin, c'est trop loin.

—Qu'est-ce qui est trop loin, mon ami? dit la voix tranquille du m�decin qui venait d'entrer.

Julien releva la t�te, mais il ne semblait plus voir personne. Puis, d'un air triste, lentement et tra�nant sur les mots:—Tout le monde a sa maison, reprit-il; moi aussi, j'avais une maison, et je n'en ai plus. Oh! que je voudrais bien y retourner!

—O� souffres-tu, mon enfant? dit le m�decin en prenant la main de Julien dans la sienne.

Julien ne r�pondit pas, mais il se mit � pleurer et � se plaindre par mots entrecoup�s.

Andr� alors expliqua leur accident de voiture, puis l'entorse au pied et au poignet.

—L'entorse ne sera pas grave, dit le m�decin apr�s examen; mais cet enfant a une forte fi�vre et un d�lire qui m'inqui�te. Qu'est-ce que cette maison qu'il demande?

p. 173 Andr� expliqua la mort de leur p�re, leur d�part d'Alsace-Lorraine, leur long voyage; comment Julien avait �t� courageux tout le temps et m�me gai; mais qu'� chaque nouvelle s�paration, et surtout � la derni�re, il avait eu grand'peine � se consoler.

�Pauvres orphelins, pauvres enfants de l'Alsace-Lorraine!� pensait le m�decin en �coutant Andr�; �si jeunes, et oblig�s � d�ployer une �nergie plus grande que celle de bien des hommes!�

Andr� se tut, attendant l'avis du m�decin: il �tait tout p�le d'anxi�t� sur l'�tat de son fr�re, et deux grosses larmes brillaient dans ses yeux.

—Allons, dit le docteur, j'esp�re que cette fi�vre et ce d�lire n'auront pas de suite: vous avez fait ce qu'il faut toujours faire dans les maladies, vous avez appel� le m�decin � temps. Ne vous couchez pas, mon ami; de demi-heure en demi-heure vous ferez prendre � votre fr�re une potion calmante que je vais vous �crire; veillez-le avec soin. S'il peut s'endormir d'un bon sommeil, il sera hors de danger. Je reviendrai demain matin.

Andr� resta toute la nuit au chevet de Julien, veillant l'enfant comme e�t fait la plus tendre des m�res, le calmant par des mots pleins de tendresse, ne cessant de demander � Dieu, dans la tristesse de son cœur, aide et protection.

—Seigneur! s'�criait-il, redonnez � mon Julien la sant�, l'�nergie et le courage, afin que nous puissions accomplir la volont� de notre p�re.

Julien �tait toujours dans une agitation extr�me. La nuit touchait � sa fin, et l'inqui�tude d'Andr� allait croissant.

Enfin Julien �puis� de fatigue resta immobile; puis, peu � peu, il garda le silence, ses yeux se ferm�rent; il s'endormit, sa petite main dans celle de son fr�re.

Andr�, immobile, n'osait remuer dans la crainte d'�veiller l'enfant. En voyant quel calme sommeil succ�dait au d�lire, il sentit l'esp�rance remplir son cœur; il remercia Dieu. Il songea � son pauvre p�re qui, bien s�r, lui aussi, les prot�geait par del� la tombe, et de nouveau il s'adressa � lui, le priant de veiller sur son cher petit Julien.

Enfin, bris� de fatigue et d'�motion, il finit par s'endormir lui-m�me � son tour, la t�te appuy�e sur le bois du lit o� Julien reposait, la main immobile dans celle de l'enfant.

LXXII.—La gu�rison de Julien.—Le chemin de fer.—Grenoble et les Alpes du Dauphin�.

La maladie nous fait mieux sentir combien les n�tres nous aiment, en nous montrant le d�vouement dont ils sont capables.

Heureusement les pr�visions du m�decin se r�alis�rent. Quand Julien s'�veilla, il �tait beaucoup mieux: le d�lire avait disparu et la fi�vre �tait presque tomb�e.

Deux jours de repos achev�rent de le remettre.

Le m�decin permit alors aux deux jeunes Lorrains de partir pour Marseille, mais il prit Andr� � part et lui recommanda de ne pas laisser le petit gar�on se fatiguer.

—L'entorse du pied, dit-il, ne permettra pas � votre fr�re de marcher facilement avant un mois. D'ici l�, il faut distraire cet enfant et ne pas le laisser s'attrister tout seul, de crainte que la fi�vre nerveuse dont il vient d'avoir un acc�s ne reparaisse.

Andr� remercia le m�decin de ses bons avis; il ne savait comment lui montrer sa reconnaissance, car le docteur, loin de vouloir �tre pay�, avait fait cadeau � son petit malade d'une pantoufle de voyage pour le pied bless�.

174

Gare de chemin de fer. —Les gares sont des abris sous lesquels les trains s'arr�tent; c'est l� que descendent et montent les voyageurs, c'est l� qu'on charge et d�charge les marchandises. Les gares des grandes villes, surtout celles de Paris, sont de v�ritables monuments.

La ga�t� de Julien revenait peu � peu: il voulut aider lui-m�me, de son lit, � faire le paquet de voyage, et il n'oublia pas de mettre dans sa poche son livre sur les grands hommes, afin, disait-il, de bien s'amuser � lire dans le chemin de fer.

Lorsque les pr�paratifs furent achev�s, Andr� r�gla partout les d�penses qu'il avait faites; puis il prit le petit Julien dans ses bras. Julien portait de sa main valide le paquet de voyage attach� au fameux parapluie. Quoique bien embarrass�s ainsi, p. 175 les deux enfants se rendirent n�anmoins � la gare, qui n'�tait �loign�e que d'un quart d'heure.

Une demi-heure apr�s, les deux enfants �taient assis l'un pr�s de l'autre dans un wagon de 3 e classe. Au bout d'un instant la locomotive siffla et le train partit � toute vitesse.

175

Grenoble. —Cette ville de 45,000 �mes est divis�e en deux parties par l'Is�re, sur laquelle elle a de magnifiques quais. Elle est renomm�e, ainsi que Valence et Vienne, pour ses fabriques de gants et de peaux d�licates. C'est pr�s de Grenoble que se trouve le couvent de la Grande-Chartreuse, situ� dans un site superbe, et o� se vend la liqueur connue sous ce nom.

Julien n'avait encore jamais voyag� en chemin de fer: il s'amusa beaucoup la premi�re heure, il regardait sans cesse par la porti�re, �merveill� d'aller si rapidement et de voir les arbres de la route qui semblaient courir comme le vent.

Derri�re eux, les belles cimes des Alpes du Dauphin� montraient leurs t�tes blanches de neige que le soleil faisait reluire.—Vois-tu, Julien, cette cha�ne de montagnes que nous laissons derri�re nous? C'est par l� qu'est Grenoble, la capitale du Dauphin�.

—Oh! que ce doit �tre beau, Grenoble, si c'est au milieu des monts!

—J'ai lu en effet dans ma g�ographie que c'est une des villes de France qui ont les plus belles vues sur les montagnes. Elle est dans la vall�e du Graisivaudan, domin�e par des forts qui la rendent presque imprenable.

Julien, malgr� son pied malade, ne pouvait s'emp�cher de se tra�ner sans cesse du banc � la porti�re. Enfin, pour se reposer, il ouvrit son livre d'histoires.

—Andr�, dit-il, voil� longtemps que je n'ai lu la vie des grands hommes de la France; puisque nous passons en ce moment dans le Dauphin�, je veux conna�tre les grands hommes de cette province.

Andr� s'approcha de Julien, et tous les deux tenant le livre p. 176 d'une main lurent tout bas la m�me histoire, celle de Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche.

LXXIII.—Une des gloires de la chevalerie fran�aise. Bayard.

�Enfant, faites que votre p�re et votre m�re, avant leur mort, aient � se r�jouir de vous avoir pour fils.� ( La m�re de Bayard. )

A quelques lieues de Grenoble, au milieu des superbes montagnes du Dauphin�, on trouve les ruines d'un vieux ch�teau � moiti� d�truit par le temps: c'est l� que naquit, au quinzi�me si�cle, le jeune Bayard, qui par son courage et sa loyaut� m�rita d'�tre appel� �le chevalier sans peur et sans reproche.�

Son p�re avait �t� lui-m�me un brave homme de guerre. Peu de temps avant sa mort, il appela ses enfants, au nombre desquels �tait Bayard, alors �g� de treize ans. Il demanda � chacun d'eux ce qu'il voulait devenir.

176

Bayard , n� au ch�teau de Bayard (Is�re) en 1476. C'est lui qui arma le roi Fran�ois I er chevalier apr�s la victoire de Marignan (1515). Il d�fendit victorieusement M�zi�res contre toute une arm�e de Charles-Quint (1521). Il mourut en Italie en 1524.

—Moi, dit l'a�n�, je ne veux jamais quitter nos montagnes et notre maison, et je veux servir mon p�re jusqu'� la fin de ses jours.

—Eh bien, Georges, dit le vieillard, puisque tu aimes la maison, tu resteras ici � combattre les ours de la montagne.

Pendant ce temps-l�, le jeune Bayard se tenait sans rien dire � c�t� de son p�re, le regardant avec un visage riant et �veill�.

—Et toi, Pierre, de quel �tat veux-tu �tre? lui demanda son p�re.

—Monseigneur mon p�re, je vous ai entendu tant de fois raconter les belles actions accomplies par vous et par les nobles hommes du temps pass�, que je voudrais vous ressembler et suivre la carri�re des armes. J'esp�re, Dieu aidant, ne vous point faire d�shonneur.

—Mon enfant, r�pondit le bon vieillard en pleurant, Dieu t'en donne la gr�ce.—Et il avisa au moyen de satisfaire le d�sir de Bayard.

Quelques jours apr�s, le jeune homme �tait dans la cour du ch�teau, v�tu de beaux habits neufs en velours et en satin, sur un cheval capara�onn�: il �tait pr�t � partir chez le duc de Savoie, o� il devait faire l'apprentissage du m�tier de chevalerie. Vous savez, enfants, que les chevaliers �taient de nobles guerriers qui juraient solennellement de consacrer leur vie et leur �p�e � la d�fense des veuves, des orphelins, des faibles et des opprim�s.

p. 177 La m�re de Bayard, du haut d'une des tourelles du ch�teau, contemplait son fils les larmes aux yeux, toute triste de le voir partir, toute fi�re de la bonne gr�ce avec laquelle le jeune homme se tenait en selle et faisait caracoler son cheval. Elle descendit par derri�re la tour, et le faisant venir aupr�s d'elle, elle lui adressa gravement ces paroles:

—Pierre, mon ami, je vous fais de toutes mes forces ces trois commandements: le premier, c'est que par dessus tout vous aimiez Dieu et le serviez fid�lement; le second, c'est que vous soyez doux et courtois, ennemi du mensonge, sobre et toujours loyal; le troisi�me, c'est que vous soyez charitable: donner pour l'amour de Dieu n'appauvrit jamais personne.

Le jeune Bayard tint parole � sa m�re. A vingt et un ans, il fut arm� chevalier. Pour cela, il fit ce qu'on appelait la veill�e des armes ; il passa toute une nuit en pri�res; puis le lendemain matin un chevalier, le frappant du plat de son �p�e, lui dit:—Au nom de Dieu, je te fais chevalier.

177

Armement d'un chevalier. —C'�tait seulement � 21 ans qu'on pouvait �tre arm� chevalier. Apr�s s'�tre baign� et avoir pass� la veill�e en pri�res � l'�glise, le futur chevalier �tait pr�sent� au seigneur qui devait l'armer.

Les grandes actions de Bayard sont bien connues; il serait trop long de les raconter toutes ici. Un jour, il sauva l'arm�e fran�aise au pont de Carigliano, en Italie; les ennemis allaient s'emparer de ce pont pour se jeter par l� � l'improviste sur nos soldats. Bayard, qui les vit, dit � son compagnon:—Allez vite chercher du secours, ou notre arm�e est perdue. Quant aux ennemis, je t�cherai de les amuser jusqu'� votre retour.

En disant ces mots, le bon chevalier, la lance au poing, alla se poster au bout du pont. D�j� les ennemis allaient passer, mais, comme un lion furieux, Bayard s'�lance, frappe � droite et � gauche et en pr�cipite une partie dans la rivi�re. Ensuite, il s'adosse � la barri�re du pont, de peur d'�tre attaqu� par derri�re, et se d�fend si bien que les ennemis, dit l'histoire du temps, se demandaient si c'�tait bien un homme. Il combattit ainsi jusqu'� l'arriv�e du secours. Les ennemis furent chass�s et notre arm�e fut sauv�e.

Apr�s une vie remplie de hauts faits, Bayard re�ut dans une p. 178 bataille un coup d'arquebuse au moment o� il prot�geait la retraite de notre arm�e. Il faillit tomber de son cheval, mais il eut l'�nergie de se retenir, et appelant son �cuyer:—�Aidez-moi, dit-il, � descendre, et appuyez-moi contre cet arbre, le visage tourn� vers les ennemis: jamais je ne leur ai montr� le dos, je ne veux pas commencer en mourant.�

Tous ces compagnons d'armes l'entouraient en pleurant, mais lui, leur montrant les Espagnols qui arrivaient, leur dit de l'abandonner et de continuer leur retraite.

Bient�t en effet, les ennemis arriv�rent; mais tous avaient un tel respect pour Bayard qu'ils descendaient de cheval pour le saluer.

A ce moment un prince fran�ais, Charles de Bourbon, qui avait trahi son pays et servait contre la France dans l'arm�e espagnole, s'approcha comme les autres de Bayard:—Eh! capitaine Bayard, dit-il, vous que j'ai toujours aim� pour votre grande bravoure et votre loyaut�, que j'ai grand'piti� de vous voir en cet �tat!

—Ah! pour Dieu, Monseigneur, r�pondit Bayard, n'ayez point piti� de moi, mais plut�t de vous-m�me, qui �tes pass� dans les rangs des ennemis et qui combattez � pr�sent votre patrie, au lieu de la servir. Moi, c'est pour ma patrie que je meurs.

Le duc de Bourbon, confus, s'�loigna sans r�pliquer.

Peu de temps apr�s, Bayard adressait tout haut � Dieu une derni�re pri�re. La voix expira sur ses l�vres: il �tait mort.

Les ennemis, emportant son corps, lui firent un solennel service qui dura deux jours, puis le renvoy�rent en France.

—Andr�, dit le petit Julien avec �motion, voil� un grand homme que j'aime beaucoup.

Et il ajouta tout bas en s'approchant de son a�n�, d'un petit air contrit:—Sais-tu, Andr�? je n'ai pas �t� bien courageux quand nous avons quitt� M. Gertal. J'�tais si las et si triste que volontiers, au lieu d'aller plus loin, j'aurais voulu retourner � Phalsbourg; il me semblait que je ne me souciais plus de rien que de vivre tranquille comme autrefois, mais j'ai eu bien honte de moi tout � l'heure en lisant la vie de Bayard. O Andr�, j'ai d� te faire de la peine; mais je vais t�cher � pr�sent d'�tre plus raisonnable, tu vas voir.

Andr� embrassa l'enfant:

—A la bonne heure, mon Julien, lui dit-il, nous ne sommes que de pauvres enfants, c'est vrai, mais n�anmoins nous pouvons prendre ensemble la r�solution d'�tre toujours courageux nous aussi et d'aimer, comme le grand Bayard, Dieu et notre ch�re France par dessus toutes choses.

LXXIV.—Avignon et le ch�teau des papes.—La Provence et la Crau.—Arriv�e d'Andr� et de Julien � Marseille.—Un nouveau sujet d'anxi�t�.

Le pauvre peut aider le pauvre aussi bien et souvent mieux que le riche.

Au bout de trois heures, le train s'arr�ta � la gare d'Avignon. Du chemin de fer on voyait la ville, et Andr� montra en passant � Julien un grand monument situ� sur le penchant d'un rocher, et qui, avec ses vieux cr�neaux, ressemble � une forteresse. C'�tait l'ancien ch�teau o� les papes r�sidaient lorsqu'ils habitaient le Comtat-Venaissin, enclav� dans la Provence.

Pendant ce temps le train s'�tait remis en marche. On traversa sur un beau pont la Durance, ce torrent terrible par ses inondations, qui descend en courant des montagnes, et dont les eaux, amen�es par un long aqueduc, alimentent la ville de Marseille.

179

Avignon et le chateau des papes. —Avignon (40,000 hab.), ancienne capitale du Comtat-Venaissin, sur le Rh�ne, servit autrefois de r�sidence aux papes. On y voit encore leur palais, majestueux monument du quatorzi�me si�cle.

Bient�t la campagne de la Provence, qui avait �t� jusqu'alors couverte de cultures et o� on apercevait le feuillage gris des oliviers, devint st�rile, sans herbe et sans arbres. Les enfants �taient entr�s dans les plaines de la Crau, puis de la Camargue, dess�ch�es par le souffle du mistral, couvertes de cailloux, et qui ressemblent � un d�sert de l'Afrique transport� dans notre France. L� paissent en libert� de nombreux troupeaux de bœufs noirs et de chevaux demi-sauvages, semblables aux chevaux arabes.

Puis on entra sous un grand tunnel, celui de la Nerthe, qui a plus d'une lieue de long. Peu de temps apr�s, on arrivait dans la vaste gare de Marseille, et les deux enfants sortirent p. 180 de wagon au milieu du va-et-vient des voyageurs. Ils se sentaient tout �tourdis du voyage et assourdis par les sifflets des locomotives, par le fracas des wagons sur le fer, par les cris des employ�s et des conducteurs de voitures.

180

La Provence, le Comtat-Venaissin et le comt� de Nice. —Ces provinces ont �t� de tout temps c�l�bres par leur climat d�licieux, leurs fruits exquis, leur ciel bleu. Outre la ville d'Avignon, centre du commerce de la garance, outre les grands ports de Marseille (360,000 hab.), de Toulon (80,000 hab.), et de Nice (70,000 hab.), on remarque les villes d'Aix et d'Arles, o� se fabrique une huile tr�s renomm�e; Draguignan, chef-lieu du Var; Digne, chef-lieu des Basses-Alpes, Hy�res, Grasse, Cannes, Nice et Menton sont des villes c�l�bres par la douceur de leur hiver.

Andr� s'informa avec soin du chemin � suivre pour se rendre � l'adresse de son oncle. Puis, courageusement, il reprit Julien entre ses bras et, � travers la foule qui allait et venait dans la grande ville, il s'achemina tout �mu.

—Quoi! pensait-il, nous voil� donc enfin au terme de notre voyage! Mon Dieu! pourvu que nous trouvions notre oncle et qu'il se montre content de nous voir!

180a

Aqueduc de Roquefavour amenant a Marseille les eaux de la Durance. —Depuis longtemps la grande ville de Marseille manquait d'eau, ce qui la rendait malsaine. On a eu l'id�e d'y amener les eaux de la Durance � l'aide d'un grand canal long de 120 kilom�tres et qui a co�t� 40 millions de francs. Cette eau fra�che vivifie la ville et la banlieue. Le canal passe sur les arches d'un aqueduc pr�s de Roquefavour.

Le petit Julien n'�tait pas moins �mu qu'Andr�; il faisait les m�mes r�flexions sans oser le dire. En m�me temps, il p. 181 admirait le courage de son a�n�, dont le calme et la douceur ne se d�mentaient jamais.

Enfin on atteignit la rue tant d�sir�e; avec un grand battement de cœur on frappa � la porte et on demanda Frantz Volden.

Un marin d'une quarantaine d'ann�es vint ouvrir et r�pondit:—Frantz Volden n'est plus ici, voil� tant�t cinq mois qu'il est parti.

181

Chevaux sauvages de la Camargue. —La Camargue est une grande �le form�e par le Rh�ne, qui se divise, comme le Nil, en plusieurs bras avant de se jeter dans la mer. Elle se compose de vastes plaines rarement d�frich�es, o� paissent en libert� et presque � l'�tat sauvage de nombreux troupeaux de bœufs noirs et de chevaux. Ces derniers descendent, dit-on, des chevaux arabes amen�s autrefois dans le pays par les invasions des Sarrasins.

—Mon Dieu! s'�cria Andr� avec anxi�t�; et il devint tout p�le comme s'il allait tomber. Mais bient�t, surmontant son trouble, il reprit:

—O� est-il all�? savez-vous, monsieur?

181a

Tunnel de la Nerthe, pr�s de Marseille. —Un tunnel est un passage pratiqu� sous terre ou � travers une montagne, dans lequel s'engagent les trains de chemin de fer. Le plus grand tunnel de France a �t� longtemps celui de la Nerthe, qui a pr�s de 5 kilom�tres de longueur. Un autre tunnel, plus grand encore, a �t� construit r�cemment pour mettre en communication la France et l'Italie: c'est celui du mont Cenis, dont la longueur d�passe 12 kilom�tres.

—Parbleu, jeune homme, dit celui qui avait ouvert la porte, entrez vous reposer: Frantz Volden est mon ami; nous causerons mieux de lui dans la maison que sur la porte. Le mistral n'est p. 182 pas chaud ce soir: on voit que nous arrivons � la fin de novembre.

Et le brave homme, montrant le chemin aux enfants, marcha devant eux dans un corridor �troit et sombre. Andr� suivait, portant Julien sur ses bras. Le petit gar�on �tait bien d�sol�, mais il se rappela fort � point les r�solutions de courage qu'il venait de prendre apr�s avoir lu la vie du chevalier sans peur et sans reproche: il voulut donc faire aussi bonne figure devant cette d�ception nouvelle que le grand Bayard e�t pu faire en face des ennemis.

On arriva dans une chambre o� la femme du marin pr�parait le souper. Trois enfants en bas �ge jouaient dans un coin. Andr� s'assit pr�s de la fen�tre et le marin en face de lui.

—Voici ce qui en est, reprit le marin. Ce pauvre Volden avait en Alsace-Lorraine un fr�re a�n� � l'�gard duquel il a eu des torts jadis, ce qui fait qu'ils ne s'�crivaient point. Depuis la derni�re guerre, Frantz songeait souvent au pays. Il se disait tous les jours: �Mon a�n� doit �tre bien malheureux l�-bas, car il a subi les mis�res de la guerre et des si�ges; mais moi, j'ai quelques �conomies et je lui dirai:—Oublie mes torts, Michel. Viens-t'en en France avec moi, nous ach�terons un petit bout de terre, et nous ferons valoir cela � nous deux.� Mais auparavant Frantz avait des affaires � r�gler � Bordeaux, et il est parti par Cette pour s'y rendre, travaillant le long de son chemin � son m�tier de charpentier de marine, afin de se d�frayer du voyage.

—H�las! dit Andr� tristement, nous venons, nous, jusque d'Alsace-Lorraine pour le trouver. Nous sommes les fils de ce fr�re qu'il voulait revoir, et qui est mort; mais en mourant, notre p�re nous avait fait promettre d'aller rejoindre notre oncle, et nous sommes venus. Nous avions d'abord �crit trois lettres, mais on ne nous a pas r�pondu.

—Je le crois bien, dit le marin en ouvrant son armoire et en montrant les trois lettres pr�cieusement envelopp�es: elles sont arriv�es apr�s le d�part de Frantz. J'attendais � avoir son adresse pour les lui envoyer; mais depuis cinq mois il ne m'a pas donn� signe de vie.

Andr� r�fl�chissait tristement.—Comment allons-nous faire? dit-il enfin. Nous ne savons pas l'adresse de notre oncle � Bordeaux; et d'ailleurs nous ne pourrions aller p. 183 jusque-l�: mon jeune fr�re ne peut plus marcher, il est au bout de ses forces. D'autre part, nous n'avons plus assez d'argent pour prendre le chemin de fer jusqu'� Bordeaux.

—Allons, allons, ne vous d�solez pas � l'avance, dit le marin. Les pauvres gens sont au monde pour s'entr'aider. Nous ne sommes pas riches non plus, nous autres; mais � cause de cela on sait compatir au malheur d'autrui.

—Eh! oui, dit la femme du marin, nous nous aiderons tous, et le bon Dieu fera le reste. Voyons, mettons-nous � table. Mon mari est un homme de bon conseil: en mangeant, il va d�brouiller votre affaire, n'est-ce pas, J�r�me?

En m�me temps l'excellente femme avait attir� la table dans le milieu de la chambre. Bon gr� mal gr�, elle pla�a Andr� � sa droite et Julien � sa gauche. Elle mit ses deux fils a�n�s, deux beaux jumeaux de quatre ans, de chaque c�t� de leur p�re: puis elle pla�a sur ses genoux sa petite fille la derni�re n�e, et le sourire sur les l�vres, elle servit � chacun une bonne assiette de soupe au poisson qui est le mets favori de la Provence.

LXXV.—L'id�e du patron J�r�me.—La mer.—Les ports de Marseille.—Ce qu'Andr� et Julien demandent � Dieu.

La pri�re nous donne le courage et l'espoir.

Pendant le d�ner, Andr� raconta leur voyage de point en point, puis il chercha son livret d'ouvrier et ses certificats pour les montrer � J�r�me.

J�r�me avait �cout� le r�cit d'Andr� avec une grande attention; il feuilleta de m�me son livret avec soin; ensuite il r�fl�chit assez longtemps sans rien dire. Sa femme l'observait avec confiance. De temps � autre elle clignait de l'œil en regardant Andr� et Julien comme pour leur dire:—Soyez tranquilles, enfants, J�r�me va tout arranger.

J�r�me, en effet, sur la fin du d�ner, sortit de ses r�flexions silencieuses.—Je crois, dit-il, qu'il y aurait un moyen de vous tirer d'embarras, mes enfants.

—Quand je vous le disais! s'�cria la femme du marin avec admiration.—En m�me temps, le petit Julien faisait un saut de plaisir sur sa chaise, et Andr� poussait un soupir de soulagement.

J�r�me reprit:—Avez-vous peur de la mer?

p. 184 —Oh! monsieur, dirent � la fois les deux enfants, depuis si longtemps nous d�sirons la voir! Nous n'avons pas pu encore aller sur le port depuis que nous sommes � Marseille, car nous sommes venus droit chez vous; mais je vous r�ponds que nous n'aurons pas peur de la mer.

—A la bonne heure, reprit le marin. Eh bien, mon bateau vous m�nera � Cette [iv] , un joli port du d�partement de l'H�rault: je mets � la voile apr�s-demain. Une fois � Cette, j'interrogerai les uns et les autres sur Volden: nous autres mariniers nous nous connaissons tous, et d�j�, � mon dernier voyage, j'avais charg� un camarade qui partait vers Bordeaux par le canal du Midi de prendre des informations sur l'adresse de Volden. Nous aurons donc, je l'esp�re, des nouvelles de votre oncle � Cette. Aussit�t on le pr�viendra de votre arriv�e, et je vous confierai � un marinier qui vous conduira par le canal jusqu'� Bordeaux.

—Mais, monsieur, dit le petit Julien, les bateaux, ce sera peut-�tre encore trop cher pour notre bourse.

—Mon petit homme, vous avez un fr�re courageux qui ne craint point le travail: j'ai vu cela sur ses certificats. S'il veut faire comme je lui dirai et nous aider � charger ou d�charger nos marchandises, non seulement le bateau ne lui co�tera rien, mais il gagnera votre nourriture � tous les deux et quelques pi�ces de cinq francs le long du chemin. Il aura du mal, c'est vrai, mais ici-bas rien sans peine.

—Comment donc! s'�cria Andr� avec joie, je ne demande qu'� travailler. C'est ainsi que nous avons fait avec M. Gertal depuis Besan�on jusqu'� Valence.

—Mon Dieu, fit Julien, quel malheur que je ne puisse marcher! J'aurais fait les commissions, moi aussi, comme je faisais pour M. Gertal, et m�me je sais vendre un peu au besoin, allez, monsieur J�r�me.

Le patron J�r�me sourit � l'enfant:

—Vous avez raison, petit Julien, r�pondit-il, d'aimer � vous rendre utile; faites toujours ainsi, mon enfant. Dans la famille, voyez-vous, quand tout le monde travaille, la moisson arrive et personne ne p�tit. Mais en ce moment il ne faut songer qu'au repos, afin de vous gu�rir au plus vite.

Pendant qu'Andr� et Julien remerciaient J�r�me, sa femme se mit � pr�parer pour les enfants l'ancienne chambre o� p. 185 couchait leur oncle. Cette chambre n'avait pas �t� lou�e depuis le d�part de Frantz Volden. Les enfants, d�s le soir m�me, y furent install�s. C'�tait un petit cabinet haut perch� sur une colline et qui dominait les toits de la ville.

Quand Andr� ouvrit la fen�tre, il poussa un cri de surprise:—Oh! Julien, dit-il, que c'est beau!

185

Marseille et ses ports. —Marseille, le premier port de France, est une ville excessivement commer�ante et industrielle de 360,000 habitants. Dans ses ports, que prot�gent de longues jet�es, se rendent par milliers des vaisseaux venus de tous les points du globe. Elle fait un tr�s important commerce avec l'Alg�rie et la Tunisie. Enfin ses ateliers produisent une grande quantit� d'objets de toute sorte: ses seules savonneries donnent plus de 60 millions de kilogrammes de savon par an.

Et, prenant Julien dans ses bras, il le porta jusqu'� la fen�tre.—La mer, la mer! s'�cria Julien.

De la fen�tre, en effet, on d�couvrait � perte de vue la mer, d'un bleu plus fonc� encore que le ciel; on apercevait aussi les ports de Marseille et les navires innombrables dont les m�ts se pressaient les uns contre les autres, agitant aux tourbillons du mistral leurs pavillons de toutes les couleurs. Les derniers rayons du soleil couchant emplissaient l'horizon d'une lumi�re d'or. Les deux enfants, serr�s l'un contre l'autre, regardaient tour � tour l'immensit� du ciel et celle de la mer, puis les trois ports pleins de navires et la grande ville qui s'�tendait au-dessous d'eux. Devant ce spectacle si nouveau, ils �taient tout �mus.

En m�me temps ils pensaient avec joie aux bonnes paroles de J�r�me.—Je suis bien content, dit Andr�, d'avoir entendu parler de notre oncle: il me semble que je le connais � pr�sent, et je l'aime d�j�, notre oncle Frantz!

—Et moi aussi, dit Julien. Quelle bonne id�e il a de vouloir acheter un bout de champ! C'est justement tout � fait p. 186 mon go�t. Ce serait si bon d'avoir un champ � cultiver, des vaches � soigner: Oh! Andr�, je traverserais toutes les mers du monde rien que pour cela.

Andr� sourit � l'enfant.—Allons, dit-il, je vois que mon Julien a la vocation de la culture, et que l'oncle Frantz et lui feront vite une paire d'amis. En attendant, il faut se reposer, afin d'avoir bien des forces pour le voyage.

La nuit venue, avant de s'endormir, Julien dit � Andr�:

—Nous allons remercier Dieu de tout notre cœur.

—Et aussi, ajouta Andr�, lui demander la pers�v�rance, afin de ne plus nous d�courager � chaque traverse nouvelle, afin d'apprendre � �tre toujours contents de notre sort.

Et joignant les mains en face du ciel �toil� que refl�tait la mer, les deux orphelins firent � haute voix la pri�re du soir.

LXXVI.—Promenade au port de Marseille.—Visite � un grand paquebot.—Les cabines des passagers, les hamacs des matelots; les �tables, la cuisine, la salle � manger du navire.

La premi�re embarcation des hommes a �t� un tronc d'arbre. Que de progr�s accomplis depuis ce jour! Le simple tronc d'arbre est devenu une vraie ville flottante.

D�s le lendemain, Andr� commen�a � se rendre utile au patron, voulant le d�dommager de la nourriture et du coucher qu'il leur donnait. Le jeune gar�on descendit donc de bonne heure, v�tu de ses habits de travail, et suivit le marin au port, o� l'on devait achever le chargement du bateau.

Le bateau de J�r�me faisait le petit cabotage de la M�diterran�e, c'est-�-dire la navigation sur les c�tes, transportant d'un port � l'autre les marchandises. En ce moment, c'�tait un chargement de sapins du nord, qu'il s'agissait de transporter � Cette pour faire des m�ts de navire. Andr� aida de tout son courage au chargement.

Le petit Julien, rest� � la maison, gardait les enfants de la femme du marin, pendant que celle-ci, profitant de cette aide, �tait all�e laver un gros paquet de linge.

A l'heure du d�ner, Andr� mangea rapidement, puis il prit Julien dans ses bras:—Comme tu dois t'ennuyer immobile ainsi! lui dit-il. J'ai une bonne heure de repos devant moi, et je vais en profiter pour te montrer quelque chose de bien int�ressant. Nous allons voir le port et les grands navires qui traversent l'oc�an; j'ai obtenu d'un matelot p. 187 la permission de visiter l'int�rieur d'un magnifique bateau � vapeur.

Julien tout joyeux passa un bras autour du cou de son fr�re, et un quart d'heure apr�s ils �taient sur le quai.

—Oh! mon Dieu, mon Dieu, dit Julien, que de navires! Il y en a de toutes les grandeurs.

—Et ils viennent de tous les pays, dit Andr�. Regarde celui-ci, qui est un des plus beaux du port en ce moment; c'est celui que nous allons voir. C'est le Sindh , qui fait la travers�e de la Chine en France: il est arriv� ici avant-hier.

Andr�, tenant Julien avec pr�caution, descendit dans une barque, et le batelier les conduisit en ramant aupr�s du grand navire, peint en noir et orn� de dorures, qui s'�levait bien au-dessus d'eux comme un �difice port� par l'eau.

187

Pont sup�rieur d'un paquebot a vapeur. —A droite, se trouve la roue � l'aide de laquelle on manie le gouvernail. Pr�s de l�, on voit les cabines du capitaine et des officiers. A gauche, sont les cages des animaux. Les passagers logent au-dessous, � l'�tage plus bas: les petits trous que l'on voit le long du vaisseau sont les fen�tres de leurs cabines.

Ils mont�rent avec pr�caution l'escalier mobile qui est attach� au flanc du b�timent, et bient�t tous les deux se trouv�rent sur le pont , c'est-�-dire sur le plancher sup�rieur; car les grands vaisseaux sont comme des maisons flottantes � plusieurs �tages, et chacun de ces �tages s'appelle un pont.

Le marin auquel Andr� avait parl� � l'avance les attendait. Il leur fit faire tout le tour de la vaste plate-forme. Il leur p. 188 montra � un des bouts le grand tourniquet avec lequel on manœuvre le gouvernail; la cabine du capitaine �tait pr�s de l�, mais il �tait d�fendu d'y entrer sans permission. De chaque c�t� du navire �taient suspendus en l'air des chaloupes et canots, que l'on peut faire glisser dans la mer, et qui servent aux marins � quitter ou � regagner le navire.

—Voyez ces petites embarcations, dit le matelot; si par malheur le paquebot venait � �tre incendi� ou � sombrer en pleine mer, c'est dans ces chaloupes ou ces canots que nous nous r�fugierions, marins et passagers.

188

Race blanche. Race rouge. Race jaune. Race Noire.

Les quatre races d'hommes. —La race blanche, la plus parfaite des races humaines, habite surtout l'Europe, l'ouest de l'Asie, le nord de l'Afrique, et l'Am�rique. Elle se reconna�t � sa t�te ovale, � une bouche peu fendue, � des l�vres peu �paisses. D'ailleurs son teint peut varier.—La race jaune occupe principalement l'Asie orientale, la Chine et le Japon: visage plat, pommettes saillantes, nez aplati, paupi�res brid�es, yeux en amandes, peu de cheveux et peu de barbe.—La race rouge, qui habitait autrefois toute l'Am�rique, a une peau rouge�tre, les yeux enfonc�s, le nez long et arqu�, le front tr�s fuyant.—La race noire, qui occupe surtout l'Afrique et le sud de l'Oc�anie, a la peau tr�s noire, les cheveux cr�pus, le nez �cras�, les l�vres �paisses, les bras tr�s longs.

—Sont-elles petites, dit Julien, en comparaison du grand navire! on dirait des coques de noix.

—Dieu merci, de tels accidents sont rares, dit le marin. Le vaisseau est solide; il est presque tout en fer.

Pendant ce temps, des matelots charg�s du service des cuisines ou du transport des marchandises allaient et venaient autour des enfants. Il y en avait de tous les pays et presque de toutes les races d'hommes, les uns jaunes, les autres noirs. A quelques pas, un jeune Chinois au teint olive, la t�te orn�e d'une longue queue, les pieds nus dans des sandales pointues, p. 189 pompait de l'eau.—Quoi! dit Julien, il y a une pompe ici comme dans une cour.

—Certes oui, dit le marin: nous avons dans le fond du navire un r�servoir d'eau douce: comment ferions-nous sans eau bonne � boire pendant une travers�e qui dure trois mois?... Voulez-vous voir � pr�sent notre �table?

—Votre �table! r�pondit Julien avec �tonnement.

189

Cabines de passagers a bord d'un navire. —Les cabines des passagers sont si basses d'�tage, qu'on touche presque le plafond de la t�te; ordinairement on met plusieurs lits l'un sur l'autre pour m�nager mieux la place. Les petites fen�tres sont prot�g�es par des serrures solides, afin qu'on puisse les fermer herm�tiquement pendant les temp�tes, car sans cette pr�caution les vagues jailliraient dans les cabines.

—Mais oui, dit le marin, en montrant des esp�ces de grandes cages d'une propret� exquise, dans lesquelles il y avait une vache, des veaux et des moutons. Voici un agneau qui est � bord du navire; c'est le favori du capitaine: on le laisse de temps en temps se promener en libert� sur le pont. A c�t�, voil� les poules qui nous donnent de bons œufs frais pour les malades.

Julien n'en pouvait croire ses yeux. Ce qui le surprenait le plus, c'�tait l'ordre admirable et la propret� qui r�gnaient � bord.

—Songez donc, mon petit, dit le marin, que sans la propret� il n'y a de sant� pour personne, surtout pour le matelot.

Apr�s avoir visit� le pont, on descendit par un escalier en bois � l'�tage inf�rieur.—Je vais vous montrer, dit le marin, les chambres ou cabines o� couchent les passagers.

Il ouvrit une des portes, et Julien vit une chambrette fort propre avec une table, des chaises, des fauteuils. Pour m�nager la place, plusieurs petits lits �taient plac�s les uns au-dessus des autres.

—Quand on veut monter dans le second lit, dit le marin, on prend une chaise, et on se trouve au-dessus de son voisin.

p. 190 Au fond �tait une petite fen�tre, herm�tiquement close pour emp�cher l'eau des vagues de p�n�trer � l'int�rieur.

Puis ce furent les salles de bains qu'on visita avec leurs jolies baignoires, la salle � manger avec sa longue table; on regarda les buffets, o� les verres et les assiettes �taient fix�s pour �viter que le mouvement du navire ne les bris�t. Au-dessus de la table pendait une toile tendue:—Voyez-vous? dit le marin, quand les passagers d�nent et que la chaleur est trop forte, par exemple sur la mer Rouge ou sous l'�quateur, un Chinois plac� pr�s de la porte agite cette toile avec une corde: la toile se remue alors comme un grand �ventail, et donne de l'air aux passagers... Ce piano, qui est au fond de la salle, sert � �gayer les longues soir�es � bord du navire.

—Comme tout est pr�vu! disait Julien; ce navire est une vraie ville qui se prom�ne sur l'eau.

—Mais o� couchent donc les matelots? demanda Andr�.

—Venez, venez, dit le marin.—Et on entra dans une grande salle basse.—Voici notre dortoir, dit-il.

—Comment cela? reprit Julien, je ne vois pas un lit.

—Patience, j'en vais faire un pour vous montrer.

190

Hamacs des matelots. —Dans les navires, o� l'on a si peu de place, il faut que des centaines d'hommes couchent dans un tr�s petit espace: les matelots ne se servent point de lits. Ils ont de petites couchettes qu'on ramasse le jour et qu'on suspend le soir.

Et en moins de rien le marin saisit au plafond un paquet qu'il d�roula. C'�tait une natte de forte toile, longue et �troite. Il accrocha une des extr�mit�s � un crochet fix� au plafond, l'autre � un second crochet plac� � deux m�tres de distance; puis, se tenant des deux mains � l'un des crochets, il s'enleva de terre et bondit dans cette couchette suspendue en l'air.

—Voici, dit-il, le lit fait et votre serviteur dedans. J'ai p. 191 de plus une couverture pour m'envelopper. C'est tout ce qu'il faut au matelot pour dormir � l'aise dans son hamac, berc� par la mer au bruit des vagues.

—Alors, dit Julien, tous les crochets que je vois servent pour les lits de tous les matelots?

—Justement, mon petit. Et voyez, chaque crochet a un num�ro d'ordre, chaque hamac aussi. Il y a quarante num�ros, nous couchons ici quarante hommes, et nous avons chacun le n�tre.

On visita aussi les cuisines avec leurs grands fourneaux que chauffe la machine � vapeur du navire, puis la boulangerie et le four. Enfin on allait, on venait, montant et descendant les diff�rents �tages, et chemin faisant on rencontrait des Chinois aux larges pantalons jaunes, ou des Arabes aux yeux brillants et sauvages, car une partie des hommes de peine du navire est compos�e de Chinois et d'Alg�riens.

Lorsqu'on eut bien tout examin�, on remercia le marin et on s'en alla vite; car Andr� ne voulait pas �tre en retard pour l'heure du travail.

—Que tu es bon de te donner tant de peine pour moi, mon fr�re! dit Julien, pendant qu'Andr� l'emportait dans ses bras. Cela doit bien te fatiguer de me soutenir toujours.

—Non, mon Julien, dit Andr�; j'ai une bonne sant� et je suis fort; ne crains pas de me fatiguer. C'est � ceux qui sont plus forts d'aider les plus faibles, et je ne suis jamais si heureux que quand nous partageons un plaisir ensemble.

LXXVII.—La c�te de Provence.—Toulon.—Nice.—La Corse.—Discussion entre les matelots; quelle est la plus belle province de France. Comment Andr� les met d'accord.

Ayons tous un m�me cœur pour aimer la France.

Apr�s avoir ramen� son fr�re � la maison, Andr� continua d'aider toute la journ�e J�r�me � charger le bateau, auquel le patron avait donn� le nom de la Ville d'Aix en souvenir de son pays natal.

Le lendemain ce bateau, aussi modeste et pauvre que le paquebot � vapeur �tait superbe, mit de bonne heure � la voile.—Le vent est favorable, disait J�r�me, il faut en profiter.

On sortit du port, et on passa devant les forts qui le prot�gent, p. 192 devant les murailles qui s'avancent en mer pour le d�fendre contre la violence des vagues. Enfin on vit s'ouvrir l'horizon sans limite de la pleine mer, qui semblait dans le lointain se confondre avec le ciel. Julien ne pouvait se lasser de regarder cette grande nappe bleue sur laquelle le bateau bondissait si l�g�rement; le vent enflait les voiles et on marchait vite. Andr� observait la manœuvre avec attention pour apprendre ce qu'il y avait � faire. La mer �tait bonne, et les deux jeunes Lorrains n'�prouv�rent pas le mal de mer, ce malaise suivi de vomissements dont sont pris souvent ceux qui vont sur mer sans y �tre habitu�s.

192

Notre-dame de la Garde a Marseille. —Cette �glise, tr�s v�n�r�e des marins, est b�tie sur une hauteur et domine toute la ville. On aper�oit de loin en mer sa tour aigu� et la statue de la Vierge qui la surmonte.—A gauche se trouve un s�maphore , c'est-�-dire un poste d'o� l'on fait des signaux aux navires qui passent en mer.

Le long du chemin le patron et les deux hommes d'�quipage, lorsqu'ils se trouvaient � port�e de Julien, lui adressaient la parole et lui montraient les divers points de la c�te.

Du bateau, on put apercevoir longtemps la ville de Marseille, dont les innombrables maisons se pressaient au bord de la mer, le clocher de Notre-Dame de la Garde surmont� d'une statue colossale qui brillait de loin au soleil, enfin la ceinture de hautes collines qui s'�levaient de chaque c�t� de la ville, baignant leur pied jusque dans la mer.

—Comme elle est belle, cette c�te de Provence! dit Julien. Elle est toute d�coup�e en caps arrondis. Comment donc p. 193 s'appellent ces montagnes qui ondulent, l�-bas, � droite?

193

Un vaisseau cuirass�, —On appelle de ce nom des vaisseaux tout entour�s d'une �paisse cuirasse de fer sur laquelle les boulets glissent sans pouvoir s'enfoncer: ce sont comme des forteresses flottant sur l'eau. Les vaisseaux de premier rang ont 3 ponts et 120 canons. Notre flotte fran�aise, la plus forte apr�s celle de l'Angleterre, compte 50 vaisseaux � vapeur cuirass�s et en tout 430 b�timents de guerre.

—Ce sont les montagnes qui entourent Toulon, r�pondit le p�re J�r�me. Toulon est l�-bas tout au fond. Voil� encore un port superbe! Seulement ce ne sont plus gu�re des navires de commerce qui s'y abritent, comme � Marseille: ce sont des vaisseaux de guerre, car Toulon est notre grand port de guerre sur la M�diterran�e. Les navires de guerre ne sont pas moins curieux � voir que les paquebots de passagers. L�, tout est bard� de cuivre ou de fer, tout est cuirass� pour r�sister aux boulets ennemis, et, de chaque c�t� du pont, on voit les gueules mena�antes des canons.

—C'est dommage que nous ne passions pas par Toulon.

—Merci, petit! cela allongerait un peu trop notre route. Nous allons tout droit � Cette sans perdre de temps.

Le bateau allait vite en effet, et parfois la poussi�re humide des vagues arrivait jusque sur la figure de Julien. Celui-ci voyait toujours se succ�der devant lui les c�tes et les golfes de Provence, bord�s de montagnes.

194

Bois d'orangers aux environs de Nice. —L'oranger, ce bel arbre aux fleurs si suaves et aux fruits d'or, fut apport� dans nos pays pendant les croisades.—Ses fruits m�rissent au printemps. Il ne peut vivre en pleine terre que sous les chauds climats de la Provence, du comt� de Nice et du Roussillon.

—Quelle superbe contr�e, disait le patron J�r�me, que cette Provence toute couverte d'oliviers, de pins et d'herbes odorantes! C'est mon pays, ajouta-t-il, fi�rement, et vois-tu, petit, � mon avis, c'est le plus beau du monde.

—Patron, dit l'un des marins, le lieu o� l'on est n� est toujours le premier du monde. Ainsi, moi qui vous parle, je ne connais rien qui me rie au cœur comme le joli comt� de Nice; car je suis n� l� sur la c�te, dans une petite maison entour�e d'orangers et de citronniers qui toute l'ann�e sont couverts de fleurs et de fruits. Ma m�re �tait sans cesse occup�e p. 194 � cueillir les citrons ou les oranges pour les porter � Nice sur sa t�te dans une grande corbeille. Nulle part je ne vois rien qui me paraisse charmant comme nos bois toujours verts d'orangers, de citronniers et d'oliviers, qui descendent des hauteurs de la montagne jusqu'au bord de la mer. Tout vient si bien dans notre chaud pays! Il y a autant de fleurs en hiver qu'au printemps; pendant que la neige couvre les contr�es du nord, les �trangers malades viennent chercher chez nous le soleil et la sant�.

195

Palmier. —Les palmiers sont une famille d'arbres de haute taille couronn�s � leur sommet par un faisceau de larges feuilles dites palmes . Le plus important des palmiers est le dattier , qui produit les fruits sucr�s appel�s dattes.

—Et la Corse, donc, s'�cria l'autre marin. Quel pays, quelle fertilit�! Elle a en raccourci tous les climats. Sur la c�te, du c�t� d'Ajaccio, c'est la douceur du midi; notre campagne est pleine aussi d'orangers, de lauriers et de myrtes, comme votre pays de Nice, camarade. Nos oliviers sont dix fois hauts comme ceux de votre Provence, patron. Et le cotonnier, le palmier peuvent cro�tre chez nous comme en Alg�rie. Cela n'emp�che pas qu'on trouve sur nos hautes montagnes neuf mois d'hiver, de neige et de glace, et de grands pins qui se moquent de l'avalanche.

—Oui, dit le patron; mais vous n'avez pas de bras chez vous; la Corse est d�peupl�e et vos terres sont incultes.

—Patron, c'est vrai. Nous tenons plus volontiers un fusil que la charrue. Mais patience, nos enfants s'instruiront, et ils comprendront alors le parti qu'ils peuvent tirer des richesses du sol. En attendant, la France nous doit le plus habile capitaine du monde, Napol�on I er .

—Eh bien, moi, dit le petit Julien qui �tait content aussi de donner son avis, je vous assure que la Lorraine vaut p. 195 toutes les autres provinces. Il n'y a point d'orangers chez nous, ni d'oliviers; mais on sait joliment travailler en Lorraine, les femmes comme les hommes, et l'on a su s'y battre aussi; car nous avons eu Jeanne Darc et de grands g�n�raux.

—Alors, pour nous mettre d'accord, dit Andr� en souriant � l'enfant, disons donc que la France enti�re, la patrie, est pour nous tout ce qu'il y a de plus cher au monde.

—Bravo! vive la France, dit d'une m�me voix le petit �quipage.

—Vive la patrie fran�aise! reprit le patron J�r�me; quand il s'agit de l'aimer ou de la d�fendre, tous ses enfants ne font qu'un cœur.

LXXVIII.—Une gloire de Marseille: le plus grand des sculpteurs fran�ais, Pierre Puget.—Un grand orateur et un l�gislateur n�s en Provence.—Le code fran�ais.

�Nul bien sans peine.� ( Pierre Puget. )

Pendant que le patron de la Ville d'Aix s'�loignait pour donner des ordres, Julien atteignit son fid�le compagnon de voyage, son livre sur les grands hommes de la France.

—Voyons donc, se dit-il, pendant que tout le monde est occup�, moi je m'en vais faire connaissance avec quelques-uns des noms c�l�bres de la Provence.

Et il se mit � lire avec attention.

I. A Marseille, naquit un grand homme qui fut � la fois sculpteur, peintre et architecte, Pierre Puget . La sculpture est l'art de tailler dans la pierre, le marbre ou le bois, des hommes, des animaux ou d'autres objets; par exemple, les statues qui ornent les places publiques sont l'œuvre des sculpteurs.

196

Pierre Puget sculptant une statue. —Pour sculpter, l'artiste applique sur le bloc de marbre un ciseau et frappe dessus avec un marteau. Ainsi il pratique avec adresse des creux et des saillies dans le marbre, qui prend sous le ciseau la forme des �tres vivants.—Un des chefs-d'œuvre de Pierre Puget est son martyre de saint S�bastien qui p�rit perc� de fl�ches.

Le jeune Puget travailla d'abord chez un constructeur de navires et, � l'�ge de seize ans, il se fit remarquer pour un superbe navire qu'il avait orn� de dessins et de sculptures en bois. A cette �poque, on avait coutume d'orner le devant des navires de statues, d'anges aux ailes d�ploy�es, de guirlandes dor�es qui �tincelaient au soleil, et on s'adressait pour tous ces ornements � des sculpteurs habiles.

Mais, � ce moment de sa vie, le r�ve du jeune Puget n'�tait pas de sculpter: c'�tait d'apprendre la peinture et, pour l'�tudier, d'aller en Italie, o� �taient alors les plus grands ma�tres de cet art. Dans ce but, il travailla avec courage comme ouvrier pendant un an, afin de gagner la somme n�cessaire � son voyage. Puis, � dix-sept ans, il partit � pied, s'arr�tant en route quand l'argent lui manquait, et recommen�ant � travailler jusqu'� ce qu'il e�t gagn� de quoi aller plus loin. Comme on pense, il eut bien des peines � endurer pour arriver au terme de sa route, et il se trouva souvent dans la mis�re.

Une fois arriv� en Italie, il �tudia la peinture aupr�s de diff�rents ma�tres. Il montrait d�j� dans cet art un v�ritable g�nie, lorsqu'il tomba gravement malade. Le m�decin lui dit qu'il ne se gu�rirait pas s'il continuait � peindre, � cause de l'odeur malsaine des peintures, et qu'il lui fallait changer d'occupation pour sauver sa sant�. Le jeune peintre se trouva ainsi oblig� de recommencer des �tudes nouvelles: il ne se d�couragea pas, et il reprit son premier m�tier de sculpteur. Sa gloire ne perdit rien au change, car c'est dans la sculpture qu'il a acquis, non sans des peines et des travaux incessants, une imp�rissable renomm�e.

Pierre Puget avait grav� dans sa maison ces paroles qui semblent r�sumer sa vie:

�Nul bien sans peine.�

p. 197 —Voil� une devise dont je veux me souvenir toujours, dit Julien; cela me donnera du courage.

Il reprit ensuite son livre et continua:

197

L'�cole de droit a Paris. —La principale �cole de droit se trouve � Paris, en face du Panth�on. On en compte dix autres en France.

II. La Provence a produit plusieurs orateurs et hommes de loi c�l�bres. Pr�s d'Aix est n� Mirabeau, le plus grand de nos orateurs pendant la R�volution de 1789.

C'est aussi en Provence que naquit un rival de Mirabeau, Portalis, qui prit une grande part dans la suite � la formation du Code civil. Vous savez, enfants, qu'on appelle Code le livre o� sont r�unies toutes les lois du pays: le Code est le Livre des lois . Eh bien, depuis la fin du si�cle dernier et le commencement du dix-neuvi�me si�cle, un code nouveau a �t� �tabli en France; Portalis est un de ceux qui ont le plus contribu� � faire ce code, � chercher les lois les plus sages et les plus justes pour notre pays.

Le code fran�ais est une des gloires de notre nation, et les autres peuples de l'Europe nous ont emprunt� les plus importantes des lois qu'il renferme. Ceux qui veulent devenir magistrats ou avocats font de ces lois une �tude approfondie, et on appelle �coles de droit les �tablissements de l'�tat o� on enseigne le code.

LXXIX.—Le Languedoc vu de la mer. N�mes, Montpellier, Cette.—Tristes nouvelles de l'oncle Frantz.—R�solution d'Andr�.—�vitons les dettes.

Un homme courageux compte sur ce qu'il peut gagner par son travail, non sur ce qu'il peut emprunter aux autres.

Le vent continuant d'�tre bon, on ne tarda pas � perdre de vue la Provence. On aper�ut les c�tes basses du Languedoc, toutes bord�es d'�tangs et de marais salants, o� l'eau de mer, s'�vaporant sous la chaleur du soleil, laisse d�poser le sel qu'elle contient.

198

Ar�nes de Nimes. —Les anciens appelaient ar�nes un amphith��tre o� ils venaient regarder des spectacles, des combats d'hommes et de b�tes. Les ar�nes de N�mes sont un magnifique amphith��tre o� pourraient s'asseoir 30,000 spectateurs. Souvent, pendant les guerres, les habitants de N�mes se sont r�fugi�s dans les ar�nes et s'en sont servis comme de citadelle. N�mes a aujourd'hui plus de 60,000 habitants; c'est l'entrep�t des soies du midi de la France.

—En face de quel d�partement sommes-nous? demanda Julien, qui cherchait � s'instruire.

—C'est le Gard, dit le patron.

—Chef-lieu N�mes, r�pondit Julien.

—Oui, r�pondit J�r�me; N�mes est une grande et belle ville, o� sont de magnifiques monuments d'autrefois. Il y a un vaste cirque de pierres appel� les ar�nes, o� on donnait dans les anciens temps des jeux et des spectacles.

198a

Montpellier et la promenade du Peyrou. —La place du Peyrou, � Montpellier, est l'une des plus belles promenades qui existent. Du haut de la colline o� elle est plac�e, la vue s'�tend sur les montagnes des C�vennes et sur la mer, qu'on aper�oit dans le lointain comme une ligne bleu�tre. Sur la place se trouve la statue de Louis XIV, qui a fait construire cette promenade par le c�l�bre architecte le N�tre. La ville de Montpellier compte 60,000 habitants. Elle a une facult� de m�decine c�l�bre. Elle fait un grand commerce de vins et eaux-de-vie.

p. 198 Peu d'heures apr�s on �tait en vue du d�partement de l'H�rault. Le patron fit observer � Julien qu'avec une longue vue on pourrait apercevoir les maisons de la ville de Montpellier, ainsi que le beau jardin du Peyrou qui la domine.

—Nous voici pr�s de Cette, ajouta-t-il. Nous arriverons de bonne heure.

Le soir, en effet, n'�tait pas encore venu quand on aper�ut Cette et la montagne assez haute qui la domine.

Lorsqu'on eut repli� les voiles et attach� le bateau, le patron s'informa de Frantz Volden aupr�s d'un marinier qui arrivait de Bordeaux par le canal du Midi. On lui apprit que Volden �tait bien malheureux: il �tait venu � Bordeaux pour retirer ses �conomies de chez un armateur � qui il les avait confi�es, mais cet armateur avait fait de mauvaises affaires; tout ce que Volden poss�dait se trouvait englouti. Volden en avait con�u un tel chagrin qu'il avait fini par tomber gravement malade. A cette heure, il �tait � l'h�pital de Bordeaux, atteint d'une fi�vre typho�de, dans un �tat de d�lire et de faiblesse tels qu'il ne fallait pas p. 199 songer � lui annoncer imm�diatement la mort de son fr�re Michel en Alsace-Lorraine et l'arriv�e de ses neveux.

J�r�me, en apprenant ces tristes nouvelles, se trouva bien embarrass� pour donner conseil � Andr� et � Julien.

199

Languedoc, Roussillon et comt� de Foix. —Le haut Languedoc est couvert par les monts des C�vennes: Mende, Privas, le Puy en sont les villes principales. On y �l�ve les vers � soie; on y fabrique des dentelles. Le bas Languedoc est couvert de vignobles dont plusieurs sont c�l�bres, comme Lunel et Frontignan.—Les vins liquoreux du Roussillon sont �galement renomm�s; Perpignan et une place de guerre de premier ordre.—Le comt� de Foix est une contr�e montagneuse, connue pour ses fers et ses forges.

—Mes enfants, leur dit-il, r�fl�chissez vous-m�mes. Si vous allez � Bordeaux par le canal et qu'Andr� travaille � bord, cela ne vous co�tera rien, c'est vrai, mais ce sera un voyage d'un mois, et tr�s p�nible, en hiver surtout. Peut-�tre feriez-vous mieux de prendre le chemin de fer: je puis vous pr�ter une trentaine de francs pour compl�ter ce qui vous manque, et d�s demain vous serez rendus � Bordeaux sans fatigue.

—Je vous suis bien reconnaissant, patron J�r�me, r�pondit Andr� d'une voix tremblante, car il �tait accabl� par le nouveau malheur qui les frappait; mais, en supposant que nous prenions aujourd'hui le chemin de fer pour arriver � Bordeaux demain, que deviendrions-nous dans cette grande ville, si je ne trouvais pas tout de suite de l'ouvrage? Songez-y donc: Julien ne peut marcher, notre oncle est � l'h�pital, et n'a peut-�tre pas d'�conomies pour sa convalescence.

—C'est vrai, dit J�r�me, frapp� du bon sens d'Andr�.

—Quelle situation, alors, patron J�r�me! non seulement il nous serait impossible de vous rembourser les trente francs p. 200 que vous m'offrez si g�n�reusement, mais il nous faudrait essayer d'emprunter encore � d'autres. Non, cela n'est pas possible. Nous prendrons le bateau, Julien et moi, et nous �crirons dans quelques jours � notre oncle pour lui annoncer notre arriv�e. Voyez-vous, mon p�re me l'a appris de bonne heure: c'est se forger une cha�ne de mis�re et de servitude que d'emprunter quand on peut vivre en travaillant. C'est si bon de manger le pain qu'on gagne! Quand on est pauvre, il faut savoir �tre courageux, n'est-ce pas, Julien?

—Oui, oui, Andr�, r�pondit l'enfant.

—Un mois, d'ailleurs, est vite pass� avec du courage. Dans un mois Julien aura retrouv� ses jambes, notre oncle sera sans doute convalescent; nous arriverons � Bordeaux avec nos �conomies au complet et avec ce que j'aurai gagn� en plus pendant le mois. Nous pourrons peut-�tre alors �tre utiles � mon oncle, au lieu de lui �tre � charge. Pour cela, nous n'avons besoin que d'un mois de courage; eh bien! nous l'aurons, ce courage, n'est-ce pas, Julien?

Andr�, en parlant ainsi, avait dans la voix quelque chose de doux et d'�nergique tout ensemble: la vaillance de son �me se refl�tait dans ses paroles. Julien le regarda, et il se sentit tout fier de la sagesse courageuse de son a�n�.

—Oui, Andr�, s'�cria-t-il, je veux �tre comme toi, je veux avoir bien du courage. Tu verras: au lieu de me d�soler, je vais me remettre � m'instruire, je prendrai mes cahiers et travaillerai sur le bateau comme si j'�tais � l'�cole. Un bateau sur un canal, cela doit aller si doucement que je pourrai peut-�tre �crire comme en classe. Et puis enfin, je prierai Dieu bien souvent pour que notre oncle se gu�risse.

—Dieu t'exaucera, mon enfant, dit le patron J�r�me en embrassant le petit gar�on. En m�me temps, il tendait � Andr� une main affectueuse, et � demi-voix:

—Je vous approuve, Andr�, lui dit-il; c'est bien, � la bonne heure! J'ai eu du plaisir � vous entendre parler ainsi. Vous me rappelez les beaux arbres de votre pays, ces grands pins de l'Alsace et du nord dont le cœur est incorruptible, et dont nous faisons les plus solides m�ts de nos navires, les seuls qui puissent tenir t�te � l'ouragan. Quand la rafale souffle � tout casser, quand tout craque devant elle, elle arrive bien � plier le m�t comme un jonc; mais le rompre, p. 201 allons donc! il se redresse apr�s chaque rafale, aussi droit, aussi ferme qu'auparavant. Faites toujours de m�me, enfants; ne vous laissez pas briser par les peines de la vie, et apr�s chacune d'elles, sachez vous redresser toujours, toujours pr�ts � la lutte.

Le petit Julien, en �coutant la comparaison du marin J�r�me, avait ouvert de grands yeux; il ne comprenait cela qu'� moiti�, car il n'avait nulle id�e de la temp�te; n�anmoins cette image lui plaisait; il aimait � se repr�senter les beaux arbres de la terre natale tenant vaillamment t�te aux bourrasques de l'Oc�an, et il se disait:—C'est ainsi qu'il faut �tre; oui, Andr� est courageux, et je veux �tre courageux comme lui.

LXXX.—Les reproches du nouveau patron.—Le canal du Midi et les ponts tournants.—Le d�part de Cette pour Bordeaux.

Quand on vous parle avec mauvaise humeur, la meilleure r�ponse est de garder le silence et de montrer votre bonne volont�.

Le patron J�r�me, d�s le lendemain, usa de son influence aupr�s d'un marinier qu'il connaissait pour l'engager � emmener avec lui les deux enfants. Apr�s bien des pourparlers, il obtint qu'Andr� toucherait vingt francs de salaire en arrivant � Bordeaux.

—C'est peu, dit-il � Andr�, mais le Perpignan est un bateau bien install�. Vous y serez mieux couch� et mieux nourri que sur bien d'autres. Le patron, un marin du Roussillon, est un parfait honn�te homme. Rappelez-vous seulement qu'il est vif comme la poudre et soyez patient.

Andr� et Julien, apr�s avoir remerci� J�r�me, reprirent encore une fois leur petit paquet de voyage. Mais Julien voulut absolument essayer ses forces: en s'appuyant beaucoup sur le bras d'Andr� et � peine sur son pied malade, il arriva � faire quelques pas, ce qui le transporta de joie.

—Oh! s'�cria-t-il en battant des mains de plaisir, je marcherai avant un mois, tu verras, Andr�.

Andr� �tait lui-m�me tout heureux, mais il ne voulut pas que l'enfant se fatigu�t. De plus, il avait h�te d'arriver pour ne pas faire attendre le nouveau patron. Il reprit donc Julien sur son bras et suivit le plus vite qu'il put une partie des p. 202 quais de Cette, jusqu'� ce qu'il aper��t le Perpignan . Mais il eut beau se h�ter, il arriva en retard.

202

Pont tournant sur le canal du Midi a Cette. —Les canaux ne sont pas toujours assez profond�ment creus�s pour que les bateaux puissent passer sous les arches des ponts. Afin que les bateaux ne soient pas arr�t�s au passage, on a invent� les ponts tournants qui s'ouvrent par la moiti� ou tournent tout entiers sur eux-m�mes.—Cette, qui par son canal du Midi communique avec l'oc�an, est, apr�s Marseille, notre port le plus important sur la M�diterran�e. Elle fait un grand commerce de vins et eaux-de-vie et compte 30,000 hab.

Le patron �tait � bord, fort impatient, car il n'attendait qu'Andr� pour donner le signal du d�part; ce qui lui fit accueillir les enfants avec la plus grande brusquerie: il se repentait d�j�, disait-il, de s'�tre charg� d'eux, et il le leur r�p�ta devant tous les marins.

Andr� s'excusa aussi poliment qu'il put, et Julien, tout interdit, se blottit en silence sur un coin du pont, entre deux sacs de garance d'Avignon, o� le patron d'un geste avait fait signe de le d�poser.

Le bateau se mit en marche. Julien n'�tait pas gai, mais il fut heureusement tir� de ses r�flexions en voyant une chose qu'il n'avait jamais vue. Au moment o� le bateau arriva devant un pont qui traversait le canal, on s'arr�ta: le pont �tait en effet trop bas pour que le bateau p�t passer dessous. Mais tout d'un coup, � un signal donn�, le pont, qui �tait en fer, se mit lui-m�me en mouvement, et tournant comme le battant d'une porte, laissa passage au bateau. Le Perpignan continua fi�rement sa route.

Julien fut �merveill�. Il aurait bien voulu questionner quelqu'un, mais il n'osait pas: chacun �tait � son poste, fort occup�. Andr�, appuy� sur une longue perche � crochets de fer qu'il plongeait dans l'eau et retirait tour � tour, poussait comme les autres le bateau, qui s'avan�ait ainsi lentement.

p. 203 Julien prit alors le parti de r�fl�chir tout seul � ce qu'il voyait, puis de lire dans son livre.

Il ouvrit le chapitre sur les grands hommes du Languedoc.

—Tiens, dit-il, voici justement qu'il s'agit du canal du Midi, o� nous sommes � cette heure.

Et il commen�a l'histoire de Riquet.

LXXXI.—Un grand ing�nieur du Languedoc, Riquet.—Un grand navigateur, la P�rouse.

Celui qui accomplit une œuvre utile ne doit point se laisser d�courager par la jalousie: t�t ou tard, on lui rendra justice.

I. Riquet naquit au commencement du dix-septi�me si�cle, � B�ziers. L'id�e qui le pr�occupa pendant toute sa vie fut celle d'�tablir un canal entre l'Oc�an et la M�diterran�e, et d'unir ainsi les deux mers. Mais, entre l'Oc�an et la M�diterran�e, on rencontre une cha�ne de montagne qui s'�l�ve comme une haute muraille: les C�vennes ou Montagnes-Noires. Comment faire franchir cette cha�ne de montagnes par un canal? Tel �tait le probl�me que Riquet se posait depuis longtemps.

Un jour, dit-on, il �tait dans la montagne, sur le col de Naurouze qui s�pare le versant de l'Oc�an et le versant de la M�diterran�e. L�, regardant les plaines qui s'�tendaient � sa droite et � sa gauche, il pensait encore � ses projets. Tout d'un coup un ruisseau qui coulait � ses pieds vers l'Oc�an, rencontrant un obstacle, se trouva refoul� en arri�re et se mit � descendre du c�t� oppos�, vers la M�diterran�e. Cette vue frappa l'esprit de Riquet comme un trait de lumi�re.—Oh! se dit-il, c'est ici la ligne de partage des eaux; si je pouvais amener assez d'eau � cet endroit o� je suis, je pourrais ainsi alimenter � la fois les deux c�t�s d'un canal allant par ici � l'Oc�an, et par l� � la M�diterran�e.

203

Ing�nieurs des ponts-et-chauss�es levant un plan. —L'ing�nieur plac� � droite mesure l'�l�vation du terrain � l'aide d'un instrument appel� niveau d'eau . Pour cela, il regarde � travers cet instrument la mire que tient l'homme plac� dans le fond. Celui qui est pench� vers la terre mesure la superficie du terrain � l'aide d'une longue cha�ne dite cha�ne d'arpenteur .

Alors Riquet se mit � l'œuvre. Il explora les montagnes de tous c�t�s, d�couvrit des sources qui coulaient sous les rochers, fit des plans de toute sorte et enfin trouva la quantit� d'eau n�cessaire pour alimenter le canal qu'il projetait.

p. 204 Il alla proposer ses plans au grand homme qui �tait alors ministre, Colbert, dont on vous parlera plus tard. Colbert comprit l'importance de l'id�e de Riquet. Avec son aide, Riquet commen�a cette entreprise qui, pour l'�poque, �tait gigantesque. Mais que d'obstacles il eut � surmonter! Il n'avait pas les titres d'ing�nieur et il �tait l'objet de la jalousie des ing�nieurs en titre. Sans cesse il rencontrait leur opposition; il fut m�me forc� de faire percer secr�tement une montagne que ces derniers avaient d�clar�e impossible � percer.

204

R�servoir d'eau pour le canal du Midi. —Pour retenir l'eau et la distribuer avec mesure, on a imagin� depuis longtemps de construire de grands r�servoirs. Dans le canal du Midi, on a ferm� des vall�es par de larges murailles; l'eau se trouve ainsi emprisonn�e entre la montagne et le mur; en s'�coulant par une cascade ou par de grands robinets, elle alimente le canal �t� comme hiver.

Il fit aussi construire de vastes r�servoirs o� vient s'accumuler l'eau de la montagne: pour cela, il barra avec un mur �norme un vallon o� vont de toutes parts se rendre les eaux. De ces r�servoirs l'eau jaillit avec un bruit de tonnerre. Elle arrive ensuite au col de Naurouze, et de l�, elle redescend doucement vers les deux mers, retenue tout le long de son chemin par des �cluses qu'on ouvre et qu'on referme pour laisser passer les bateaux.

Riquet, fatigu� par son immense travail et par toutes les contrari�t�s qu'il avait subies, mourut six mois avant l'ach�vement de son entreprise; mais elle fut continu�e et men�e � bonne fin par ses deux fils. Plus tard, la France a su rendre justice � Paul Riquet, et on a charg� le c�l�bre sculpteur David d'Angers de lui �lever une statue dans sa ville natale.

Julien avait lu avec attention la vie de Riquet.

p. 205 —Oh! pensa-t-il, je suis content de savoir l'histoire de ce beau canal qui a �t� si difficile � creuser et o� notre bateau passe si facilement aujourd'hui! Je m'en vais, pendant notre voyage, regarder ces grands travaux-l� tout le long de la route... Voyons maintenant ce qui vient � la suite.

204a

La P�rouse , n� � Alby en 1741, mourut vers l'ann�e 1788, aux environs des Iles Vanikoro.

II. C'est aussi dans le Languedoc, � Alby, qu'est n� un des plus grands navigateurs, dont le nom est connu de tous, La P�rouse. Tout jeune encore, ayant lu le r�cit des longs voyages sur mer et des d�couvertes de pays nouveaux, il fut pris du d�sir d'�tre marin, entra � l'�cole de marine, puis dans la marine royale.

205

Sauvages de l'Oc�anie. —Une grande partie des �les de l'Oc�anie est peupl�e par des sauvages de race malaise. Ils ont le teint d'un rouge de brique fonc�, le nez court et gros, la bouche tr�s large, les yeux brid�s, les cheveux noirs. Ils sont habiles marins et se hasardent au loin sur leurs pirogues d'�corce: ils assaillent et pillent les vaisseaux que la temp�te jette sur leurs c�tes; plusieurs tribus sont anthropophages.

Apr�s de nombreuses exp�ditions sur mer, o� il s'�tait distingu� par son habilet� et son courage, le roi Louis XVI le chargea de faire un grand voyage autour du monde en cherchant des terres nouvelles ou de nouvelles routes pour les navigateurs.

Dans sa lettre � la P�rouse, Louis XVI lui disait ces belles paroles: �Que des peuples dont l'existence nous est encore inconnue apprennent de vous � respecter la France; qu'ils apprennent surtout � la ch�rir... Je regarderai comme un des succ�s les plus heureux de l'exp�dition qu'elle puisse �tre termin�e sans qu'il en ait co�t� la vie � un seul homme.�

Pendant trois ans la P�rouse voyagea de pays en pays, de mers en mers. Il envoyait de ses nouvelles par les vaisseaux qu'il rencontrait ou par les c�tes habit�es o� il rel�chait.

Puis tout � coup on ne re�ut plus de lui ni de ses compagnons aucun message. Toutes les nations de l'Europe, qui suivaient de loin avec int�r�t le grand navigateur fran�ais, commenc�rent � s'�mouvoir. On envoya des navires � sa recherche. Avait-il fait naufrage, �tait-il enferm� dans quelque �le d�serte ou prisonnier chez des peuples sauvages, on ne le savait, et pendant longtemps on ignora ce qu'il �tait devenu.

Enfin, en 1828, un autre navigateur non moins c�l�bre, Dumont d'Urville, n� en Normandie, d�couvrit apr�s bien des recherches, p. 206 dans une �le de l'Oc�anie, les d�bris de deux navires naufrag�s, des ferrures, des instruments, de la vaisselle, des canons roul�s par les flots. Il retrouva la montre m�me de la P�rouse entre les mains des indig�nes; il interrogea ces derniers, qui lui r�pondirent qu'autrefois une temp�te furieuse avait bris� deux navires, la nuit, sur les rochers de l'�le. D'apr�s les r�ponses embarrass�es des sauvages qui firent ce r�cit, Dumont d'Urville soup�onna que la temp�te n'avait peut-�tre pas fait p�rir tout l'�quipage; peut-�tre plusieurs naufrag�s et la P�rouse lui-m�me avaient-ils pu gagner l'�le, mais l� ils s'�taient trouv�s chez des tribus barbares qui avaient d� leur faire subir de mauvais traitements.

D'Urville �leva, sur le rivage d�sert de l'�le bord�e d'�cueils, un mausol�e qui rappelle le souvenir du malheureux la P�rouse.

LXXXII.—Brusquerie et douceur.—Le patron du bateau �le Perpignan� et Julien.

Il n'est point de cœur que la douceur d'un enfant ne puisse gagner.

Pendant que Julien lisait attentivement dans son livre, le patron du Perpignan l'observait du coin de l'œil.

—Voil� un petit bonhomme qui jusqu'� pr�sent n'est pas bien embarrassant, pensa-t-il. Quant � l'autre, il a l'air adroit de ses mains et intelligent, et il ne craint pas sa peine. Allons, cela ira mieux que je ne croyais.

Et comme il �tait brave homme au fond, il se repentit de la bourrade par laquelle il avait salu� les enfants � leur arriv�e. Il s'approcha de Julien et lui passant sa grosse main sur la joue:—Eh bien, dit-il, nous sommes donc savants, nous autres? Qu'est-ce que nous lisons l�? Le conte du Petit-Poucet ou celui du Chaperon-Rouge?

Julien releva la t�te, et fixant sur le patron des yeux �tonn�s, qui �taient rest�s un peu tristes depuis sa maladie:—Des contes, fit-il, oh! que non pas, patron; ce sont de belles histoires, allez. Et m�me les images du livre aussi sont vraies. Tenez, voyez: cela, c'est le portrait de la P�rouse, un grand navigateur qui est n� � Alby. Je crois que notre bateau ne passera pas � Alby, mais cela ne fait rien: je me rappellerai Alby � pr�sent.

Le patron sourit.

—Alors, dit-il, tu vas �tre sage comme cela tout le temps du voyage, et apprendre comme si tu �tais en classe?

—Oui, patron, dit Julien doucement; j'ai promis � Andr� de ne pas trop vous embarrasser.

p. 207 Et il saisit la petite main gauche de Julien qui se trouvait �tre la plus pr�s de lui; puis, famili�rement, il la secoua entre les siennes en signe d'amiti�.

Par malheur cela se trouvait �tre la main bless�e de Julien. L'enfant devint tout p�le, il �touffa un petit cri.

—Quoi donc! dit brusquement le patron d'un air agac�. Eh bien, es-tu en sucre, par hasard, et suffit-il de te toucher pour te casser?

—C'est que..., r�pondit Julien en soupirant, cette main-l� est comme ma jambe, elle a une entorse.

—Allons, bon, tu n'as pas de chance avec moi, petit, dit le patron d'un ton radouci.

Julien le regarda moiti� �mu, moiti� souriant:

—Oh! que si, dit-il, puisque vous n'�tes plus f�ch�, la poign�e de main est bonne tout de m�me.

Le bourru se d�rida compl�tement:—Tu es un gentil enfant, dit-il.

Il se pencha vers Julien, et posant ses deux mains d'Hercule sous les bras du petit gar�on:

—As-tu encore des entorses par l�? dit-il.

—Non, non, patron, dit Julien en riant.

—Alors, viens m'embrasser.

Et il souleva l'enfant comme une plume, l'enleva en l'air jusqu'� la hauteur de sa grosse barbe, et posant un baiser retentissant sur chacune de ses joues:

—Voil�! nous sommes une paire d'amis � pr�sent.

Les bateliers regardaient leur patron avec surprise, et pendant que, d�licatement, il remettait le petit gar�on entre les deux sacs qui lui servaient de fauteuil, Andr� les entendit dire:—Ce bambin ne sera pas trop malheureux ici.

Julien tout r�confort� souriait de plaisir dans son coin, et Andr� s'applaudissait de voir combien la douceur et la bonne volont� avaient vite triomph� des mauvaises dispositions et des mani�res brusques du patron.

LXXXIII.—Andr� et Julien aper�oivent les Pyr�n�es.—Le cirque de Gavarnie et le Gave de Pau.

Les montagnes, avec leurs neiges et leurs glaciers, sont comme de grands r�servoirs d'o� s'�coule peu � peu l'eau qui arrose et fertilise nos plaines.

208

La r�colte du miel a Narbonne. —Les miels les plus connus sont ceux de Narbonne, du G�tinais, de la Saintonge et de la Bourgogne. Les hommes qui r�coltent le miel se rev�tent de gants et d'une sorte de masque en fil de fer afin d'�viter les piq�res des abeilles, qui d�fendraient leur miel avec un acharnement furieux.

Tout le long du chemin, le Perpignan s'arr�tait dans les p. 208 villes importantes. A B�ziers, les mariniers embarqu�rent dans le bateau des eaux-de-vie qu'on fabrique dans cette ville. Plus loin on chargea des miels r�colt�s � Narbonne, et renomm�s pour leur go�t aromatique. A Carcassonne on d�barqua de la laine pour les draps, car dans l'antique cit� de Carcassonne, perch�e sur une colline et entour�e d'une ceinture de vieilles tours, il y a de nombreux tisserands qui fabriquent des lainages.

209

La cit� de Carcassonne. —La vieille cit� de Carcassonne est encore � peu pr�s telle qu'elle �tait au moyen �ge. Elle se dresse au sommet d'une colline avec ses hautes murailles, ses tours aux formes les plus vari�es et ses portes fortifi�es.—La nouvelle ville, tr�s r�guli�rement b�tie, s'�tend au pied de la colline, au bord de l'Aude.

Au moment o� on venait de quitter Carcassonne, le ciel, qui avait �t� nuageux jusqu'alors, s'�claircit un matin, et Julien en s'�veillant aper�ut vers le sud une grande cha�ne de montagnes couvertes de neiges. Des pics blancs et de longs glaciers �tincelaient au soleil.

—Oh! dit Julien, on croirait voir encore les Alpes.

—C'est la cha�ne des Pyr�n�es, dit le patron. Tiens, Julien, vois-tu l�-bas ce pic pointu et tout blanc qui d�passe les autres de toute sa hauteur? C'est le Canigou, la plus haute montagne du Roussillon; c'est de ce c�t�-l� que je suis n�, moi. Par l�-bas, � droite, ce sont les montagnes de l'Ari�ge ou du comt� de Foix, riches en mines de fer; puis viennent les Hautes-Pyr�n�es, o� jaillissent un grand nombre de sources d'eaux chaudes que les malades fr�quentent en �t�. C'est dans le d�partement des Hautes-Pyr�n�es que se trouvent aussi les plus beaux sites de ces montagnes, entre autres le cirque de Gavarnie avec sa magnifique cascade et son pont de neige qui ne fond jamais.

209a

La cascade de Gavarnie dans les Pyr�n�es. —Le village de Gavarnie, dans les Hautes-Pyr�n�es, poss�de un des plus beaux sites du monde. C'est un cirque immense ferm� par des montagnes couvertes de neiges, qui se dressent tout d'un coup � pic devant le voyageur. Du haut d'une de ces murailles gigantesques se pr�cipite une cascade haute de 800 m�tres. Tout aupr�s se trouve le pont de neige.

—Est-ce que vous avez vu cela, patron? dit Julien.

—Oui, mon ami, et m�me je me suis promen� sous le p. 209 pont de glace. Les arcades de neige gel�e en sont si hautes et si larges qu'on peut passer dessous facilement; on a alors sur sa t�te une belle vo�te de neige brillante, orn�e de d�coupures comme celles que les sculpteurs font aux vo�tes des chapelles; en m�me temps on marche de rocher en rocher dans le lit m�me du torrent, qui passe pr�s de vous en grondant et en roulant les cailloux avec fracas.

—Cela doit �tre bien beau � voir, dit Julien; mais que devient-il ensuite, ce torrent-l�, savez-vous, patron?

210

Pont de Saint-Sauveur dans les Pyr�n�es. —Ce pont n'a qu'une seule grande arche. Il est jet� d'une montagne � l'autre, au-dessus d'un ab�me d'une telle profondeur qu'on n'entend pas une pierre tomber quand on l'y jette.

—Ce torrent-l�? Eh bien, mais il continue � courir � travers les montagnes, en se creusant le lit le plus sauvage qui se puisse imaginer. Quand il arrive, apr�s cinq lieues de course, au village de Saint-Sauveur, on le traverse sur un pont superbe de pierre et de p. 210 marbre. C'est un des plus beaux ponts que j'aie vus. Le torrent coule dessous dans un ab�me � plus de 80 m�tres de profondeur; puis il continue sa course d�sordonn�e jusqu'� ce qu'il arrive � la capitale du B�arn, � la ville de Pau, patrie de Henri IV; notre torrent s'appelle alors le Gave de Pau; plus loin enfin il se joint � l'Adour, et, devenu fleuve avec lui � Bayonne, il re�oit les navires et les emm�ne jusqu'� l'Oc�an.

—Voil� une histoire de torrent qui m'a bien amus�, dit Julien. Oh! j'aimerais suivre ainsi le cours d'un torrent depuis la montagne d'o� il sort jusqu'� la mer o� il se jette.

—Et certes, ajouta le patron, tu n'en pourrais suivre de plus pittoresque que ce sauvage Gave de Pau.

Quand on approcha de Toulouse, le temps, tout en s'�claircissant, s'�tait fort refroidi, et le vent soufflait avec force, comme d'ordinaire dans la plaine du Languedoc. Le petit Julien, quoiqu'il commen��t � se servir de sa jambe, ne pouvait encore marcher beaucoup, si bien qu'� rester immobile les journ�es au long, il y avait des moments o� il se sentait glac�. Heureusement le patron l'avait pris en affection, et quand il voyait � l'enfant un air triste, il l'enveloppait dans sa peau de mouton jusqu'au cou et lui faisait prendre un doigt de vin chaud pour le r�chauffer. Gr�ce � ces petits soins, si le voyage ne se faisait pas sans souffrir, il se faisait du moins sans maladie.

LXXXIV.—Toulouse.—Un grand jurisconsulte, Cujas.

�Il suffit de savoir les vingt-quatre lettres de l'alphabet et de vouloir; avec cela, on apprend tout le reste.�

A Toulouse, il fallut se donner bien de la peine, car l'ancienne p. 211 capitale du Languedoc, peupl�e de 130,000 �mes, est une grande ville commer�ante: le Perpignan lui apportait quantit� de marchandises, principalement de beaux bl�s durs d'Afrique, que l'on d�barqua avec l'aide d'Andr� au magnifique moulin du Bazacle , sur la Garonne.

211

Toulouse et le Capitole. —Le capitole �tait un mont de l'ancienne Rome, au sommet duquel un temple �tait b�ti: ce nom a �t� donn� par Toulouse � son superbe h�tel de ville. Toulouse est comme la capitale du sud-ouest de la France; c'est � la fois une ville savante et une ville industrieuse. Elle est l'entrep�t de toutes les marchandises qui se rendent de la M�diterran�e dans l'Oc�an.

—Rappelle-toi, petit Julien, dit Andr�, que la meunerie est une des industries o� la France fait merveille. Ce n'est pas le tout de faire pousser du bl�, vois-tu; il faut savoir en tirer les plus belles farines. Eh bien, les farines de France sont renomm�es pour leur finesse, et Toulouse est dans cette partie du midi le grand centre de la meunerie.

Revenu au bateau, Julien prit son livre et lut la vie d'un des grands hommes de Toulouse.

A Toulouse naquit, au seizi�me si�cle, un enfant nomm� Jacques Cujas, qui montra de bonne heure un ardent d�sir de s'instruire. Son p�re n'�tait qu'un pauvre ouvrier qui travaillait � pr�parer et � fouler la laine, un foulon . Le petit Cujas supplia son p�re, tout en travaillant avec lui, de lui donner un peu d'argent pour acheter des livres. Le p�re finit par lui en donner, et l'enfant, au lieu d'acheter des livres qui eussent pu l'amuser, acheta des grammaires grecques et latines, des ouvrages anciens fort s�rieux, gr�ce auxquels il esp�rait s'instruire. Le jeune Cujas, sans aucun ma�tre, se mit � apprendre le latin et le grec, et il travailla avec tant de courage qu'il sut bient�t ces deux langues si difficiles.

212

Cujas , n� en 1522, mort � Toulouse, en 1590.

A cette �poque, Toulouse �tait comme aujourd'hui une ville savante, et elle avait une grande �cole de droit. La science du droit, enfants, est une belle science: elle enseigne ce qui est permis ou d�fendu dans un pays, ce qui est juste ou injuste envers nos concitoyens.

p. 212 Elle �tudie �galement quelles sont les lois les meilleures et les plus sages qu'un pays puisse se donner, quels sont les moyens de perfectionner la l�gislation et de rendre ainsi les peuples plus heureux.

Le jeune Cujas voulut �tre un grand homme de loi, un grand jurisconsulte . Il �tudia donc le droit sous la direction d'un professeur qui avait �t� frapp� de son intelligence. Bient�t il devint professeur � son tour, et sa r�putation �tait si grande que des jeunes gens venaient de toutes les parties de l'Europe afin d'avoir pour ma�tre Cujas. Plus tard, Cujas professa successivement le droit � Cahors, � Valence, � Avignon, � Paris, � Bourges. Ses �l�ves le suivaient partout, comme une cour suit un prince. On lui offrit d'aller en Italie enseigner le droit; il ne voulut pas quitter sa patrie.

La bont� de Cujas �galait son g�nie: il aidait � chaque instant de sa bourse les �tudiants, qui avaient pour lui non moins d'affection que de respect.

Les travaux de Cujas ont �t� fort utiles aux progr�s de la science du droit en France, et � celui des bonnes lois. Encore aujourd'hui on �tudie avec admiration ses savants ouvrages. On lui a �lev� une statue � Toulouse sur une des places de la ville, devant le palais du tribunal o� se rend la justice.

LXXXV.—Andr� et Julien retrouvent � Bordeaux leur oncle Frantz.

On retrouve une force nouvelle en revoyant les siens.

Le Perpignan , au-dessus de Toulouse, quitta le canal du Midi et entra dans la Garonne, ce beau fleuve qui descend des Pyr�n�es pour aller se jeter dans l'Oc�an au del� de Bordeaux. Le courant rapide du fleuve entra�nait le bateau, ce qui fit qu'il n'y eut plus besoin de manier la perche � grand effort ou de se faire tra�ner � l'aide d'un c�ble par les chevaux, d'�cluse en �cluse. Les mariniers et Andr� eurent donc plus de loisir pour regarder le riche pays de Guyenne et Gascogne, o� ils ne tard�rent pas � entrer.

La jambe de Julien �tait presque gu�rie. A mesure qu'elle allait mieux, la ga�t� de l'enfant lui revenait, et aussi le besoin de sauter et de courir. A la pens�e qu'on arriverait bient�t � Bordeaux, il ne se tenait pas de plaisir.—Pourvu que notre oncle Frantz soit gu�ri aussi! pensait-il.

213

Guyenne, Gascogne et B�arn. —La Guyenne et Gascogne est la plus grande province de France, et, si on excepte le d�partement des Landes, c'est une des plus riches. Bordeaux, Lesparre, Libourne font un grand commerce de vins; Mont-de-Marsan est une charmante petite ville au milieu des pins; P�rigueux (25,000 hab.) et Bergerac font le commerce des truffes, des vins et des bestiaux; Agen (20,000 hab.), ville commer�ante, est renomm�e pour ses pruneaux; Auch a une belle cath�drale; � Tarbes (20,000 hab.)se trouve un grand arsenal; Cahors a des vins estim�s; Montauban (26,000 hab.) tisse la soie; Rodez, la laine.—Le B�arn poss�de la belle ville de Pau (30,000 hab.), o� les malades viennent passer l'hiver, et le port de Bayonne.

p. 213 Enfin, au bout de quelques jours, la Garonne alla s'�largissant de plus en plus entre ses coteaux couverts des premiers vignobles du monde. En m�me temps on apercevait un plus grand nombre de bateaux. Bient�t m�me, au loin, on vit sur le fleuve toute une for�t de m�ts.

213a

Le pont de Bordeaux. —Bordeaux est une tr�s belle ville, magnifiquement b�tie, de 200,000 hab. Elle se d�ploie sur la rive gauche de la Garonne, dans une longueur de plus de quatre kilom�tres. A ses pieds le large fleuve forme un port o� 1,000 navires d'un fort tonnage peuvent trouver un abri. Parmi les principaux monuments on compte le pont de pierre construit au commencement de ce si�cle et long d'un demi-kilom�tre.

—Andr�, disait Julien en frappant dans ses mains, vois donc; nous arrivons, quel bonheur!

On apercevait en effet Bordeaux avec ses belles maisons et son magnifique pont de 486 m�tres jet� sur le fleuve.

Chacun, sur le Perpignan , �tait plus attentif que jamais � la manœuvre, afin qu'il n'arriv�t pas d'accident. Bient�t le p. 214 Perpignan acheva son entr�e et prit sa place au bord du quai anim�, o� des marins et des hommes de peine allaient et venaient charg�s de marchandises.

Une planche fut jet�e pour aller du bateau au quai, et l'on mit pied � terre.

Le patron, qui avait l'œil vif, avait remarqu� un homme assis � l'�cart sur un tas de planches et qui, p�le et fatigu� comme un convalescent, semblait consid�rer avec attention le mouvement d'arriv�e du bateau. Le patron frappa sur l'�paule d'Andr�:—Regarde, dit-il, je parie que voil� ton oncle, auquel tu as �crit l'autre jour.

Andr� regarda et le cœur lui battit d'�motion, car cet inconnu ressemblait tellement � son cher p�re qu'il n'y avait pas moyen de se tromper.—Julien, dit-il, viens vite.

Et les enfants, se tenant par la main, coururent vers l'�tranger.

Julien, de loin, tendait ses petits bras; frapp�, lui aussi, par la ressemblance de son oncle avec son p�re, il souriait et soupirait tout ensemble, disant:—C'est lui, bien s�r, c'est notre oncle Frantz, le fr�re de notre p�re.

En voyant ces deux enfants descendus du Perpignan et qui couraient vers lui, l'oncle Frantz � son tour pensa vite � ses jeunes neveux. Il leur ouvrit les bras:—Mes pauvres enfants, leur dit-il en les embrassant l'un et l'autre, comment m'avez-vous devin� au milieu de cette foule?

—Oh! dit Julien avec sa petite voix qui tremblait d'�motion, vous lui ressemblez tant! J'ai cru que c'�tait lui!

L'oncle de nouveau embrassa ses neveux, et tout bas:—Je ne lui ressemblerai pas seulement par le visage, dit-il; enfants, j'aurai son cœur pour vous aimer.

—Mon Dieu, murmur�rent int�rieurement les deux orphelins, vous nous avez donc exauc�s, vous nous avez rendu une famille!

LXXXVI.—Les sages paroles de l'oncle Frantz: le respect d� � la loi.—Un nouveau voyage.

Il faut se soumettre � la loi, m�me quand elle nous para�t dure et p�nible.

L'oncle Frantz �tait sorti de l'h�pital depuis huit jours. Il avait lou� sur un quai de Bordeaux une petite chambre. Dans p. 215 cette chambre il y avait un second lit tout pr�t pour l'arriv�e des deux orphelins.

Quoique Frantz e�t �t� gravement malade, il reprenait ses forces assez vite. C'�tait un robuste Lorrain, de grande taille et de constitution vigoureuse.—Dans huit jours, dit-il aux enfants, je serai de force � travailler.

—Attendez-en quinze, mon oncle, dit Andr�; cela vaudra mieux.

215

La place des Quinconces a Bordeaux. —C'est l'une des plus belles de France. De l� on d�couvre le port de Bordeaux avec la for�t des m�ts, les larges chemin�es des paquebots, les machines appel�es grues qui servent � charger ou d�charger les marchandises et qui s'�l�vent en l'air comme de grands bras. A l'extr�mit� de la place se dressent de hautes colonnes au sommet desquelles, la nuit, s'allument des feux.

Apr�s les chagrins que Frantz Volden venait d'�prouver, il se sentit tout heureux d'avoir aupr�s de lui ces deux enfants. La sagesse et le courage d'Andr� l'�merveillaient et le r�confortaient, la vivacit� et la tendresse de Julien le mettaient en joie. L'enfant depuis bien longtemps n'avait �t� aussi gai. Quand il marchait dans les rues de Bordeaux ou sur la grande place des Quinconces, tenant son oncle par la main, il se dressait de toute sa petite taille, il regardait les autres enfants avec une sorte de fiert� na�ve, pensant en lui-m�me:—Et moi aussi j'ai un oncle, un second p�re, j'ai une famille! Et nous allons travailler tous � pr�sent pour gagner une maison � nous.

—Enfants, dit un matin l'oncle Frantz, voici mon avis sur notre situation. Nous avons beau �tre sur le sol de la France, cela ne suffit pas aux Alsaciens-Lorrains pour �tre regard�s comme Fran�ais; il leur faut encore remplir les formalit�s exig�es par la loi dans le trait� de paix avec l'Allemagne. Donc nous avons tous les trois � r�gler nos affaires en Alsace-Lorraine. p. 216 La loi nous accorde encore pour cela neuf mois. Une fois en r�gle de ce c�t�, une fois notre titre de Fran�ais reconnu, nous songerons au reste.

—Oui, oui, mon oncle, s'�cri�rent Andr� et Julien d'une m�me voix, c'est ce que voulait notre p�re, c'est aussi ce que nous pensons.

—D'ailleurs, ajouta Andr�, notre p�re nous a appris qu'avant toutes choses il faut se soumettre � la loi.

—Il avait raison, mes enfants; m�me quand la loi est dure et p�nible, c'est toujours la loi, et il faut l'observer. Seulement l'Alsace-Lorraine est loin et nos �conomies bien minces, car les six mille francs que j'avais plac�s sont perdus sans retour: c'�tait le fruit de vingt ann�es de travail et de privations, et tout est � recommencer maintenant. T�chons donc de faire notre voyage sans rien d�penser, mais au contraire en gagnant quelque chose, comme vous l'avez fait vous-m�mes depuis quatre mois. Vous savez que par m�tier je suis charpentier de navire. Eh bien, il y a au port de Bordeaux un vieil ami � moi, le pilote Guillaume, dont le vaisseau va partir bient�t pour Calais. Il m'a promis de prier le capitaine du navire de m'employer � son bord.

—Moi-m�me, dit Andr�, j'y pourrai gagner quelque chose.

—Et moi? demanda Julien.

—Nous d�battrons par march� ton passage, et nous nous embarquerons tous les trois. C'est un de ces navires de grand cabotage nombreux � Bordeaux, qui ont l'habitude d'aller, en suivant les c�tes, de Bordeaux jusqu'� Calais. Nous serons l�-bas dans quelques semaines et avec un peu d'argent de gagn�. Nous reprendrons de l'ouvrage sur les bateaux d'eau douce qui naviguent sans cesse de Calais en Lorraine, et nous arriverons ainsi sans qu'il nous en ait rien co�t�.

—Nous allons donc voir encore la mer! dit Julien.

—Oui, et une mer bien plus grande, bien plus terrible que la M�diterran�e: l'Oc�an. Mais ce qui me contrarie le plus, Julien, c'est que tu vas encore te trouver � manquer l'�cole pendant plusieurs mois.

—Oh! mais, mon oncle, soyez tranquille: je travaillerai � bord du navire comme si j'�tais en classe. Andr� me dira quels devoirs faire, et je les ferai. De cette fa�on, quand nous serons enfin bien �tablis quelque part et que je retournerai p. 217 dans une �cole, je ne serai pas le dernier de la classe, allez!

—A la bonne heure! dit l'oncle Frantz. Le temps de la jeunesse est celui de l'�tude, mon Julien, et un enfant studieux se pr�pare un avenir honorable.

LXXXVII.—Grands hommes de la Gascogne: Montesquieu, F�nelon, Daumesnil et saint Vincent de Paul.

Il y a quelque chose de sup�rieur encore au g�nie, c'est la bont�.

Julien, en attendant le d�part du navire qui devait l'emmener sur l'Oc�an, s'empressa de mettre � ex�cution la promesse qu'il avait faite � son oncle de travailler avec ardeur.

Il s'installa avec son carton d'�colier et son encrier en corne dans un coin de la chambre, et, d'apr�s les conseils de son oncle qui lui recommandait toujours l'ordre et la m�thode, il fit un plan sur la meilleure mani�re d'employer chaque journ�e. Il y avait l'heure de la lecture, celle des devoirs, celle des le�ons et aussi celle du jeu.

L'heure de la lecture venue, Julien ouvrit son livre sur les grands hommes et se mit � lire tout en faisant ses r�flexions; car il savait qu'on ne doit par lire machinalement, mais en cherchant � se rendre compte de tout et � s'instruire par sa lecture.

I. Quoique Bordeaux soit une ville commer�ante avant tout, elle n'en a pas moins le go�t des lettres, et c'est pr�s de Bordeaux qu'est n� un des plus grands �crivains de la France, Montesquieu .

—Tiens, dit Julien, j'ai vu la rue Montesquieu � Bordeaux; c'�tait bien s�r en l'honneur de ce grand homme. Il m'a l'air d'�tre un savant, voyons cela.

Et Julien lut ce qui suit:

217

Montesquieu , n� en 1689, mort pr�s de Bordeaux en 1755.

Montesquieu �tait d'une famille de magistrats et, jeune encore, il entra lui-m�me dans la magistrature. On appelle magistrats les hommes charg�s de faire respecter la loi: ainsi, les juges devant lesquels on am�ne p. 218 les criminels sont des magistrats, les pr�sidents des tribunaux et des cours de justice sont aussi des magistrats.

Les fonctions de Montesquieu ne l'emp�ch�rent point de consacrer tous ses loisirs � l'�tude; lui, qui par profession s'occupait de la loi, s'appliqua � �tudier les lois des diff�rents peuples pour les comparer et chercher les meilleures. Il a �crit l�-dessus de beaux livres, qui comptent parmi les chefs-d'œuvre de notre langue. Les immenses travaux qu'il eut � faire pour �crire son principal ouvrage, l' Esprit des lois , alt�r�rent sa sant�. Il mourut en 1755. Admir� de toute l'Europe, il fut regrett� jusque dans les pays �trangers.

Montesquieu avait le plus noble caract�re: il �tait bon, indulgent, bienfaisant sans orgueil, compatissant aux maux d'autrui. �Je n'ai jamais vu couler de larmes, disait-il, sans en �tre attendri.� L'amour de l'humanit� �tait chez lui une v�ritable passion.

Montesquieu est le premier �crivain fran�ais qui ait protest� �loquemment contre l'injustice de l'esclavage, �tabli alors dans toutes les colonies. Si cette institution honteuse a aujourd'hui presque disparu des pays civilis�s, c'est en partie gr�ce � Montesquieu et � ceux qui, persuad�s par ses �crits, ont condamn� cette barbarie � l'�gard des noirs.

—Oh! dit Julien, je me rappelle que c'est la France qui a la premi�re aboli l'esclavage dans ses colonies, et j'en suis bien fier pour la France. Mais lisons l'autre histoire; c'est celle d'un g�n�ral, � ce que je vois.

II. P�rigueux, jolie ville de 23,000 �mes, sur l'Isle, a vu na�tre Daumesnil . Les soldats qui combattaient avec lui l'avaient nomm� le brave . A Wagram, il eut la jambe emport�e par un boulet. Devenu colonel, puis g�n�ral, il fut nomm� gouverneur de Vincennes, un des forts qui d�fendent les approches de Paris. Le peuple l'appelait Jambe de Bois .

218

Chateau-fort de Vincennes , pr�s de Paris. Il fut construit par Philippe-Auguste. Louis IX y venait souvent et rendait la justice aux portes du ch�teau, sous un ch�ne qu'on a montr� longtemps. Plus tard, le ch�teau fut transform� en prison; maintenant c'est un des grands forts qui d�fendent Paris.—A Vincennes, se trouve une importante ferme-mod�le, o� les �l�ves de l'Institut agronomique de Paris viennent �tudier l'agriculture pratique.

En 1814, les arm�es �trang�res qui avaient envahi la France entour�rent Vincennes et envoy�rent demander � Daumesnil de p. 219 rendre sa forteresse.—�Rendez-moi d'abord ma jambe, r�pondit-il.� Et comme l'un des envoy�s, irrita de cette saillie, lui r�pliquait: �Nous vous ferons sauter,� Daumesnil, lui montrant simplement un magasin o� �taient amass�s 1800 milliers de poudre: �S'il le faut, r�pondit-il, je commencerai et nous sauterons ensemble.� Les envoy�s se retir�rent, peu rassur�s, et le fort ne put �tre pris.

219

Le polygone de Vincennes. —On appelle polygone le lieu ou les artilleurs s'exercent � construire des batteries, � manœuvrer et � tirer les canons. Au milieu d'un vaste terrain vide se trouve une butte en terre qui sert de point de mire aux boulets. Les artilleurs sont � une grande distance de cette butte, et, d'apr�s des calculs ex�cut�s sur un carnet, ils tournent la gueule du canon dans la direction voulue et lancent le boulet.

L'ann�e suivante, les ennemis envahirent de nouveau la France et revinrent mettre le si�ge devant le fort de Vincennes. De nouveau, ils d�put�rent des envoy�s vers Daumesnil; mais comme la violence et les menaces n'avaient point r�ussi l'ann�e pr�c�dente aupr�s du g�n�ral, on essaya de le corrompre par de l'argent. Il �tait pauvre, on lui offrit un million pour qu'il rendit la place de Vincennes. Daumesnil r�pondit avec m�pris � l'envoy� qui lui avait remis une lettre secr�te du g�n�ral prussien:

—Allez dire � votre g�n�ral que je garde � la fois sa lettre et la place de Vincennes: la place, pour la conserver � mon pays, qui me l'a confi�e; la lettre, pour la donner en dot � mes enfants: ils aimeront mieux cette preuve de mon honneur qu'un million gagn� par trahison. Vous pouvez ajouter que, malgr� ma jambe de bois et mes vingt-trois blessures, je me sens encore plus de force qu'il n'en faut pour d�fendre la citadelle, ou pour faire sauter avec elle votre g�n�ral et son arm�e.

Ainsi Vincennes demeura imprenable gr�ce � ce g�n�ral qui, comme on l'a dit, �ne voulut jamais ni se rendre ni se vendre.�

—Bravo! s'�cria fi�rement le petit Julien, voil� un homme comme je les aime, moi. Plaise � Dieu qu'il en naisse beaucoup en France comme celui-l�! Vive la ville de P�rigueux, qui a produit un si honn�te g�n�ral.

Et apr�s avoir regard� de nouveau le fort de Vincennes, pour faire en lui-m�me des comparaisons entre cette forteresse et les autres qu'il connaissait, Julien tourna la page et passa � l'histoire suivante:

p. 220 III. F�nelon , dont la statue s'�l�ve � P�rigueux, est, avec Bossuet, le plus illustre des pr�lats fran�ais et en m�me temps un de nos plus grands �crivains. Il fut archev�que de Cambrai et pr�cepteur du petit-fils de Louis XIV.

220

F�nelon , n� au chateau de F�nelon, (P�rigord) en 1651, mort � Cambrai en 1715. Il fit ses �tudes � l'Universit� de Cahors, puis � Paris. Ses ouvrages les plus connus des enfants sont T�l�maque et les Fables .

La ville de Cambrai a gard� le souvenir de sa bont� et de sa bienfaisance. En l'ann�e 1709, au moment o� la guerre d�solait la France attaqu�e de tous les c�t�s � la fois, nos soldats �taient dans les environs de Cambrai, mal v�tus et sans pain, car les horreurs de la famine �taient venues s'ajouter � celles de la guerre. F�nelon fit, pour soulager notre arm�e, tout ce qu'il �tait possible de faire, ordonnant aux paysans de venir apporter leurs bl�s et donnant lui-m�me g�n�reusement tout le bl� qu'il poss�dait.

—Oh! le grand cœur, s'�cria Julien. J'aime beaucoup F�nelon, et je suis content qu'on lui ait �lev� une statue.

220a

R�siniers des Landes. —Le pin est un arbre tr�s pr�cieux et qui devrait �tre plus r�pandu, car il cro�t sur les terrains les plus pauvres; il assainit et fertilise le sol: de plus il est d'un bon rapport (50 fr. en moyenne par hectare). Outre son bois, on tire chaque ann�e du pin la r�sine. Pour cela, des ouvriers font une entaille au-dessous de laquelle ils placent un petit pot; la r�sine sort goutte � goutte et remplit ce pot, qu'il suffit de revenir chercher au bout de plusieurs mois. On devrait par un sage calcul d'hygi�ne et d'agriculture couvrir de pins une foule de pays incultes, qui, pauvres aujourd'hui, seraient bient�t enrichis et assainis par cette plantation.

221

Un berger des Landes. —On appelle �chasses deux perches ou b�tons munis d'une esp�re d'�trier ou fourchon qui soutient le pied. Elles sont serr�es aux jambes par des courroies. Les �chasses ne sont pas seulement un jouet d'enfant, les p�tres des Landes et du bas Poitou s'en servent pour marcher dans les marais et dans les sables.

IV. Le d�partement des Landes, voisin de la Gironde, est loin de lui ressembler. C'est l'un des moins fertiles et des moins peupl�s de la France, l'un de ceux o� l'industrie des habitants a le plus besoin de suppl�er � la pauvret� du sol. Il est couvert de bruy�res et de mar�cages, et, en bien des endroits, ne nourrit que de maigres troupeaux de moutons. Pendant longtemps on crut que rien ne pourrait venir dans ce terrain p. 221 st�rile, mais on a fini par reconna�tre qu'un arbre peut y cro�tre et le fertiliser: le pin, qui en couvre maintenant une grande partie et dont on r�colte la r�sine.

C'est dans ce pays, plus pauvre encore autrefois, que naquit, d'une humble famille, un enfant qui est devenu par sa charit� une des gloires de la France. Saint Vincent de Paul est n� � Dax. Tout enfant, il gardait les troupeaux. �lev� au milieu de la pauvret� et de la mis�re, il en �prouva plus vivement le d�sir de la soulager. Il consacra sa vie enti�re � secourir les infortun�s. C'est lui qui a �tabli en France les hospices pour les enfants abandonn�s.

—Oh! je le connaissais d�j�, ce saint-l�, dit Julien, et je l'aime depuis longtemps. Je sais qu'il obtint des richesses et d�pensa en un hiver trois millions pour nourrir la Lorraine qui mourait de faim. Mais j'avais oubli� o� il �tait n�, et je suis bien aise de le savoir.

En m�me temps, Julien regarda dans son livre une image qui repr�sentait un p�tre des Landes suivant les troupeaux sur des �chasses; car il y a de nombreux mar�cages dans les Landes, et on se sert d'�chasses pour ne pas enfoncer dans la vase. Cette image amusa beaucoup Julien.

—Peut-�tre bien, se disait-il, que saint Vincent de Paul, quand il �tait petit, gardait comme cela ses troupeaux mont� sur des �chasses. Je suis s�r � pr�sent de ne plus oublier o� est n� le bon saint Vincent de Paul.

LXXXVIII.—Lettre de Jean-Joseph. R�ponse de Julien.—L'Oc�an, les vagues, les mar�es, les temp�tes.

Par les lettres, nous pouvons converser les uns avec les autres malgr� la distance qui nous s�pare.

La veille du jour o� le navire devait partir, Andr� re�ut une lettre � laquelle il ne s'attendait gu�re. Il regarda avec surprise tous les timbres dont la poste l'avait recouverte: p. 222 Clermont � Marseille, Marseille � Cette, Cette � Bordeaux. Elle �tait all�e � la recherche des enfants dans les principales villes o� ils avaient pass�.

—Que de peine la poste a d� se donner, dit Julien, pour que ce petit carr� de papier nous arrive! je n'aurais jamais cru que la poste pr�t tant de soin!

Andr� ouvrit la lettre. Elle avait �t� �crite par le brave petit Jean-Joseph. Ayant re�u quelques sous pour la f�te de No�l, il les avait employ�s � acheter un timbre-poste et du papier; puis, de sa plus belle �criture, il avait �crit � Andr� et � Julien pour leur souhaiter la bonne ann�e, pour leur dire qu'il ne les oubliait pas, qu'il ne les oublierait jamais, que toujours il se rappellerait qu'il leur devait la vie.

Andr� et Julien furent bien �mus en lisant la petite lettre de Jean-Joseph; cette preuve de la reconnaissance du pauvre enfant d'Auvergne les avait touch�s jusqu'aux larmes.

—Julien, dit Andr�, toi qui as le temps, il faudra, quand nous serons � bord du navire, r�pondre une longue lettre � Jean-Joseph: cela lui fera plaisir.

—Oui, je lui raconterai notre voyage, cela l'amusera beaucoup, et j'�crirai bien fin, pour pouvoir en dire bien long. Oh! que c'est donc agr�able de savoir �crire, Andr�! Quand on est bien loin de ses amis, quel plaisir cela fait de recevoir des nouvelles d'eux et de pouvoir leur en donner!

R�ponse de Julien � Jean-Joseph.

Lundi matin.

Mon cher Jean-Joseph,

Andr� et moi nous avons �t� bien contents, oh! bien contents, quand nous avons re�u votre lettre, et nous vous souhaitons nous aussi la bonne ann�e, mon cher Jean-Joseph, et qu'il ne vous arrive que du bonheur.

Mais savez-vous o� nous l'avons lue, votre petite lettre du jour de l'an? C'est � Bordeaux. Et savez-vous o� je vous �cris celle-ci, moi? Non, jamais, jamais vous ne devineriez cela, Jean-Joseph. Alors je vais vous le dire. C'est au beau milieu de l'Oc�an, sur le pont du navire le Poitou , qui est un grand vaisseau � voile. On l'appelle le Poitou parce que le capitaine auquel il appartient est de Poitiers.

Mais vous n'avez jamais vu la mer, Jean-Joseph, ni les p. 223 navires non plus. Alors, il faut que je vous explique cela. Imaginez-vous que l'Oc�an me para�t grand comme le ciel. Partout autour de moi, devant, derri�re, je ne vois que de l'eau. Le ciel a l'air de toucher � la mer de tous les c�t�s, et notre navire avance au milieu comme une petite hirondelle, bien petite, qui para�t un point dans l'air.

Pourtant il est tr�s grand tout de m�me le Poitou , et on est bien install� dessus. On est m�me bien mieux que dans un autre bateau o� j'ai navigu� d�j� sur la M�diterran�e.

La M�diterran�e est aussi une grande mer, mais elle est bien loin de ressembler � l'Oc�an. Elle n'a point de mar�es, point de flux et de reflux, comme disent les matelots, tandis que l'Oc�an a des mar�es tr�s hautes. J'�tais bien en peine de ce que cela signifiait, la mar�e; mais j'en ai vu une au port de la Rochelle, o� notre navire s'est arr�t� un jour, et je vais vous dire ce que c'est.

223

La mar�e basse et la mar�e haute. —Le lieu repr�sent� par la gravure est le mont Saint-Michel, pr�s de Granville. C'est un rocher isol� sur les c�tes de Normandie; � mar�e haute, il est entour� par les flots, � mar�e basse, les flots l'abandonnent et on peut s'y rendre � pied ou en voiture.

224

Le Poitou, l'Aunis, et la Saintonge ont des c�tes sur l'Oc�an, avec le port commer�ant de la Rochelle (20,000 h.) et le port militaire de Rochefort (30,000 h.). La ville principale de ces provinces est Poitiers (31,000 hab.), cit� savante et industrieuse. On remarque aussi Angoul�me (28,000 hab.), centre de la fabrication du papier, Niort (21,000 hab.), la Roche-sur-Yon, Ch�tellerault avec une fabrique renomm�e de couteaux et d'armes blanches, Saintes et Cognac qui font un grand commerce d'eaux-de-vie.

Vous saurez d'abord, Jean-Joseph, que l'eau de toutes les mers remue toujours; elle n'est jamais tranquille une seule minute, elle danse � droite, � gauche, en haut, en bas, la nuit comme le jour. Seulement la M�diterran�e saute sans avancer sur le rivage et reste toujours au m�me endroit, comme p. 224 l'eau d'une rivi�re ou d'une mare. L'eau de l'Oc�an, au contraire, avance, avance pendant six heures sur la terre comme une inondation: alors il y a de grands terrains tout couverts d'eau; puis apr�s, elle redescend pendant six autres heures, et on peut marcher � pied sec l� o� elle �tait, comme j'ai fait � la Rochelle. Seulement on n'y peut rien laisser, vous pensez bien, ni rien b�tir; car elle revient ensuite pendant six autres heures et elle emporterait tout; et c'est comme cela, toujours, toujours, depuis que le monde est monde. Il para�t que c'est la lune qui attire ainsi et soul�ve l'eau de l'Oc�an. Je vous dirai, Jean-Joseph, que c'est tout � fait amusant, quand on est sur le bord de la mer, de jouer � courir au devant des vagues. On a beau se d�p�cher, voil� que quelquefois les vagues courent plus vite que vous, et on en re�oit de bonnes giboul�es dans les jambes; et on rit, parce qu'on a eu peur tout de m�me.

Mais je suis s�r, Jean-Joseph, qu'en lisant ma lettre vous vous dites:—Est-il heureux, ce Julien-l�, de voyager ainsi et de voir tant de belles choses, tandis que moi je fais tout bonnement des paniers le soir � la veill�e, apr�s avoir gard� les b�tes aux champs tout le jour! Ah! Jean-Joseph, ne vous pressez pas tant de parler. Quand vous saurez nos aventures, vous verrez qu'il y a bien des ennuis partout, allez.

p. 225 D'abord, les premiers jours qu'on �tait sur le navire, il y avait de grosses vagues, si grosses que cela nous ballottait comme les feuilles sur un arbre quand le vent souffle. On ne pouvait pas marcher sur le plancher du navire sans risquer de tomber. Il fallait donc rester toujours assis comme si on �tait en p�nitence, et puis � table, quand on voulait boire, le vin vous tombait tout d'un coup dans le col de votre chemise, au lieu de vous tomber dans la gorge. Et alors, petit � petit, � force d'�tre toujours secou� comme cela, on finissait par avoir envie de vomir. Les marins riaient:—Bah! disaient-ils, ce n'est rien, petit Julien, c'est le mal de mer, cela passera.

H�las! Jean-Joseph, cela ne passait pas vite du tout; on ne pouvait plus ni boire ni manger, on ne faisait rien que de vomir. Mon Dieu! j'aurais bien voulu, je vous assure, �tre alors avec vous � tisser des paniers le soir, tout uniment, au coin du feu.

Enfin, tout de m�me, � la longue cela s'en est all�; ce coquin de mal de mer est pass�, et je me suis remis � travailler dans un petit coin du navire, comme si j'�tais � l'�cole.

LXXXIX.—Suite de la lettre de Julien.

Jeudi matin.

Ne voil�-t-il pas une autre affaire, Jean-Joseph! Une temp�te qui nous assaille. Une temp�te m�chante comme tout. C'�tait un vent comme vous n'en avez jamais vu, bien s�r; et tant mieux pour vous, Jean-Joseph, de ne pas conna�tre cela.

Les vagues se heurtaient les unes aux autres, hautes comme des montagnes, et avec un bruit pareil � celui du canon. Par moment, elles emportaient le navire, et nous avec, tout en l'air; et puis apr�s, elles nous rejetaient tout en bas, comme pour nous mettre en pi�ces. Elles passaient sans cesse par-dessus le pont, et les matelots, qui sont des hommes bien braves, allez, Jean-Joseph, les matelots avaient des figures sombres comme des gens qui auraient peur de mourir; mais peur en eux-m�mes, sans en dire un mot aux autres. Jugez si le cœur me battait, � moi. Je ne cessais de prier le bon Dieu de nous secourir. Je pensais � toute sorte de choses d'autrefois qui me rendaient plus triste encore. Je me souvenais p. 226 des belles prairies de l'Auvergne, o� on marchait tranquillement sans avoir peur d'�tre englouti; et j'aurais bien aim� entendre les mugissements de vos grandes vaches rouges, au lieu des grondements terribles de l'Oc�an qui nous secouait.

Tout d'un coup, Jean-Joseph, voil� un bruit effroyable qui se fait entendre. J'en ai ferm� les yeux d'�pouvante; je pensais: c'est fini, bien s�r, le navire est en morceaux.

—Rassure-toi, mon Julien, m'a dit alors Andr�: c'est le grand m�t qui s'est rompu; mais nous en avons un de rechange. Notre oncle Frantz sait son m�tier de charpentier: il r�parera cette avarie.

Mais malgr� tout j'avais peur encore. Enfin, pour en finir, Jean-Joseph, vous saurez que la temp�te a dur� de cette mani�re un jour tout entier. Le soir, elle s'est calm�e:—Dors sans inqui�tude, petit Julien, m'a dit mon oncle.

Comme en effet je n'entendais plus le vent siffler et la mer gronder, je me suis mis � remercier Dieu de tout mon cœur et � m'endormir bien content.

C'�tait hier, tout cela, Jean-Joseph; et aujourd'hui, pendant que j'en avais la m�moire fra�che, je vous ai tout racont�.

Maintenant, quand vous penserez � nous, Jean-Joseph, priez le bon Dieu pour que ces vilaines temp�tes ne reviennent pas; car il para�t que c'est le moment de l'ann�e o� il y en a beaucoup. Nous avons encore bien des jours � passer sur le navire le Poitou , et il y a des endroits tr�s mauvais o� on va aller, les c�tes de la Bretagne par exemple, et aussi les falaises de Normandie; ces c�tes-l�, c'est tout plein de r�cifs, m'ont dit les matelots. Les r�cifs, voyez-vous, ce sont des rochers sous l'eau; il y en a de pointus qui d�foncent les navires quand le grand vent les pousse dessus. Bref, Jean-Joseph, tout cela est un peu triste. Mais que voulez-vous? il n'arrive que ce que Dieu permet, et alors, � la volont� de Dieu. Cela fait que personne ne se d�sole; tout le monde rit et travaille d'un bon courage ici, moi comme les autres.

Allons, si je continue, ma lettre n'aura pas de fin. Je vous embrasse donc bien vite, mon cher Jean-Joseph, et je prie Dieu pour que nous nous revoyions un jour.

Votre ami, Julien .

XC.—Nantes.—Conversation avec le pilote Guillaume: les diff�rentes mers, leurs couleurs; les plantes et les fleurs de la mer.—R�colte faite par Julien dans les rochers de Brest.

La science d�couvre des merveilles partout, jusqu'au fond de la mer.

Un jour que le petit Julien s'�tait attard� tout un apr�s-midi dans la cabine � faire ses devoirs, il fut bien �tonn� en revenant sur le pont de ne plus apercevoir la mer, mais un beau fleuve bord� de verdoyantes prairies et sem� d'�les nombreuses. Le navire remontait le fleuve, d'autres navires le descendaient, allaient et venaient en tous sens.

—Oh! Andr�, dit Julien, on croirait revenir � Bordeaux.

—Nous approchons de Nantes, dit Andr�; tu sais bien que Nantes est comme Bordeaux un port construit sur un fleuve, sur la Loire.

227

Une raffinerie de sucre a Nantes. —Le sucre se fait, comme on sait, avec le jus de la canne � sucre ou celui de la betterave, qu'on fait bouillir dans une chaudi�re. Le sucre, clarifi� et raffin� dans le grand appareil repr�sent� � gauche, tombe bouillant dans des r�servoirs. On le verse ensuite dans des moules et on l'y laisse refroidir. Ainsi se forment ces pains de sucre que l'ouvrier de droite tire des moules.

Le navire en effet, apr�s plusieurs heures et plusieurs �tapes, arriva devant les beaux quais de Nantes. Julien fut enchant� de se d�gourdir les jambes en marchant sur la terre ferme. Il alla avec Andr� faire des commissions dans cette grande ville, qui est la plus consid�rable de la Bretagne et une de nos principales places de commerce.

Mais le s�jour fut de courte dur�e. On chargea rapidement sur le navire des pains de sucre venant des importantes raffineries de la ville, des bo�tes de sardines et de l�gumes fabriqu�es aussi � Nantes, et des vins blancs d'Angers et de Saumur. Puis on redescendit le fleuve. On repassa devant l'�le d'Indret, o� fument sans cesse les chemin�es d'une grande usine analogue � celle du Creuzot. On revit � l'embouchure de la Loire les ports commer�ants de Saint-Nazaire et de Paimbœuf, o� s'arr�tent les plus gros navires de l'Am�rique et de l'Inde. Enfin on se retrouva en pleine mer.

p. 228 Le Poitou �tait pour Julien un petit monde, qu'il aimait � parcourir depuis le pont jusqu'� la cale. Chemin faisant il observait les moindres objets et se faisait dire d'o� ils venaient, o� ils allaient.

Il y avait surtout � bord quelqu'un que Julien interrogeait volontiers: c'�tait Guillaume le pilote, qui �tait presque toute la journ�e � son gouvernail, dirigeant avec habilet� le navire le long de cette c�te de France bien connue de lui.

Le p�re Guillaume �tait un vieil ami de Frantz, car ils avaient navigu� ensemble bien des fois; le p�re Guillaume aimait les enfants, et Julien fut tout de suite de ses amis. Chaque jour ils faisaient ensemble un bout de conversation. Guillaume avait beaucoup voyag�, il racontait volontiers ce qu'il avait vu dans les pays lointains, et Julien l'aurait �cout� les journ�es au long sans s'ennuyer. Parfois aussi c'�tait Julien qui faisait la lecture � haute voix et Guillaume qui l'�coutait.

—P�re Guillaume, lui dit-il un jour, je n'ai vu que deux mers, la M�diterran�e et l'Oc�an, et elles ne se ressemblent pas; vous qui avez vu bien d'autres mers, dites-moi donc si elles se ressemblent entre elles.

228

Plantes de la mer. —Sous la mer, il existe des montagnes et des vall�es, des vall�es imp�n�trables, de vastes prairies o� viennent brouter les animaux marins. Les principales plantes de la mer sont les algues et les varechs . On y trouve aussi un grand nombre d' animaux-plantes , comme le corail et la m�duse repr�sent�s dans la gravure.

—Petit Julien, vois-tu, les diff�rentes mers sont comme les diff�rents pays: chacune a son aspect. Ainsi la M�diterran�e est bleue, l'Oc�an o� nous voici est verd�tre, la mer de Chine et la mer du Japon ont une teinte jaune, la mer de Californie est ros�e, ce qui fait qu'on l'appelle mer Vermeille.

—P�re Guillaume, qu'est-ce qui fait ces couleurs-l�?

—Tant�t ce sont les rayons lumineux d'un beau ciel, p. 229 comme pour la M�diterran�e que tu as vue, tant�t le sable ou les rochers du fond de la mer, tant�t les algues ou plantes marines qu'elle renferme.

—Comment! est-ce qu'il y a des plantes dans la mer?

—Je crois bien! et de quoi vivraient donc tous les poissons et les animaux que la mer renferme? La mer a ses prairies, petit Julien, et ses fleurs aux couleurs les plus vives, et ses for�ts de lianes, si serr�es et si touffues � certaines places que la navigation est difficile dans ces parages. Quand Christophe Colomb partit pour d�couvrir l'Am�rique et que son vaisseau traversa cette partie de l'Oc�an couverte de lianes, les matelots, qui n'en avaient jamais vu une si grande quantit�, furent effray�s et ne voulaient plus avancer, craignant que le navire ne rest�t pris au pi�ge dans ces plantes marines. Il y en a, vois-tu, qui ont plus de cinq cents m�tres de longueur.

229

L'�cole navale de Brest est destin�e � former des officiers pour la marine de l'�tat. Elle est �tablie dans la rade de Brest. L�, on enseigne aux �l�ves toutes les sciences qui sont n�cessaires � la navigation: ils �tudient les cartes terrestres et marines; ils apprennent � relever � l'aide d'instruments la longitude et la latitude des lieux o� ils se trouvent, et par cons�quent leur position exacte sur le globe. On leur enseigne enfin l'art de manœuvrer et de diriger les vaisseaux.

—Est-ce qu'elles sont belles, les fleurs de la mer?

—Il y en a de tr�s belles, qui refl�tent les couleurs de l'arc-en-ciel comme la queue du paon. D'autres sont roses, d'autres d'un beau rouge ou d'un vert tendre.

—Oh! que j'aimerais � les voir!

—Au port de Brest, o� nous arriverons bient�t, nous monterons en barque, petit Julien, et je te m�nerai en chercher, si j'ai une heure de libre.

—Est-ce possible, p�re Guillaume?

—Eh oui, Julien; nous en trouverons � mar�e basse dans les rochers de la c�te.

p. 230 Julien ne songea plus qu'au moment o� le navire s'arr�terait au port afin d'aller voir les plantes de la mer.

230

Un des coquillages de la mer. —Les coquillages de la mer font partie des animaux appel�s mollusques, dont les plus connus sont l'hu�tre et l'escargot.

Bient�t le Poitou arriva devant la vaste rade de Brest, dont la difficile entr�e est bord�e de rochers et prot�g�e par des forts. Une fois ce passage franchi, c'est la rade la plus s�re du monde. Brest, o� se trouve notre �cole navale, est avec Toulon notre plus grand port militaire, et Julien put voir de pr�s les vaisseaux de guerre immobiles dans le port, les marins de l'�tat avec leurs costumes bleus, leur figure bronz�e, leur d�marche d�cid�e.

Le p�re Guillaume n'oublia pas la promesse qu'il avait faite � Julien. Une apr�s-midi o� le capitaine n'avait plus besoin de lui, il sauta avec l'enfant dans une petite barque. Tous deux all�rent visiter la c�te. Ils descendirent � mar�e basse sur les rochers que la mer recouvre quand elle est haute. Le p�re Guillaume tenait Julien par la main, de peur qu'il ne f�t un faux pas sur les rochers glissants et encore humides. Julien ne cessait de pousser des exclamations devant tout ce qu'il voyait.—Oh! les jolies plantes vertes! on dirait de longs rubans! Et celles-ci, elles sont d�coup�es comme de la dentelle! Et ces coquillages, comme ils sont luisants! Je ferai s�cher ces plantes, et j'en emporterai dans mon carton d'�colier, avec toute sorte de coquillages. Quand j'irai en classe, je les ferai voir � mes camarades, et je leur dirai que j'ai rapport� cela de Brest.

XCI.—Les lumi�res de la mer.—La mer phosphorescente, les aurores bor�ales, les phares.

Autrefois, pendant les temp�tes, les peuplades sauvages allumaient des feux sur le rivage de la mer pour attirer les vaisseaux, les faire p�rir contre les �cueils et se partager leurs d�pouilles. De nos jours, tout le long des c�tes, de grandes lumi�res s'allument aussi chaque soir; mais ce n'est plus pour perdre les navires, c'est pour les guider et les sauver. Les hommes comprennent mieux maintenant qu'ils sont fr�res.

Un soir, pendant que le brave pilote �tait � son gouvernail p. 231 (car le navire avait regagn� la haute mer), Julien s'approcha du p�re Guillaume. C'�tait l'heure du coucher du soleil, et au loin, dans le grand horizon de la mer, on voyait le soleil s'enfoncer lentement dans les flots comme un globe de feu. Les gerbes de flammes dessinaient un immense sillon sur les vagues, et toute la pourpre des cieux � cet endroit se r�fl�chissait dans les eaux.

Julien s'�tait assis, croisant les bras; il regardait le coucher du soleil, qui lui semblait bien beau, et il attendait que son vieil ami f�t dispos� � lui parler des choses de la mer.

—Petit Julien, dit le matelot, qui devinait la pens�e de l'enfant, tu regardes ces flots tout embras�s par le soleil couchant; eh bien, j'ai vu quelque chose de plus beau encore.

—Qu'�tait-ce donc? fit l'enfant avec curiosit�.

—C'�tait ce qu'on appelle la mer phosphorescente.

—C'est donc bien beau, cela, p�re Guillaume?

—Je crois bien! Ce n'est plus comme ce soir un point de l'Oc�an qui s'allume; c'est l'Oc�an tout entier qui ruisselle de feu et brille la nuit comme une �toffe d'argent. Quand avec cela le vent souffle, les lames qui s'�l�vent ressemblent � des torrents de lumi�re.

231

Un des animalcules de la mer qui produisent la phosphorescence des eaux. Cet animal est invisible � l'œil nu; il est repr�sent� ici tel qu'il appara�t � travers le microscope.

—Est-ce que nous allons peut-�tre voir cela?

—Non, mon enfant, c'est tr�s rare dans nos pays. C'est entre les deux tropiques que cela se voit pendant les nuits.

—Qu'est-ce qui fait cela? savez-vous, p�re Guillaume?

—Les savants ont bien cherch�, va, Julien. Enfin, il para�t que ce sont des myriades de petits animaux qui sont eux-m�mes lumineux, comme l'est dans nos pays le ver luisant. Les flots en contiennent en certains temps une si grande quantit� que la mer en para�t comme embras�e.

—Oh! bien, je comprends, p�re Guillaume: s'il y avait assez de vers luisants sur un arbre pour le couvrir, il para�trait le soir comme un grand lustre allum�; je pense que c'est comme cela pour la mer. Mais, tout de m�me, faut-il qu'il y ait p. 232 de ces petits animaux dans la mer pour qu'elle paraisse tout en feu, elle qui est si grande!

232

La mer polaire. —Du c�t� des p�les, la mer est glac�e presque toute l'ann�e et souvent � une tr�s grande profondeur. Parfois les glaces se d�tachent et voyagent sur l'eau, c'est ce qu'on appelle des banquises . Ces banquises offrent l'aspect le plus merveilleux: elles sont dentel�es comme des cath�drales et �tincellent � la lumi�re du jour ou � celle de la lune. Quand ces �normes masses viennent � rencontrer un vaisseau, elles le brisent comme une coque de noix.

—Les plus gros de ces animaux ne sont pas aussi gros qu'une t�te d'�pingle.

—Oh! p�re Guillaume, comme cela m'amuse, tout ce que vous me dites l�! Racontez-moi encore quelque chose.

—Je viens de te parler des mers chaudes, des mers tropicales; eh bien, Julien, les mers polaires, c'est tout autre chose. L�, on ne voit que des glaces sans fin; si le navire a peine � avancer, c'est que des bancs de glace se dressent comme des montagnes flottantes et vous enveloppent sans qu'on puisse bouger. Parfois, sur ces �les de glace, on aper�oit des phoques ou des ours blancs qui se sont trouv�s entra�n�s au milieu de la mer.

—Est-ce que vous avez vu cela, p�re Guillaume?

—Non, mais je l'ai entendu dire � d'autres qui y sont all�s; moi, je n'ai jamais �t� plus haut que Terre-Neuve, o� l'on p�che la morue.

—Pourquoi d'autres vont-ils plus haut, p�re Guillaume, puisque c'est si dangereux?

—Petit Julien, c'est que l'on voudrait trouver un passage libre par le p�le, une mer libre de glaces, et �tudier ce c�t�-l� qu'on ne conna�t pas.

—P�re Guillaume, est-ce qu'au p�le les nuits ne durent pas six mois et les jours six mois? J'ai vu cela dans mon livre de lecture.

p. 233 —C'est tr�s vrai.

—Comme on doit s'ennuyer d'�tre six mois sans y voir!

233

Le phoque , ou veau marin, est un mammif�re qui habite les mers septentrionales de l'Europe. Le corps des phoques est couvert de poils; par devant il ressemble � celui d'un quadrup�de; par derri�re il se termine en pointe comme celui des poissons. Ces animaux sont doux, intelligents et s'attachent facilement � l'homme. Ils viennent souvent sur la c�te pour y dormir et allaiter leurs petits.

—On est �clair� souvent par des aurores bor�ales.

—En avez-vous vu, de ces aurores, p�re Guillaume?

233a

L'aurore bor�ale , ou lumi�re polaire, se montre fr�quemment dans les pays voisins du nord (Sib�rie, Z�lande, Laponie, Norv�ge). C'est, le plus souvent, une sorte d'immense arc enflamm� qui s'�l�ve au dessus de l'horizon. L'aurore bor�ale est produite par l'�lectricit�.

—Oui, j'en ai vu: les plus belles se montrent aux p�les, mais on en voit ailleurs aussi. Ce sont des lueurs rouges qui s'�l�vent dans le ciel comme un incendie, des d�mes de feu, des colonnes de flammes qui changent sans cesse de couleur et de forme, tant�t bleues, tant�t vertes, tant�t �blouissantes de blancheur: ces flammes �clairent de loin tout le pays, p. 234 mille fois mieux que les phares qui s'allument en ce moment le long de la c�te.

La nuit, en effet, �tait venue pendant que Guillaume et Julien parlaient ainsi, et dans le lointain, � travers une brume l�g�re, on voyait la lueur rouge, blanche ou bleue, des phares plac�s sur les pointes les plus avanc�es de la presqu'�le bretonne, qui dessinaient ainsi dans la nuit les contours de la c�te. Tant�t, c'�taient des feux fixes, tant�t, des feux � �clipses qui semblaient s'�teindre et se rallumer tour � tour, et qui, tournant sur eux-m�mes, �clairaient successivement toutes les parties de l'horizon.

—Que tous ces phares sont beaux � voir! disait Julien; c'est une vraie illumination.

—Tout cela est fait pour nous �clairer dans notre route: les phares tiennent compagnie au navigateur et lui indiquent le bon chemin. Tu ne peux te faire une id�e, petit Julien, combien cette c�te de Bretagne �tait dangereuse autrefois. Il y a l� des rochers qui ont mis en pi�ces je ne sais combien de navires: leurs noms font penser � tous les d�sastres qu'ils ont caus�s; dans la Baie des tr�pass�s , par exemple, que de naufrages il y a eu! Lorsque, dans les temp�tes, la mer se brise sur tous ces rochers, elle fait un tel bruit qu'on l'entend sept lieues � la ronde. Il se produit aussi des tourbillons et des gouffres o� tout vaisseau qui entre se trouve englouti, comme le gouffre du diable . Mais maintenant les plus dangereux de ces rochers portent chacun leur phare, et alors, au lieu d'�tre un p�ril pour les marins, ils leur sont une aide et semblent s'avancer eux-m�mes dans la mer pour mieux les guider.

XCII.—Il faut tenir sa parole.—La promesse du p�re Guillaume.—Dignit� et respect de soi.

La parole d'un honn�te homme vaut un �crit.

—Ah! mon Dieu! p�re Guillaume, dit le lendemain le petit Julien, pour savoir autant de choses que vous savez, il faut donc qu'il y ait bien longtemps que vous allez sur mer?

—Eh! oui, petit, r�pondit le pilote tout en regardant l'Oc�an qui �tait toujours un peu agit�; voil� d�j� vingt-cinq ans que je roule sur toutes les mers, et par tous les temps.

—Et cela ne vous ennuie point, p�re Guillaume, d'�tre toujours ainsi sur l'eau, expos� aux temp�tes!

p. 235 —Petit, dit sentencieusement le p�re Guillaume, chaque m�tier a ses tracas, et celui de matelot n'en manque point; mais j'ai choisi celui-l� et je m'y suis tenu; la ch�vre broute o� elle est attach�e. Et puis je suis Normand, moi, et les Normands aiment la mer.

—Tout de m�me, p�re Guillaume, moi, j'aimerais mieux les champs que la mer, � cause des temp�tes, voyez-vous.

—Oh! bien, petit, j'essaierai des champs prochainement.

—Comment? vous ne serez plus marin, p�re Guillaume?

—Non; ma femme a h�rit�, du c�t� de Chartres, d'un petit bien sur lequel nous ne comptions pas: nous nous installerons � mon retour dans son h�ritage. Cela l'ennuie, la pauvre femme, et mes filles aussi, de me savoir toujours au p�ril de la mer. M�me elles auraient bien voulu que je ne fisse point cette derni�re travers�e, et par le plus mauvais temps de l'ann�e. Le fait est que nous avons une mer qui a d�j� failli nous jouer un mauvais tour et qui n'est pas encore bien calm�e.

—Et vous, vous avez pr�f�r� faire la travers�e, p�re Guillaume? Vous aimez joliment la mer, tout de m�me.

—Oh! je ne me souciais gu�re de la mer, petit, mais on ne fait pas toujours comme on veut. Moi qui n'ai jamais �t� propri�taire, j'aurais �t� enchant� d'essayer tout de suite ce nouveau m�tier-l�; aussi j'ai demand� au capitaine de me laisser m'en aller. �Guillaume, m'a-t-il dit, tu sais bien que tu m'avais promis de venir: je comptais sur toi, et il m'est impossible en ce moment de trouver un bon pilote pour ce dernier voyage. Mais nous n'avons pas d'engagement par �crit, tu es donc libre; tant pis pour moi qui n'ai que ta promesse et qui ne t'ai rien fait signer.�—�Ah! bien, capitaine, ai-je r�pondu, vous pensez donc que ma parole ne vaut pas tous les �crits? Puisque vous ne pouvez vous passer de moi, je reste.� Et je suis rest�.

Julien poussa un gros soupir.—Eh bien, dit le marin, que soupires-tu comme cela?

—Dame, je songe, qu'� votre place, j'aurais eu grande envie de m'en aller, moi! Avoir des champs � soi qui vous attendent, et venir ici s'exposer � des temp�tes comme celle de l'autre jour! C'est tout de m�me bien dur, quelquefois, de tenir les paroles donn�es.

p. 236 —Dur ou non, mon enfant, un honn�te homme n'a qu'une parole; s'il l'a donn�e, tant pis pour lui, il ne la reprend pas; autrement ce n'est plus un honn�te homme. Dis-moi, Julien, si j'avais �crit sur un papier: �Je m'engage � vous suivre, capitaine�, les mots seraient rest�s apr�s l'h�ritage comme avant, n'est-ce pas? Et si j'avais manqu� � mon engagement, il aurait suffi � chacun de jeter les yeux sur l'�criture pour penser:—�Guillaume trahit sa parole.� Eh bien, parce qu'il n'y avait pas de papier pour dire cela, t'imagines-tu, Julien, que ma conscience ne me le disait pas?

Le p�re Guillaume se redressa tout droit, et il regarda le petit gar�on fi�rement; ses yeux limpides brillaient et semblaient dire: �Guillaume ne sait pas mentir, petit Julien; sa parole vaut de l'or, et quand tous ses cheveux, l'un apr�s l'autre, seront devenus blancs, quand Guillaume sera un vieillard bien vieux, il se redressera encore avec la m�me fiert�, car il pourra dire:—Mon visage a chang�, mais mon cœur est toujours le m�me.�

Alors Julien se sentit rougir d'avoir un instant pens� autrement que le vieux matelot. Il s'approcha doucement, baissant les yeux, et lui dit:

—P�re Guillaume, j'ai compris; et moi aussi, je ne veux jamais ni mentir ni manquer � mes promesses.

XCIII.—La Bretagne et ses grands hommes.—Un des d�fenseurs de la France pendant la guerre de Cent ans: Duguesclin.—Le tournoi et la premi�re victoire de Duguesclin.—Sa captivit� et sa ran�on. Sa mort.

�En temps de guerre, les gens d'�glise, les femmes, les enfants et le pauvre peuple ne sont pas des ennemis. Ils doivent �tre sacr�s pour l'homme de guerre.� Duguesclin.

Un jour que Frantz �tait assis sur un tas de cordages � c�t� du vieux pilote, Julien s'approcha, son livre � la main.

—Qu'est-ce que tu lis l�, petit? demanda l'oncle Frantz.

—Mon oncle, je lis ce qu'il y a dans mon livre sur la Bretagne et sur ses grands hommes; nous sommes justement encore en face des c�tes de la Bretagne, et il me semble que c'est un beau pays.

—Certes, dit l'oncle Frantz; mais voyons, lis tout haut.

—Et lis bien, ajouta le p�re Guillaume, nous t'�coutons.

La Bretagne a donn� � la France beaucoup d'hommes vaillants; parmi eux on remarque Duguesclin.

p. 237 —Oh! je connais ce nom-l�, dit Julien en s'interrompant; j'ai vu, en passant � Nantes, la statue de Duguesclin.

237

La Bretagne , avec ses c�tes de granit et ses �les rong�es par les flots, renferme une population courageuse de marins. Elle compte de nombreux ports de mer parmi lesquels on distingue les villes importantes de Nantes (140,000 hab.), Brest (90,000 hab.), Lorient (46,000 hab.), Vannes, Saint-Brieuc, Saint-Malo, Quimper. L'ancienne capitale est Rennes, situ�e sur l'Ille et la Vilaine (60,000 hab.).—La ville la plus importante du Maine est le Mans (50,000 hab.), connue pour ses toiles et ses poulardes. Laval (30,000 hab.) fabrique aussi beaucoup de toiles.—Dans l'Anjou, Angers (65,000 hab.) fabrique des tissus de tout genre et fait un grand commerce d'ardoises.—Tours (50,000 hab.) fabrique des soieries.

Duguesclin naquit, en 1314, pr�s de Rennes, l'antique et belle capitale de la Bretagne. Duguesclin �tait laid de figure, il avait un caract�re intraitable, mais il �tait plein de courage et d'audace. D�s l'�ge de seize ans, il trouve moyen de prendre part, sans �tre connu, � un de ces combats simul�s qu'on appelait tournois , et qui �taient une des grandes f�tes de l'�poque. Il entre au milieu des combattants avec la visi�re de son casque baiss�e, pour n'�tre reconnu de personne, et terrasse l'un apr�s l'autre seize chevaliers qui s'offrent � le combattre. Au moment o� il terrassait son dernier adversaire, celui-ci lui enl�ve son casque du bout de sa lance et on reconna�t le jeune Bertrand Duguesclin. Son p�re accourt � lui et l'embrasse: il est proclam� vainqueur au son des fanfares.

Apr�s s'�tre ainsi fait conna�tre, Duguesclin entra dans l'arm�e et commen�a � combattre les Anglais, qui occupaient alors une si grande partie de la France.

Il remporta sur eux une s�rie de victoires; par malheur, un jour il se trouva vaincu et fut fait prisonnier. Le Prince Noir , fils du roi d'Angleterre, fit faire bonne garde autour de lui, et on le tint en prison � Bordeaux. Il languit ainsi plusieurs mois. Un jour le prince le fit amener devant lui:

—Bertrand, dit-il, comment allez-vous?

—Sire, par Dieu qui cr�a tout, j'irai mieux quand vous voudrez bien; j'entends depuis longtemps dans ma prison les rats et les p. 238 souris qui m'ennuient fort; je n'entends plus le chant des oiseaux de mon pays, mais je l'entendrai encore quand il vous plaira.

—Eh bien, dit le prince, il ne tient qu'� vous que ce soit bient�t.

Et le prince essaya de lui faire jurer de ne plus combattre pour sa patrie. Bertrand refusa.

On finit par convenir que Bertrand Duguesclin recouvrerait sa libert� en payant une �norme somme d'argent pour sa ran�on.

—Comment ferez-vous pour amasser tant d'argent? dit le prince.

238

Un tournoi au moyen age. —Les tournois (mot qui vient de tournoyer ) �taient, au moyen �ge, de grandes f�tes publiques et militaires o� l'on simulait des combats. Tant�t, deux chevaliers se pr�cipitaient l'un sur l'autre pour rompre une lance et cherchaient � se renverser, tant�t, ils faisaient semblant d'assi�ger une place, tant�t ils se jetaient tous les uns contre les autres, repr�sentant une m�l�e furieuse. Apr�s le tournoi, des prix �taient d�cern�s aux vainqueurs par les dames.

—Si besoin est, r�pliqua Bertrand, il n'y a femme ou fille en mon pays, sachant filer, qui ne voudrait gagner avec sa quenouille de quoi me sortir de prison.

On permit alors � Duguesclin d'aller chercher lui-m�me tout cet argent, sous le serment qu'il reviendrait le rapporter.

Duguesclin quitta Bordeaux mont� sur un roussin de Gascogne, et il recueillit d�j�, chemin faisant, une partie de la somme.

Mais voil� qu'il rencontre de ses anciens compagnons d'armes, qui, eux aussi, avaient �t� mis en libert� sur parole et ne pouvaient trouver d'argent pour se racheter.

—Combien vous faut-il? demanda Bertrand.

Les uns disent �cent livres!� les autres �deux cents livres!� et Bertrand les leur donne.

Quand il arriva en Bretagne, � son ch�teau o� r�sidait sa femme, il avait donn� tout ce qu'il avait. Il demanda alors � sa femme de lui remettre les revenus de leur domaine et m�me ses bagues, ses bijoux.

—H�las! r�pondit-elle, il ne me reste rien, car il est venu une grande multitude de pauvres �cuyers et chevaliers, qui me demandaient de payer leur ran�on. Ils n'avaient d'espoir qu'en moi, et je leur ai donn� tout ce que nous poss�dions.

Duguesclin serra sa femme sur son cœur.

p. 239 —Tu as fait tout comme moi, lui dit-il, et je te remercie d'avoir si bien compris ce que j'aurais fait moi-m�me � ta place.

Alors Bertrand se remit en route pour aller retrouver le prince Noir.

—O� allez-vous loger? lui demanda celui-ci.

239

Duguesclin , n� en 1314, pr�s de Rennes, mort en 1380. Il fut le grand lieutenant du roi Charles V, qui aimait peu la guerre, mais qui, gr�ce � Duguesclin, put d�fendre la France contre les Anglais et en reconqu�rir la plus grande partie.

—En prison, monseigneur, r�pondit Bertrand. J'ai re�u plus d'or, il est vrai, qu'il n'�tait n�cessaire pour me lib�rer; mais j'ai tout d�pens� � racheter mes pauvres compagnons d'armes, de sorte qu'il ne me reste plus un denier.

—Par ma foi! avez-vous vraiment �t� assez simple que de d�livrer les autres pour demeurer vous-m�me prisonnier?

—Oh! sire, comment ne leur aurais-je pas donn�? Ils �taient mes fr�res d'armes, mes compagnons.

Duguesclin ne resta pourtant point en prison: peu de temps apr�s son retour, on vit arriver aux portes de la ville des mulets charg�s d'or. C'�tait le roi de France qui envoyait la ran�on de son fid�le g�n�ral.

Duguesclin put donc recommencer � combattre pour son pays. Il chassa successivement les Anglais de toutes les villes qu'ils occupaient en France, sauf quatre.

Duguesclin �tait d�j� vieux et il combattait encore; il assi�gea la forteresse de Ch�teauneuf-de-Randon, situ�e dans les montagnes des C�vennes. Le gouverneur de la ville promit de se rendre. Mais Duguesclin mourut sur ces entrefaites; la ville se rendit n�anmoins au jour fix�, et on apporta les clefs des portes sur le tombeau de Duguesclin, comme un dernier hommage rendu � la m�moire du g�n�reux guerrier.

—Julien, dit l'oncle Frantz, tu as tr�s bien lu cette histoire. Mais je veux � pr�sent que tu nous dises, � Guillaume et � moi, ce que tu en penses.

—Mon oncle, je pense que ce Duguesclin �tait un bien parfait honn�te homme.

—Cela, dit l'oncle Frantz, ce n'est pas difficile � trouver, Julien; mais voyons, explique-nous pourquoi. Lire n'est rien, comprendre ce qu'on lit est tout.

Julien r�fl�chit, et apr�s un petit moment qu'il employa � mettre ses id�es en ordre, il r�pondit:

—D'abord, mon oncle, Duguesclin �tait tr�s brave et aimait beaucoup sa patrie; ensuite il �tait plein de compassion pour les autres, puisqu'il songeait plus � ses compagnons qu'� lui-m�me; et enfin, ajouta le petit Julien en regardant p. 240 son ami Guillaume, il savait si bien tenir sa parole qu'il revint de lui-m�me se remettre prisonnier, apr�s avoir d�pens� sa ran�on pour la libert� de ses camarades.

—Allons, Julien, dit l'oncle Frantz, tu lis avec profit, mon enfant, puisque tu comprends bien tes lectures. T�che de ne pas les oublier � pr�sent. Car rien n'encourage mieux � devenir un honn�te homme que de se souvenir des belles actions de ceux qui ont v�cu avant nous.

XCIV.—Les grands hommes du Maine, de l'Anjou et de la Touraine. Le chirurgien Ambroise Par�. Le sculpteur David. Le savant philosophe Descartes.

�Plus on avance dans la science, plus on s'aper�oit combien on ignore encore de choses, et plus on devient modeste.� Descartes.

Le lendemain, Julien n'eut pas le plaisir de causer avec son ami Guillaume; la mer �tait redevenue mauvaise et le vieux pilote �tait trop occup� pour faire la conversation.

—Assieds-toi tranquillement, mon Julien, dit Andr� au petit gar�on, cela vaudra mieux que de courir sur le pont pour embarrasser la manœuvre et risquer d'�tre emport� par les lames, qui sont fortes.

—Oui, Andr�, r�pondit l'enfant, je vais m'asseoir dans un petit coin et m'amuser � lire tout seul pour ne d�ranger personne.—Et Julien, tirant de sa poche son livre, qui ne le quittait jamais, l'ouvrit � la page o� il en �tait rest� la veille. Il lut ce qui suit:

I. Il y a, � l'est de la Bretagne, deux fertiles provinces qui semblent la continuer, et qui sont arros�es aussi par la Loire ou ses affluents: c'est le Maine et l'Anjou.

Le Maine produit des chanvres et des lins, dont on fait dans le pays des toiles renomm�es. Les chevaux et les volailles du Maine sont d'excellente race; le pays est bois�, et le gibier y abonde.

C'est dans le Maine, pr�s de Laval, que naquit le c�l�bre chirurgien Ambroise Par�. Il jouait un jour avec de jeunes villageois de son �ge, et tous ces enfants couraient et sautaient ensemble. Tout d'un coup, l'un d'eux tomba et ne put se relever. Il s'�tait fait une grave blessure � la t�te, et le sang coulait en abondance. Tous ses camarades, sottement effray�s � la vue du sang et le croyant mort, se mettent � fuir en criant. Seul le petit Ambroise, � la fois plus courageux et plus compatissant, s'approche de son camarade, lui lave sa plaie, la bande avec son mouchoir; puis, comme l'enfant pouvait � peine se remuer, il le charge sur ses �paules et le transporte chez ses parents.

Cette pr�sence d'esprit et cette fermet� de caract�re furent bient�t p. 241 connues dans le pays. Un chirurgien de l'endroit en entendit parler, fit venir pr�s de lui le petit Ambroise, et voyant qu'il ne demandait qu'� s'instruire, le prit chez lui comme aide.

A partir de ce moment, Ambroise Par� commen�a � �tudier la chirurgie, qu'il renouvela plus tard par ses d�couvertes. Il devint m�decin du roi. Toute sa vie est un long exemple de travail, de science, de d�vouement et de modestie.

241

Ambroise Par� , n� pr�s de Laval vers 1517, mort � Paris en 1590. Il fut le chirurgien des rois Henri II, Fran�ois II, Charles IX et Henri III.

Quand la peste �clata � Paris, le roi quitta la ville, mais Ambroise Par�, quoiqu'il f�t m�decin du roi, refusa de l'accompagner et voulut rester � Paris pour soigner les malades. Il s'exposa � tous les dangers et parvint ainsi � sauver bien des malheureux en risquant lui-m�me sa vie.

Les soldats l'appelaient leur bon p�re . Un jour, dans une campagne, il fut fait prisonnier par les Espagnols. On ne l'avait point reconnu, m�l� � la foule des prisonniers; mais un de ses compagnons vient � tomber malade: il le soigne, il le sauve. On le reconna�t aussit�t et on lui rend la libert�.

Ce grand homme avait une modestie �gale � son g�nie. Un jour, on le f�licitait d'une gu�rison merveilleuse qu'il venait d'accomplir. Il fit cette simple r�ponse, qui est devenue c�l�bre:

—Je l'ai pans�, Dieu l'a gu�ri.

241a

Ardoisiers d'Angers. —Quand les ardoises ont �t� arrach�es de la carri�re par gros blocs, on les fend au moyen de coins et de pics; on obtient ainsi des feuilles de plus en plus minces. De nos jours, on a invent� une machine au moyen de laquelle on fend les ardoises avec rapidit�.

David d'Angers a grav� ces mots au bas de la statue d'Ambroise Par� qu'il a sculpt�e.

II. L'Anjou est plus fertile encore que le Maine; les vents ti�des de l'Oc�an rendent le climat assez doux, mais humide. On y trouve p. 242 en pleine terre, dans des p�pini�res abrit�es, des grenadiers et des magnolias. La campagne produit de bons vins, surtout ceux de Saumur. Angers a une importante �cole d'arts et m�tiers , et ses environs renferment de nombreuses carri�res d'ardoises. A Saumur se trouve une grande �cole de cavalerie o� l'on instruit les officiers et les soldats.

C'est � Angers que naquit, en 1789, un des plus grands sculpteurs de notre si�cle, David, dont nous avons d�j� prononc� souvent le nom � propos des statues qu'il a sculpt�es. Il avait pour p�re un simple ouvrier tr�s pauvre, qui sculptait des objets en bois, tables, fauteuils, coffres, chaires d'�glise. Le jeune David, quand il n'�tait encore qu'�colier, se fit tellement distinguer par son travail intelligent, que sa ville natale lui servit une petite pension pour lui permettre d'aller �tudier � Paris. Il partit, n'ayant que quinze francs dans sa poche.

242

�cole de cavalerie de Saumur. —Notre grande �cole de cavalerie est situ�e � Saumur (Maine-et-Loire). L� on pr�pare les officiers qui doivent servir dans la cavalerie. Outre les connaissances scientifiques, il faut aussi qu'un cavalier sache sauter � cheval sans �trier, sauter d'un cheval sur l'autre si le sien vient � �tre tu�, etc.

Quelque temps apr�s, il obtint le grand prix de sculpture et devint c�l�bre.

David d'Angers avait un amour ardent, pour la patrie fran�aise, et c'est cet amour qui inspira son g�nie: il consacra son art et sa vie � faire les statues de la plupart des grands hommes qui ont illustr� la France.

III. Avant de traverser l'Anjou et la Bretagne pour se jeter dans la mer pr�s de Nantes, la Loire arrose un pays couvert comme l'Anjou de verdoyantes prairies, de maisons de campagne et de ch�teaux: c'est la Touraine, qu'on a surnomm�e � cause de sa fertilit� le Jardin de la France .

Pr�s de Tours, cette ville plac�e au bord de la Loire dans une situation admirable, naquit un des plus grands savants du monde, Descartes, dont la statue s'�l�ve � Tours.

Le jeune Descartes, � seize ans, avait d�j� �tudi� toutes les sciences, et il ne tarda pas � s'illustrer par une longue s�rie de d�couvertes dans les sciences les plus diverses: math�matiques, physique, astronomie, philosophie.

Descartes avait cinquante-trois ans lorsque la reine Christine de Su�de, qui admirait passionn�ment son g�nie et qui avait elle-m�me le plus grand go�t pour les sciences, le supplia de venir dans son palais, d'�tre son ma�tre et son conseiller, d'y continuer ses exp�riences avec tous les tr�sors qui seraient mis � sa disposition. p. 243 Descartes refusa d'abord, puis c�da aux instances de la reine. Il vint en Su�de; bient�t ce froid climat le rendit malade et causa sa mort pr�matur�e. Ses restes furent rapport�s � Paris dans l'�glise Saint-�tienne, o� on voit encore son tombeau.

243

La statue de Descartes et le pont sur la Loire a Tours. —Descartes naquit � la Haye pr�s de Tours (Indre-et-Loire) en 1596, et mourut � Stockholm en 1650.

XCV.—Le pays du pilote Guillaume.—La Normandie, ses ports, son commerce.—Rouen et ses cotonnades.

Il est bon dans l'industrie d'avoir des rivaux: nous cherchons � faire mieux qu'eux, et c'est profit pour tous.

244

La Normandie. —Outre Rouen, le Havre et Cherbourg, l'une des plus grandes villes de la Normandie est Caen (45,000 h.), sur l'Orne. Caen fabrique de superbes dentelles, ainsi qu'Alen�on et Bayeux. �vreux et Saint-L� font des toiles de fil et des coutils; Elbeuf (22,000 h.) et Louviers fabriquent les draps les plus fins pour nos habits. Laigle et ses environs poss�dent les seules fabriques importantes d'�pingles et d'aiguilles qui soient en France.

—P�re Guillaume, dit Julien le lendemain matin en arrivant sur le pont � c�t� du pilote, vous m'avez dit l'autre jour que vous �tiez Normand; voulez-vous que nous parlions de votre pays? Cela m'amusera beaucoup. Moi, je voudrais conna�tre toutes les provinces de la France, parce que j'aime la France et que je veux �tre instruit des choses de mon pays.

—Voil� qui est bravement parl�, petit Julien. Assieds-toi tranquillement en face de moi, et nous causerons de la Normandie.

244a

Cherbourg et sa digue. —La rade de Cherbourg �tait une des plus belles de la Manche, mais elle �tait ouverte du c�t� de la mer et expos�e aux temp�tes ou � l'attaque des ennemis. C'est pour la fermer qu'on a construit cette immense digue, œuvre unique en son genre, qui est une sorte d'�le faite de main d'homme et au milieu de laquelle s'�l�ve un fort. Cherbourg est maintenant un des chefs-lieux des cinq arrondissements maritimes dans lesquels on a divis� nos c�tes.

Julien ne se le fit pas r�p�ter deux fois, et le p�re Guillaume, levant le doigt dans la direction des c�tes normandes:

—Par l�-bas, dit-il, au loin, comme un bras qui se plongerait dans l'Oc�an, il y a un cap que je ne puis voir sans un grand battement de cœur: c'est le cap de la Hague, petit Julien; c'est par l� que je suis n�, c'est l� que je me suis essay� tout bambin, au pied des falaises, � lutter contre les p. 244 flots et � ne pas trembler dans la temp�te. Tout pr�s est la rade de Cherbourg, et Cherbourg est le plus magnifique port militaire construit par la main des hommes. La rade de p. 245 Cherbourg est d�fendue par une digue qui n'a pas sa pareille au monde.

—Qu'est-ce qu'une digue, p�re Guillaume?

—C'est une muraille construite par les hommes, qui s'avance en mer et derri�re laquelle les navires sont � l'abri de la temp�te; la digue de Cherbourg a presque une lieue; elle s'avance au milieu d'une des mers les plus agit�es et les plus dangereuses qu'il y ait sur la c�te de France; mais elle est si bien construite en gros blocs de granit que les plus grandes temp�tes ne l'endommagent pas, que les navires qui sont derri�re jouissent d'un calme parfait au moment m�me o� les vagues d�ferlent au large comme des montagnes qui s'entre-choquent.

245

Un �tablissement de bains de mer en Normandie. —Tous les ans, l'�t�, des milliers de personnes vont prendre des bains de mer dans les villes ou villages du littoral car l'eau sal�e de la mer est fortifiante, surtout quand on n'y reste pas plus de cinq minutes. La ville de Paris envoie chaque ann�e aux bains de mer, pour les r�compenser, les meilleurs �l�ves de ses �coles.

—J'aimerais bien � voir Cherbourg, p�re Guillaume; est-ce qu'on s'y arr�tera?

246

P�che des hu�tres. —Les hu�tres sont une des richesses de nos c�tes. Pour les p�cher, on se sert d'un instrument appel� drague , sorte de poche en filet qu'on laisse couler et qu'on prom�ne au fond de la mer. Elle arrache tout ce qu'elle rencontre: hu�tres, pierres, herbes, et on fait ensuite le triage.

—Non, mon ami, nous passons tout droit, mais de loin je te le montrerai. Et puis la Normandie a bien d'autres ports et nous en verrons quelques-uns. Il y a d'abord le Havre, qui est apr�s Marseille le port le plus commer�ant de toute la France: plus de six mille vaisseaux y entrent chaque ann�e et y apportent les produits de toutes les parties du monde, surtout le coton r�colt� en Am�rique par les n�gres. Puis nous avons Dieppe, connu pour ses b�timents de p�che et pour ses bains de mer, F�camp, Honfleur en face du Havre, Granville qui occupe plus de quinze cents hommes � la p�che des hu�tres, et dont les navires vont � Terre-Neuve p�cher la morue. Enfin Rouen est aussi un port tr�s commer�ant.

p. 246 —Comment? dit Julien, Rouen est un port?

246a

Morue. —On ne se douterait pas, � voir les morues dess�ch�es �tal�es � la devanture des �piciers, de ce qu'est l'animal vivant. C'est un gros poisson qui p�se en moyenne douze kilogrammes. Quand on les a p�ch�es (et un seul homme en p�che parfois � Terre-Neuve jusqu'� quatre cents par jour), on leur coupe la t�te, on les ouvre, et on �tale les morceaux. Ce sont ces fragments aplatis que vendent les marchands.

—Certainement, c'est un port sur la Seine; les petits navires remontent la Seine jusqu'� Rouen, comme � Nantes nous avons remont� la Loire et � Bordeaux la Garonne. Rouen, qui a plus de 120,000 habitants, est une grande ville laborieuse, pleine d'usines, de machines et de travailleurs. Elle file � elle seule trente millions de kilogrammes de coton, chaque ann�e, dans ses vastes filatures o� la vapeur met en mouvement des milliers de bobines. Le fil fait, on le teint de toutes nuances, en le plongeant dans des cuves o� sont les couleurs; les teintureries de Rouen sont, avec celles de Lyon, les plus renomm�es de France. Et Rouen n'est pas seule � bien travailler en Normandie. Il y a tant d'industries diverses chez nous que je ne puis pas me les rappeler toutes.

247

La teinturerie. —Pour teindre les �cheveaux de laine, de coton, de soie, le teinturier les trempe dans un bain colorant, en les tournant et retournant sur des b�tons.

Et en disant cela, le p�re Guillaume semblait tout fier de pouvoir faire de son pays un �loge m�rit�. Il ajouta:

—C'est que, petit Julien, la Normandie est situ�e juste p. 247 en face de l'Angleterre; cela fait que nous sommes en rivalit� pour l'industrie avec les Anglais. Il s'agit de faire aussi bien, et ce n'est pas facile; mais comme on ne veut pas rester en arri�re, on se donne de la peine; et alors on arrive en m�me temps que ses rivaux, et quelquefois avant eux.

—Tiens, dit Julien, c'est donc pour les peuples comme en classe, o� chacun t�che d'�tre le premier?

—Justement, petit Julien. Dans l'industrie celui qui fait les plus beaux ouvrages les vend mieux, et c'est tout profit. Quand les hommes seront plus sages, ils ne voudront obtenir les uns sur les autres que de ces victoires-l�. Vois-tu, ce sont les meilleures et les plus glorieuses; elles ne co�tent la vie � personne et personne ne risque d'y perdre une patrie.

XCVI.—La Normandie ( suite ); ses champs et ses bestiaux.

Un grand homme de l'Am�rique disait:—Si l'on demande � quelqu'un quel est le pays qu'il aime le mieux, il donnera d'abord le sien: mais si on lui demande ensuite quel est le pays qu'il voudrait avoir comme seconde patrie, il nommera la France.

—P�re Guillaume, demanda encore Julien, y a-t-il de bonnes terres en Normandie?

—Je le crois bien, petit. La Normandie est l'un des sols les plus fertiles de la France. Nous avons des prairies sans pareilles, o� les nombreux troupeaux qu'on y �l�ve ont de l'herbe jusqu'au ventre. C'est dans le Cotentin, dans mon pays, que chaque ann�e on vient acheter les bœufs gras qui sont ensuite promen�s � Paris, et qui sont bien les plus beaux qu'on puisse voir. Les chevaux normands, dont la ville de Caen fait grand commerce, sont connus partout: nos moutons de pr�s sal�s sont c�l�bres. Tu sais, petit Julien, on les appelle ainsi parce qu'ils paissent des p. 248 herbes que le vent de la mer a sal�es. Enfin, mon ami, nos fermi�res font du beurre et des fromages que tout le monde se dispute; nous envoyons par millions en Angleterre les œufs de nos basses-cours, et nos belles poules de Cr�ve-cœur sont une des races les plus estim�es. La campagne est tout ombrag�e d'arbres fruitiers, de pommiers qui nous donnent un excellent cidre, de cerisiers dont les bonnes cerises approvisionnent l'Angleterre. Que veux-tu que je te dise, Julien? la Normandie est une des provinces les plus riches et les plus fertiles de notre France.

248

Bœuf du Cotentin. —Les bœufs du Cotentin sont de haute taille avec une robe brune ray�e de noir. Cette race est excellente pour l'engraissement. Les vaches normandes sont renomm�es comme laiti�res.

—Mais, p�re Guillaume, quelle est donc entre toutes la plus fertile? M. Gertal m'a r�p�t� que la Bourgogne est sans pareille; Toulouse a des plaines couvertes de bl�; mon oncle Frantz, en me faisant voir Bordeaux, m'a expliqu� que ses vins sont les premiers du monde. Mais avec tout cela, je ne sais pas laquelle de toutes ces provinces-l� il faut mettre la premi�re.

248a

Coq de Cr�ve-cœur. —C'est un coq magnifique; sa cr�te est orn�e de deux cornes: sa t�te porte une huppe de belles plumes qui sont, comme le reste du plumage, d'un noir lustr�. Les poules de Cr�ve-cœur sont excellentes pour l'engraissement, un peu moins bonnes pour la ponte. Cette esp�ce fournit les plus belles et les plus fines volailles des march�s de Paris.

—Petit Julien, dit le p�re Guillaume en souriant, il n'est pas facile de donner ainsi des places et des rangs aux choses. Demande � un jardinier quelle est la plus belle des fleurs, il sera bien embarrass�; mais en revanche il te dira que le plus beau des jardins, c'est celui o� il y a les plus belles et les plus nombreuses esp�ces de fleurs. Eh bien, petit, la France est ce jardin. Ses provinces sont comme des fleurs de toute sorte entre lesquelles il est difficile de choisir, mais dont la r�union forme le plus beau pays, le plus doux � habiter, p. 249 notre patrie bien-aim�e. Et maintenant n'oublions pas que c'est sur notre travail � tous, sur notre intelligence et notre honn�tet� que repose l'avenir de cette patrie. Travaillons pour elle sans rel�che, fi�rement et courageusement: tant vaut l'homme, tant vaut la terre.

—P�re Guillaume, voulez-vous que je vous lise ce que dit mon livre sur les grands hommes de la Normandie?

—De tout mon cœur, enfant. Si je ne le sais pas, cela me l'apprendra: il est bon de s'instruire � tout �ge; et si je le sais d�j�, je serai content de l'entendre encore, car il est agr�able d'�couter l'histoire de ceux qui se sont rendus utiles � leur patrie et � leurs concitoyens.

XCVII.—Trois grands hommes de la Normandie.—Le po�te Pierre Corneille.—L'abb� de Saint-Pierre.—Le physicien Fresnel.

I. L'un des plus grands po�tes de la France, Corneille , est n� � Rouen au commencement du dix-septi�me si�cle. Ses pi�ces en vers, qui furent repr�sent�es � Paris, excit�rent un v�ritable enthousiasme. Un jour, le grand Cond� fut si �mu � la repr�sentation d'une de ses pi�ces, qu'il ne put s'emp�cher de pleurer. Les œuvres de Corneille sont, en effet, remplies de sentiments �lev�s et de nobles maximes: il nous �meut par l'admiration des personnages qu'il repr�sente. Aussi son nom fut parmi les plus illustres du dix-septi�me si�cle.

Corneille resta cependant toujours simple et sans vanit�. Il composait ses po�sies � Rouen, dans sa ville natale, o� il habitait une petite maison avec son fr�re; car les deux fr�res Corneille s'aimaient le plus tendrement du monde. Ils �taient tous deux po�tes. L'un habitait un �tage, l'autre l'�tage sup�rieur; leurs cabinets de travail correspondaient par une petite trappe ouverte dans le plafond, et lorsque Pierre Corneille �tait embarrass� pour trouver une rime, il ouvrait la trappe et demandait l'aide de son fr�re Thomas. Celui-ci lui criait d'en haut les mots qui riment ensemble, comme victoire , gloire , m�moire , et Pierre choisissait.

Lorsque Pierre Corneille avait fini ses pi�ces, il venait � Paris les apporter, et comme il �tait pauvre, il allait � pied. On le voyait arriver avec ses gros souliers ferr�s, son b�ton � la main et un nouveau chef-d'œuvre sous le bras.

Vers la fin de sa vie, il vint s'�tablir � Paris. Sa pauvret� s'�tait encore accrue. On raconte qu'un jour il se promenait avec un �crivain de l'�poque: ils causaient po�sie. Tout d'un coup le grand Corneille, simplement, quitta le bras de son interlocuteur, et, entrant dans une boutique de savetier, il fit, pour quelques sous, remettre une pi�ce � ses souliers endommag�s: telle �tait la simplicit� et la grandeur avec laquelle il portait sa pauvret� sans en rougir.

La ville de Rouen a �lev� � Corneille une magnifique statue, sculpt�e par David d'Angers.

p. 250 II. Barfleur est un petit port de la basse Normandie, d'o� Guillaume le Conqu�rant, chef des Normands, partit autrefois � la t�te de sa flotte pour conqu�rir l'Angleterre.

A Barfleur naquit, au milieu du dix-septi�me si�cle, l'abb� de Saint-Pierre , c�l�bre pour son ardent amour de l'humanit�. Toute sa vie il n'eut qu'un d�sir, am�liorer le sort des peuples, et dans ce but il proposa toutes sortes der�formes.

En 1712, sur la fin du r�gne de Louis XIV, l'abb� de Saint-Pierre fut t�moin des cruels d�sastres qu'�prouva la France envahie; rempli d'horreur pour la guerre, il se demanda s'il ne serait pas possible aux nations de l'�viter un jour. C'est alors qu'il �crivit un beau livre intitul�: Projet de paix perp�tuelle . Il y soutenait qu'on pourrait �viter la guerre, en �tablissant un tribunal choisi dans toutes les nations et charg� de juger pacifiquement les diff�rends qui s'�l�veraient entre les peuples.

Sans doute nous sommes loin encore de cette paix perp�tuelle r�v�e par le bon abb� de Saint-Pierre; mais ce n'en est pas moins un honneur pour la France d'avoir �t�, entre toutes les nations, la premi�re � esp�rer qu'un jour les peuples seraient assez sages pour renoncer � s'entre-tuer et pour terminer leurs querelles par un jugement pacifique.

L'abb� de Saint-Pierre passa ainsi toute sa vie � chercher des moyens de soulager la mis�re du peuple et d'assurer le progr�s de l'humanit�. C'est lui qui a invent� un mot que nous employons tous aujourd'hui et qui n'�tait pas alors dans la langue fran�aise, le mot de bienfaisance . Il ne s'est pas content� du mot, il a lui-m�me donn� toute sa vie l'exemple de cette vertu.

III. Augustin Fresnel , n� dans l'Eure � la fin du si�cle dernier, fut d'abord un enfant paresseux; il �tait � l'�cole le dernier de sa classe. Mais il ne tarda pas � comprendre qu'on n'arrive � rien dans la vie sans le travail, et bient�t il travailla avec tant d'ardeur pour r�parer le temps perdu qu'� l'�ge de seize ans et demi il entrait l'un des premiers � l'�cole polytechnique.

250

Fresnel , n� � Broglie (Eure) en 1788, mort en 1827.

Il en sortit � dix-neuf ans avec le titre d'ing�nieur des ponts et chauss�es. Bient�t, il fut grand bruit dans le monde savant des d�couvertes faites par un jeune physicien sur la lumi�re et la marche des rayons lumineux. C'�tait Fresnel, qui, gr�ce � ces d�couvertes, put plus tard perfectionner l'�clairage des phares. Avant p. 251 lui, la lampe des phares n'avait qu'une faible lumi�re, qui ne s'apercevait pas d'assez loin sur les flots, et les naufrages �taient encore fr�quents. Fresnel sut multiplier la lumi�re de cette lampe en l'entourant de verres savamment taill�s et de miroirs de toute sorte.

�C'est la France, a dit un de nos �crivains, qui, apr�s ses grandes guerres, inventa ces nouveaux arts de la lumi�re et les appliqua au salut de la vie humaine. Arm�e du rayon de Fresnel, de cette lampe forte comme quatre mille et qu'on voit � douze lieues, elle se fit une ceinture de ces puissantes flammes qui entre-croisent leurs lueurs. Les t�n�bres disparurent de la face de nos mers. Qui peut dire combien d'hommes et de vaisseaux sauvent les phares?�

Julien continuait sa lecture; mais le pilote Guillaume ne l'�coutait plus depuis d�j� quelque temps; il �tait tout occup� du navire et de la mer. Le vent s'�tait lev� plus fort, et on voyait au loin l'Oc�an qui commen�ait � blanchir d'�cume.

—Allons, laisse-moi, petit, dit Guillaume; tes histoires sont int�ressantes, mais nous les verrons une autre fois. Sur toutes ces c�tes la mer est mauvaise, et je pourrai bien avoir ce soir forte besogne.

XCVIII.—Le naufrage.—�go�sme et d�vouement.

Honte aux �go�stes qui ne songent qu'� eux-m�mes, honneur � l'homme d�sint�ress� qui s'oublie pour les autres.

Le petit Julien s'�tait couch� tard; on �tait inquiet � bord du b�timent, car la mer �tait de plus en plus mauvaise.

Au milieu de la nuit, l'enfant dormait profond�ment comme on dort � son �ge. Tout d'un coup il fut r�veill� en sursaut. Au-dessus de sa t�te, sur le plancher du navire, il entendait les marins aller et venir avec agitation. En m�me temps, c'�taient de longs roulements comme ceux du tonnerre, des sifflements aigus, des grondements � assourdir. Julien avait d�j� entendu des bruits de ce genre, mais bien moins forts, lors de la premi�re bourrasque que le Poitou avait essuy�e:—H�las! se dit-il, c'est encore la temp�te!

Il chercha autour de lui son fr�re; mais Andr� n'�tait plus l�: sans doute il s'�tait r�veill� avant Julien et �tait sorti de la cabine pour aider les matelots.

Julien essaya de se lever, mais la mer secouait tellement le navire qu'il ne put se tenir debout et fut jet� contre la cloison.

L'enfant �pouvant� rassembla pourtant tout son courage; p. 252 il s'habilla � la h�te, priant Dieu en lui-m�me; il ouvrit la porte de la cabine et fit quelques pas en s'appuyant contre les murs. Le bruit se fit alors entendre plus effrayant encore: les coups de tonnerre se succ�daient sans interruption, et la lueur des �clairs �tait si vive que Julien fut oblig� de fermer les yeux. En m�me temps la mer mugissait avec violence, au point d'�touffer par instants le bruit du tonnerre.

Tout � coup un grand craquement se fit entendre. Le b�timent trembla de la quille jusqu'au m�t, et Julien re�ut une telle secousse qu'il roula de nouveau par terre. Le navire venait d'�tre jet� sur un �cueil.

252

R�cifs de la Manche. —Les r�cifs et �cueils sur lesquels se brise la Manche offrent un perp�tuel danger aux vaisseaux. Sous ce rapport, les c�tes fran�aises et anglaises de la Manche sont parmi les plus p�rilleuses. Ce sont les r�cifs du Calvados qui ont donn� leur nom � ce d�partement.

Un long cri d'effroi retentit � bord, se m�lant aux sifflements du vent et des flots. Julien, pris d'une peur indicible, se mit � crier lui aussi de toutes ses forces:—Andr�! Andr�!

Une main le souleva, la main de son fr�re, qui avait tout d'abord pens� � lui dans ce supr�me p�ril. Andr� serra l'enfant dans ses bras:—N'aie pas peur, lui dit-il, je ne te quitterai pas.

Et � voix basse il ajouta:—Julien, il faut prier Dieu, il faut avoir confiance en lui, il faut avoir du courage.

Tout en parlant ainsi, Andr� emportait l'enfant dans ses bras, t�chant par son �nergie de relever le courage de son p. 253 jeune fr�re; car Andr� n'avait point chang�, et tel nous l'avons d�j� vu dans l'incendie de la ferme d'Auvergne, tel il �tait encore � cette heure. Gardant sa pr�sence d'esprit au milieu du danger, il avait d'abord aid� de son mieux les matelots � la manœuvre. Mais maintenant on ne devait plus songer qu'� op�rer le sauvetage, car le navire �tait perdu: malgr� les efforts du pilote Guillaume et ceux de l'�quipage, il avait �t� pr�cipit� par le vent sur les dangereux rochers de la c�te, et son flanc avait �t� si largement ouvert que de toutes parts on entendait l'eau entrer en bouillonnant dans la cale. Le b�timent appesanti s'enfon�ait peu � peu dans les flots, comme si une main invisible l'e�t entra�n� au fond de l'Oc�an.

Lorsque Andr� arriva sur le pont du navire, il tenait toujours Julien dans ses bras. Il s'arc-bouta contre un m�t, car les lames �cumantes sautaient sur le pont et lui fouettaient les jambes avec assez de force pour le renverser. Le capitaine, jugeant qu'il n'y avait plus d'espoir et pas une minute � perdre, venait de commander de mettre la chaloupe � la mer. A la lueur des �clairs, on voyait les matelots courir en d�sordre. C'�tait un affolement g�n�ral.

Bient�t quelques matelots s'�cri�rent que l'embarcation �tait trop petite pour contenir tout le monde, d'autant plus que l'oncle Frantz et les deux enfants se trouvaient en sus de l'�quipage habituel.

—Qu'on mette le canot � la mer, dit le capitaine.

Le petit canot du Poitou �tait une seconde embarcation beaucoup plus l�g�re que la chaloupe, et si fr�le qu'elle semblait ne pas pouvoir r�sister un instant aux vagues furieuses.

L'un des matelots s'approcha du capitaine, et d'une voix br�ve, hardie, pleine de r�volte, en montrant le canot du doigt:

—Capitaine, dit-il, pas un homme de l'�quipage ne montera l�-dedans. La chaloupe peut � peine contenir l'�quipage habituel du b�timent; vous avez pris en surplus le charpentier et ses deux neveux, ils sont de trop, c'est � eux de se servir du canot. Nous, nous avons droit � la chaloupe.

—Nous ne c�derons la chaloupe � personne, r�p�t�rent les autres voix des matelots.

Le capitaine essaya de protester, mais ses paroles furent p. 254 couvertes par les voix en r�volte qui r�p�taient pour s'encourager:—C'est notre droit, c'est notre droit.

Alors le vieux pilote Guillaume, s'avan�ant vers les matelots:—Au moins, dit-il, sauvez cet enfant.

Et il voulut prendre Julien dans ses bras pour le leur passer; mais le petit gar�on s'accrocha r�solument au cou d'Andr�:—Je ne veux pas �tre sauv� sans mon fr�re, dit-il, je ne le quitterai pas.

A travers le bruit terrible de la temp�te on entendit pour toute r�ponse ce cri �go�ste et sauvage des matelots:—Qu'il reste alors! chacun pour soi.

Les instants pressaient. L'oncle Frantz se dirigea vers le petit canot.—Viens, Andr�, dit-il, et apporte-moi Julien.

En parlant ainsi la voix de Frantz tremblait, comme celle d'un homme qui songerait qu'il va emmener � une mort presque certaine ce qu'il a de plus cher au monde: car Frantz connaissait mal la c�te, et le canot �tait si fragile qu'il paraissait impossible qu'il r�sist�t aux lames.

Au m�me moment la voix vibrante du pilote Guillaume retentit:—Attendez-moi, Frantz, s'�cria-t-il; ce n'est pas moi qui abandonnerai deux enfants et un ami en p�ril. Nous nous sauverons tous, Frantz, ou nous mourrons ensemble.

Puis, s'adressant au capitaine qui, irr�solu, ne savait dans quelle embarcation sauter:—Capitaine, ma place est ici, la v�tre est avec vos hommes, partez; je me charge du canot.

Le capitaine se dirigea vers la chaloupe; l'instant d'apr�s elle avait disparu s'�loignant dans l'horizon noir, et le vieux pilote �tait seul dans le canot avec Frantz et les enfants.

XCIX.—La nuit en mer.

Comment nous acquitter du bien qu'on nous a fait? En faisant nous-m�me du bien � tous ceux qui ont besoin de nous.

Le canot �tait si l�ger qu'il semblait que la premi�re vague e�t d� l'engloutir, mais il bondissait sur la cime du flot pour retomber l'instant d'apr�s dans le sillon que le flot laisse derri�re lui. Le pilote tenait le gouvernail; l'oncle Frantz et Andr� maniaient chacun une rame d'une main vigoureuse.

Chaque vague envoyait en passant dans le canot ces flaques d'eau que les marins appellent des paquets de mer , et le canot n'e�t pas tard� � �tre submerg� si Julien, les pieds dans l'eau, p. 255 n'avait travaill� sans cesse � le vider. Souvent m�me Andr� �tait oblig� de laisser la rame pour aider l'enfant.

Le plus grand p�ril pour le moment, c'�taient les �cueils o� le navire venait de s'�chouer. On ne les voyait point, mais on entendait le perp�tuel mugissement, bien connu des marins, que les flots produisent en se brisant contre les rochers; et parfois, quand un �clair d�chirait la nue, on apercevait � l'endroit des r�cifs toute une longue ligne blanche d'�cume.

255

La temp�te. —Les temp�tes de la mer sont produites par le vent et l'orage qui bouleversent les flots. Sous ce rapport, le nord-ouest de la France est parmi les contr�es de l'Europe les plus expos�es aux orages. Dans la temp�te, les vagues fouett�es par le vent bondissent jusqu'� une hauteur de douze m�tres.

Avec une merveilleuse habilet� le vieux pilote, qui connaissait toutes les c�tes de France depuis vingt ans, et encore mieux celles de Bretagne et de Normandie, guidait l'embarcation pour regagner la haute mer. Il n'y avait aucun port assez rapproch� o� l'on p�t trouver un abri; mieux valait le large que la c�te h�riss�e de r�cifs.

Ce fut une longue nuit d'angoisses. Enfin les premiers rayons du jour parurent et �clair�rent la mer boulevers�e. Nos amis �taient seuls sur l'Oc�an, envelopp�s par une brume �paisse comme cela arrive dans les temp�tes.

Ils se regard�rent les uns les autres; puis l'oncle Frantz, comme saisi d'une pens�e soudaine, serra les mains du vieux pilote dans les siennes, et d'une voix que l'�motion suffoquait:—Guillaume, dit-il, comment nous acquitterons-nous jamais envers toi?

—C'est bien simple, r�pondit le vieux marin en promenant autour de lui ses yeux clairs et r�solus; et plus gravement il reprit:—Frantz, dans un m�me p�ril, tu feras pour un autre ce que je fais pour toi aujourd'hui, et les enfants de m�me.

p. 256 —Nous le ferons, r�pondit Frantz d'un accent �mu.

—Nous le ferons, r�p�t�rent Andr� et Julien; et ce dernier, levant ses petites mains jointes vers le pilote, souriait � travers ses larmes comme si un coin du ciel noir s'�tait enfin �clairci.

Alors une sorte de calme s'�leva du fond de ces quatre �mes que la mort enveloppait encore de toutes parts: il semblait qu'en s'engageant � vaincre dans l'avenir de nouveaux p�rils pour le salut d'autres hommes, on e�t d�j� triomph� du p�ril pr�sent.

C.—La derni�re rafale de la temp�te.—La barque d�sempar�e.

Esp�rer et lutter jusqu'au bout est un devoir.

A ce moment, une derni�re rafale s'�leva, mais si brusque, si violente que personne n'eut le temps de s'y pr�parer. Une lame �norme, furieuse, venant de l'avant, brisa d'un seul coup les deux rames. En m�me temps, elle emplit � moiti� d'eau la barque, roula Julien, aveugla Andr� et l'oncle Frantz, qui perdirent pied.

La bourrasque pass�e, nos quatre naufrag�s furent presque �tonn�s de se retrouver encore ensemble et de voir que la barque, quoique remplie d'eau, �tait toujours � flot. Par malheur elle �tait absolument d�sempar�e; on ne pouvait plus la diriger, on se trouvait comme une �pave flottante � la merci du vent et des vagues, qui pouvaient entra�ner de nouveau l'embarcation sur des r�cifs et l'y briser.

On s'empressa de vider le canot, ce qui fut long. Puis chacun se rassit, en proie � de nouvelles anxi�t�s.

Guillaume �tait devenu sombre. Immobile au fond de la barque, il suivait d'un œil triste l'horizon brumeux. Ses paupi�res �taient humides, comme si, par la pens�e, il e�t entrevu au del� des c�tes de l'Oc�an une petite maison cach�e sous les arbres, et au cher foyer de la maison une femme inqui�te et deux t�tes blondes, celles de ses petites filles.

Un soupir profond souleva la poitrine du vieux marin, et ses yeux continu�rent � se perdre dans l'horizon vide.

Alors deux bras caressants se pos�rent sur son �paule et la petite voix tendre de Julien s'�leva. On e�t dit que l'�me na�ve de l'enfant avait lu dans celle du vieillard et qu'elle venait lui r�pondre.

p. 257 —P�re Guillaume, murmura-t-il � son oreille, Dieu est bon, et je le prie de tout mon cœur: vous reverrez votre maison.

—Dieu t'entende, Julien! fit le vieillard en serrant l'enfant dans ses bras.

CI.—Le noy� et les secours donn�s par Guillaume.

Que d'hommes ont �t� rappel�s � la vie par des secours intelligents et pers�v�rants!

Apr�s ce moment d'effusion, Guillaume fit un effort, et chassant ses pens�es tristes:

—Ces enfants-l� doivent �tre �puis�s, dit-il. Puisque nous n'avons plus rien � faire qu'� nous laisser ballotter au hasard, il faut r�parer nos forces en prenant de la nourriture.

On atteignit alors quelques provisions qu'on avait emport�es en toute h�te au moment d'embarquer: du biscuit, de la viande s�che et un petit baril d'eau douce. On brisa comme on put le biscuit, et quand chacun eut repris des forces, on se sentit plus de courage et d'espoir.

La barque flottait au hasard, jouet des flots; tous les yeux �taient fix�s sur l'horizon.

Julien, qui regardait comme les autres la mer avec attention, s'approcha de l'oncle Frantz:

—Mais voyez donc, dit-il; il y a quelque chose qui flotte l�-bas sur l'eau: qu'est-ce que ce peut �tre?

—Quelque �pave de la temp�te, sans doute, dit l'oncle Frantz. Peut-�tre quelque d�bris du navire.

—Mais non, je vous assure, dit Andr� � son tour. Tenez, il me semble que ce sont des v�tements qui flottent. Ne serait-ce point le corps d'un homme?

—Il a raison, dit le vieux pilote. Ce doit �tre un naufrag� comme nous, mais plus malheureux que nous.

Tous les yeux fix�s sur ce point cherchaient � deviner. On ne pouvait encore bien distinguer l'objet qui flottait sur l'eau. Tout d'un coup une vague plus forte le rapprocha de la barque.

—Oh! mon Dieu! s'�cria l'oncle Frantz, qui avait aper�u le visage p�le du naufrag�, c'est le capitaine du navire.

Et jetant � la mer un paquet de cordages qui se trouvait � bord de la barque d�sempar�e, il parvint � attirer � lui le corps flottant et � le hisser dans le canot.

p. 258 On le coucha aussit�t sur le c�t�. Guillaume desserra les dents du capitaine: on vit l'eau ressortir de sa bouche. Ensuite Guillaume le frictionna par tout le corps pour rappeler la chaleur, et, appuyant la main sur sa poitrine, il la fit successivement se lever et s'abaisser pour imiter les mouvements de la respiration.

Le corps semblait toujours inanim�. Le p�re Guillaume, sans se d�courager, approcha alors sa bouche de la sienne et lui souffla doucement de l'air. Il fit cela avec patience pendant assez longtemps. Andr� et Julien, se d�pouillant de leur veste, avaient recouvert le noy� pour le r�chauffer.

Enfin le souffle du capitaine parut r�pondre � celui de Guillaume; un l�ger tressaillement agita son corps, ses l�vres remu�rent et ses yeux se rouvrirent. L'oncle Frantz, prenant une gourde d'eau-de-vie, lui en versa quelques gouttes qui le ranim�rent tout � fait.

Quand il put parler, le capitaine raconta � ceux dont les soins intelligents venaient de le sauver que la chaloupe charg�e de monde avait eu une avarie, avait pris l'eau et sombr�. Il avait nag� pendant plusieurs heures, esp�rant rencontrer quelque navire. Puis il avait aper�u de loin le canot et s'�tait dirig� vers lui. Enfin les forces l'avaient abandonn�, et depuis il ne savait plus ce qu'il �tait devenu.

CII.—L'attente d'un navire et les signaux de d�tresse.

De m�me que, sur mer, les vaisseaux se d�tournent de leur route pour venir au secours des naufrag�s, de m�me, dans la vie, nous devons aller vers ceux qui souffrent et faire pour eux sans h�siter les sacrifices que r�clame leur mis�re.

Vers midi, le vent changea brusquement. En m�me temps, la brume qui n'avait cess� d'envelopper la barque se dissipa peu � peu, et les naufrag�s, qui �taient maintenant cinq, purent observer l'horizon sur tous les points.

—En temps ordinaire, dit Guillaume, nous ne tarderions pas � apercevoir quelque navire, car la Manche est la mer la plus fr�quent�e du globe; mais apr�s une telle temp�te, c'est grand hasard si quelque vaisseau a pu tenir la mer et si l'on vient � notre secours.

—Esp�rons pourtant, dit le capitaine.

Et la barque continua de voguer au hasard des vents et des vagues.

p. 259 Vers deux heures on aper�ut du c�t� du sud un petit point blanc qu'on avait peine � distinguer de l'�cume des flots. Mais en le regardant, les yeux du vieux pilote brill�rent:

—Voici une voile, dit-il; puisse-t-elle venir vers nous!

Le navire approchait en effet. Apr�s une demi-heure d'attente, qui sembla un si�cle aux naufrag�s, on d�couvrit distinctement les trois m�ts.

—On peut maintenant nous voir, dit le capitaine, t�chons d'�tre aper�us.

Le pilote, qui avait la plus haute taille, prit un mouchoir rouge, l'attacha au tron�on d'une rame qui restait et l'agita en l'air comme signal de d�tresse.

Ce fut alors un grand silence, plein d'anxi�t�: tous les yeux �taient tourn�s vers le m�me point. Le navire approcha encore, mais il se dirigeait vers les c�tes d'Angleterre, et, continuant rapidement sa route, il ne vit pas le fr�le canot perdu au milieu de la mer.

Peu � peu les m�ts sembl�rent s'abaisser en s'�loignant, le navire ne parut plus qu'un point, le point lui-m�me disparut, et le canot des naufrag�s continua de flotter seul sur l'immense Oc�an.

Tous les cœurs �taient gros d'angoisse. Un silence morne r�gna de nouveau dans la petite barque.

Le soleil allait d�j� se coucher et emporter avec lui la derni�re esp�rance des naufrag�s, lorsque Julien, dont les yeux �taient tourn�s vers l'ouest, aper�ut au loin une sorte de petit nuage noir�tre qui flottait au-dessus de l'horizon.

—Ne voyez-vous pas ce nuage? dit-il � son oncle.

Celui-ci regarda, puis, se levant tout � coup:—Oh! dit-il, ce n'est point un nuage, c'est de la fum�e. S�rement un vapeur est par l�. Nous pouvons encore esp�rer.

Bient�t en effet la fum�e sembla approcher, �paissir; puis, quelques minutes plus tard, on distinguait le haut des m�ts et de la chemin�e du vaisseau.

On se leva et on agita tout ce qu'on poss�dait d'�toffes � couleurs voyantes. Julien avait joint ses petites mains, les yeux tourn�s vers le ciel.

Tout d'un coup le navire � vapeur changea de direction et marcha juste sur le canot. Le signal avait �t� aper�u et on venait pour secourir les naufrag�s.

p. 260 Quelques instants apr�s, ils �taient tous � bord du grand bateau � vapeur la Ville de Caen , qui reprenait sa route vers Dunkerque, les emportant avec lui.

CIII.—Inqui�tude et projets pour l'avenir.

Une famille unie par l'affection poss�de la meilleure des richesses.

Dans l'ivresse de se voir enfin sauv�s, Julien et Andr� s'�taient jet�s au cou de leur oncle et du brave Guillaume.

—Ami, dit Frantz au vieux pilote normand, d�sormais c'est entre nous � la vie et � la mort. Nous te devons d'exister encore: dispose de nous au besoin.

—Frantz, dit Guillaume, s'il en est ainsi, je veux te demander une chose.

—Quoi que ce soit, dit Frantz, je le ferai.

—Eh bien, Frantz, lorsque tu auras termin� tes affaires en Alsace-Lorraine, viens me trouver dans le petit bien que je poss�de aupr�s de Chartres; je sais que, si tu n'avais pas perdu toutes tes �conomies � Bordeaux, tu aurais achet� un bout de terre pour t'y �tablir; moi, me voil� propri�taire et je n'entends pas grand'chose � l'agriculture; viens te reposer un mois aupr�s de moi. Tu m'aideras de tes conseils, nous r�fl�chirons ensemble � l'avenir, et si le cœur te disait de l'installer aupr�s de nous, nous serions bien heureux.

—H�las! mon brave Guillaume, r�pondit Frantz, j'irai te voir, je te le promets, mais je ne pourrai rester longtemps: nous avons notre vie � gagner, Andr� et moi, nous avons � �lever et � instruire Julien.

—Que comptez-vous faire?

—Je n'en sais trop rien encore, dit Frantz en soupirant. Cette temp�te a achev� de bouleverser mes projets. Nos v�tements � tous sont au fond de la mer, et si je n'avais eu soin de mettre dans ma ceinture mes papiers avec une centaine de francs qui nous restaient, nous n'aurions plus rien que nos bras � cette heure.

—Ah! mon Dieu, c'est pourtant vrai, s'�cria Julien, toutes nos affaires sont rest�es sur le navire et ont sombr� avec. Et mon carton de classe, mes cahiers et mes livres que j'avais si bien pris soin d'emporter de Phalsbourg, tout est perdu! Quel dommage! je n'y avais pas song� encore.

Et l'enfant laissa tomber ses bras d'un air d�sol�. Mais � p. 261 ce moment il sentit quelque chose de dur dans sa poche, et il ne put retenir un petit cri de plaisir:

—Oh! fit-il, j'ai tout de m�me encore un livre, mon livre sur les grands hommes. Il �tait dans ma poche et il s'est trouv� sauv� sans que j'y pense.

Le vieux pilote embrassa Julien, et serrant la main de Frantz:—Allons, dit-il, ne nous d�solons pas, Frantz. Songe que dans ma vie j'ai pass� des heures plus dures encore, et pourtant me voil� petit propri�taire � pr�sent. Ton tour de bonheur arrivera aussi, tu verras; il arrive toujours pour ceux qui comme toi ne craignent ni la peine ni le travail, parce qu'ils veulent honn�tement se tirer d'affaire.

—Et puis, mon oncle, ajouta Andr�, vous n'�tes pas seul, et nous, nous ne sommes plus orphelins. A nous trois, nous formons une petite famille. Nous nous aimons, nous nous soutiendrons tous les trois; nous serons heureux, allez, sinon par la richesse, au moins par l'affection.

CIV.—Une surprise apr�s l'arriv�e � Dunkerque.—Les quatre caisses.—Utilit� des assurances.

En s'entendant les uns avec les autres et en se cotisant, on parvient de notre temps � r�parer des malheurs qui �taient autrefois irr�parables.

Le paquebot arriva rapidement � Dunkerque. Ce port, le plus fr�quent� du d�partement du Nord, tire son nom des dunes de sable pr�s desquelles la ville est b�tie. C'est, avec Boulogne et Calais, un centre important pour la p�che des harengs et des sardines.

261

Les dunes de Dunkerque. —On appelle dunes des collines de sable qui se sont form�es sur les bords de l'Oc�an ou de la Manche. Elles sont st�riles et souvent habit�es par des renards. On arr�te les dunes, dans le Nord, en y plantant une sorte de jonc marin, et dans les Landes en y plantant des pins maritimes. Les plantations ou semis faits sur les dunes sont exempt�s d'imp�ts pendant trente ans.

Frantz d�sirait se rendre au plus vite en Alsace-Lorraine avec ses neveux sans rien d�penser; il songea � se procurer de l'occupation sur un des bateaux qui font le service des canaux du Nord et qui, regagnant p. 262 le canal de la Marne au Rhin, passent tout pr�s de Phalsbourg.

On parcourut la ville anim�e de Dunkerque; on passa devant la statue de Jean Bart que David a sculpt�e, et Julien admira l'air r�solu du c�l�bre marin.

L'oncle Frantz ne trouva pas du premier coup ce qu'il d�sirait. Ce fut seulement apr�s deux jours de recherches, bien des peines et bien des tracas, qu'il obtint de l'ouvrage � bord d'un bateau. Encore ne lui promit-on d'autre salaire que leur nourriture � tous les trois.

262

La p�che du hareng. —Le hareng est un joli poisson glauque sur le dos et blanc sous le ventre. Chaque ann�e, au mois de mars, les harengs descendent des mers du Nord par bancs immenses et voyagent le long de nos c�tes. C'est alors que les p�cheurs vont jeter dans l'eau leurs grands filets qu'ils retirent charg�s de harengs. Cette p�che est aussi importante que celle de la morue.

Nos amis s'en revenaient donc la t�te basse, le front soucieux, songeant qu'il allait falloir entamer leur petite r�serve d'argent pour s'acheter des v�tements de rechange; et ils �taient si tristes qu'ils marchaient sans rien se dire, pr�occup�s de leurs r�flexions.

—Eh bien, s'�cria Guillaume qui les attendait sur le seuil de la porte, arrivez donc: il y a du nouveau qui vous attend.

Julien, en voyant la figure radieuse du brave pilote, devina vite que les nouvelles �taient bonnes; il s'�lan�a � sa suite de toutes ses petites jambes, et on monta quatre � quatre l'escalier de la mansarde qu'on avait lou�e en arrivant.

Quand la porte fut ouverte, Julien demeura bien surpris. Il aper�ut au beau milieu de la mansarde quatre caisses de voyage portant chacune le nom de l'un de nos quatre voyageurs. Julien, naturellement, s'empressa d'ouvrir celle qui portait son nom, et il fit un saut d'admiration en voyant dans le tiroir de la caisse de bonnes chemises � sa taille, des bas, des souliers neufs, un chapeau en toile cir�e et une paire de pantalons en bon drap.

p. 263 —Mais, p�re Guillaume, dit l'enfant en d�ployant toutes ces richesses, est-ce que c'est possible que ce soit pour moi, tout cela! D'o� vient cette belle caisse? Et Andr� qui en a autant! et mon oncle aussi, et vous aussi! Qu'est-ce que cela veut dire?

263

Jean Bart , n� � Dunkerque en 1631 [iii] , mourut en 1702. Fils d'un simple p�cheur, il devint l'un de nos plus illustres marins. Un capitaine anglais l'invita un jour � d�ner; il se rendit sans d�fiance sur son navire; mais c'�tait une trahison: � la fin du d�ner les matelots anglais se jet�rent sur Jean Bart pour le faire prisonnier. Celui-ci, avec un sang-froid admirable, se d�gageant brusquement, courut vers un tonneau de poudre, en approcha une m�che allum�e qu'il avait saisie et cria aux Anglais d'une voix tonnante: �Si vous faites un pas vers moi, je fais sauter le navire et nous avec.� Les Anglais interdits s'�cartent, les marins de Jean Bart ont le temps d'arriver, s'emparent du navire, et Jean Bart triomphant ram�ne � Dunkerque les Anglais prisonniers sur leur propre vaisseau.

—Petit Julien, r�pondit le p�re Guillaume, ravi de la bonne surprise qui �panouissait tous les visages, c'est le cadeau d'adieu de notre capitaine. Il a fait dresser avec moi, comme la loi l'y obligeait, le proc�s-verbal du naufrage du navire: le Poitou �tait assur� avec toute sa cargaison et le capitaine ne perdra rien: il a trouv� juste que nous ne perdions rien aussi, et il nous envoie ces v�tements en �change de ceux qui ont coul� avec le navire. En m�me temps, il a ajout� le paiement promis � chacun de nous pour la travers�e. Volden, voici tes cinquante francs; Andr�, en voici trente, et toi, Julien, voici un carton d'�colier tout neuf pour te r�compenser d'avoir �t� courageux en mer comme un petit homme.

Julien ne se poss�dait pas d'aise. Cette caisse � son adresse, c'�tait le premier meuble qu'il e�t poss�d�:

—Mon oncle, disait-il en sautant de plaisir, voyez donc, nous avons maintenant un mobilier: c'est comme si nous poss�dions chacun une armoire!

Tout d'un coup, il s'interrompit pour pousser une nouvelle exclamation de surprise:

p. 264 —Ah! mon Dieu! dit-il, jusqu'� mon joli parapluie que M. Gertal m'avait donn� et que j'avais tant de regret d'avoir perdu! Eh bien, le capitaine en a mis un au fond de la caisse, et il est tout pareil, regarde, Andr�.

—Je m'imagine, dit l'oncle Frantz en tendant la main avec �motion � Guillaume, qu'il y a quelqu'un qui a sans doute aid� la m�moire du capitaine.

—Mon vieil ami, dit Guillaume, j'�tais charg� de faire l'inventaire complet; j'ai t�ch� de ne rien oublier.

Ce soir-l�, nos quatre amis d�n�rent bien contents. Apr�s d�ner on alla remercier le capitaine, et chemin faisant Julien ne put s'emp�cher de dire qu'il trouvait que les assurances sont une bien bonne chose.

—Oui certes, petit Julien, r�pondit Guillaume. En donnant aux compagnies d'assurances une faible somme chaque ann�e, on se trouve prot�g� autant que faire se peut contre les malheurs de toute sorte. Je me suis d�j� dit qu'en arrivant chez moi la premi�re chose que je vais faire, ce sera d'assurer contre l'incendie le petit bien dont nous avons h�rit� et d'assurer contre la gr�le mes r�coltes de chaque ann�e.

Et le vieux pilote ajouta sentencieusement:

—L'homme sage n'attend point que le malheur ait frapp� � sa porte pour lui chercher un rem�de.

CV.—Le Nord et la Flandre.—Ses canaux, son agriculture et ses industries.—Lille.

Les pays du nord sont ceux que la nature a le moins favoris�s; mais l'intelligence et le travail de l'homme ont corrig� la nature et y ont produit des richesses.

Le lendemain, nos amis se s�par�rent en se promettant de se revoir bient�t. Guillaume allait retrouver sa femme, Frantz et ses neveux se dirigeaient vers Phalsbourg pour y terminer leurs affaires.

Lorsque le bateau quitta Dunkerque pour naviguer sur le canal, Julien, debout sur le pont, observait le pays avec attention.—Regarde bien, Julien, lui dit l'oncle Frantz, qui �tait tout pr�s, enfon�ant dans l'eau sa longue perche; le d�partement du Nord o� nous voici vaut la peine que tu l'admires. C'est, apr�s le d�partement de la Seine, le plus peupl� de France, et l'agriculture comme l'industrie y est prosp�re.

265

—Ces provinces sont riches et couvertes de villes florissantes. Leur fertilit� en bl� les a fait nommer le grenier de la France. Lille a environ 200,000 habitants. L'ancienne capitale de l'Artois �tait Arras (30,000 hab.), fortifi�e par Vauban. L'ancienne capitale de la Picardie �tait Amiens (70,000 hab.). Cette ville importante est situ�e sur la Somme, rivi�re aux eaux dormantes. C'est encore un grand centre industriel; on y fabrique des tapis et des velours renomm�s. Abbeville (20,000 hab.) est connue pour sa serrurerie.

En effet, tout le long des bords du canal, souvent noircis p. 265 par la poussi�re du charbon de terre, on voyait se d�ployer de grandes plaines o� travaillaient sans rel�che les cultivateurs affair�s. On �tait � la fin de janvier, et chacun pr�parait la terre � recevoir les semences du printemps.

265a

L'œillette. —C'est le nom vulgaire de certains pavots cultiv�s pour leurs graines. Le pavot renferme une substance v�n�neuse, l'opium, mais ses graines en sont totalement d�pourvues, et ce sont elles qui fournissent l'huile d'œillette, peut-�tre la meilleure apr�s l'huile d'olive.

—Dans deux mois, ajouta l'oncle Frantz, ce ne sera partout qu'un immense tapis vert: ici, du chanvre et du lin, dont on fera les belles toiles du Nord ou les dentelles de Valenciennes et de Douai; l�, le colza, la navette et l'œillette pour les huiles, le houblon pour la bi�re, les betteraves pour les raffineries de sucre et pour la nourriture des bestiaux, enfin les c�r�ales de toute sorte; car ici il n'y a jamais un m�tre de terrain inoccup�.

—Pourquoi ne voit-on pas de vaches dans les champs par ici? observa Julien.

—C'est qu'on les nourrit � l'�table pour la plupart. Ce qui n'emp�che pas les vaches flamandes d'�tre une des plus belles races fran�aises. Elles sont grandes et donnent beaucoup de lait. Les moutons flamands sont aussi renomm�s; avec leur laine on fait les belles �toffes qui se vendent � Roubaix et � Tourcoing.

266

Une filature de lin a Lille. —Le lin est de toutes les fibres de plantes celle qu'il �tait le plus difficile de filer � la m�canique. C'est par une merveille de l'industrie que les machines r�ussissent maintenant � transformer ces fibres si courtes en fils longs et souples qui vont s'enroulant sur des bobines.

p. 266 —Et toutes ces grandes chemin�es, mon oncle, dit Julien, qu'est-ce donc?

—Ce sont les chemin�es d'usines de toute sorte, raffineries de sucre, distilleries d'eau-de-vie, fabriques d'amidon. Bient�t nous verrons les moulins � huile et � farine. Plus tard nous rencontrerons des puits de mines: les mines d'Anzin et de Valenciennes produisent � elles seules le quart de toute la houille retir�e du sol fran�ais.

—Oh! oh! dit le petit Julien, je suis bien content de conna�tre la Flandre; je vois que le nord de la France n'en est pas la partie la moins bonne.

Bient�t on arriva � Lille, la cinqui�me ville de France, qui est en m�me temps une place forte de premier ordre, tout entour�e de remparts et de bastions, et qui soutint plusieurs si�ges h�ro�ques. Julien fut envoy� faire quelques commissions � travers Lille: il revint �merveill� du mouvement qu'il avait vu partout, et du bruit des grandes filatures dont on entendait en passant siffler les machines � vapeur.

Comme il avait vu sur une place de Lille le nom de Philippe de Girard, il songea aussit�t � interroger son livre sur ce grand homme.—Quel bonheur, pensa-t-il, que j'eusse mon livre dans ma poche lors de la temp�te! L'Oc�an ne l'a pas englouti, mon cher livre; il me semble que je l'aime plus encore, � pr�sent qu'il a fait avec moi tant de courses extraordinaires. Voyons ce qu'il va m'apprendre sur Lille.

Et l'enfant ouvrit son livre.

CVI.—Un grand homme auquel le Nord doit une partie de sa prosp�rit�: Philippe de Girard.—La machine � filer le lin.

Un seul homme, par son g�nie et sa pers�v�rance, peut faire changer de face toute une contr�e.

En l'ann�e 1775, un petit enfant nomm� Philippe de Girard venait au monde dans un village du d�partement de Vaucluse.

—Le d�partement de Vaucluse, se dit Julien, chef-lieu Avignon; j'ai pass� par l� en allant � Marseille, je me le rappelle tr�s bien.

D�s que le petit Philippe sut lire, il employa toutes ses journ�es � �tudier, � feuilleter des livres savants.

A l'heure des r�cr�ations, Philippe allait jouer dans le jardin paternel, mais ses jeux �taient de nouveaux travaux. Il construisait de petits moulins que faisait tourner le ruisseau du jardin: il fabriquait de toutes pi�ces ou dessinait sur le papier des machines de diverses sortes.

A l'�ge de quatorze ans, Philippe de Girard avait d�j� invent� une machine pour utiliser la grande force des vagues de la mer.

Il n'avait pas seize ans lorsqu'un malheur frappa sa famille: son p�re et sa m�re furent forc�s de quitter la France pendant la R�volution, et ils perdirent tout ce qu'ils poss�daient.

Errant dans des pays �trangers, r�duits � la pauvret� la plus grande, les parents de Philippe de Girard seraient peut-�tre morts de mis�re sans le courage de leur jeune fils.

Philippe met tout son g�nie au service de son amour filial; c'est lui qui gagne le pain de son p�re et de sa m�re, il est leur secours, leur consolation, leur honneur. Il travaille sans repos, et c'est pour eux qu'il travaille.

En 1810, Philippe et sa famille �taient r�unis � table pour d�jeuner. En ce moment, un journal arriva. Son p�re l'ouvrit, y jeta les yeux, puis le passant � son fils: �Tiens, Philippe, voil� qui te regarde.�

Et le jeune homme lut dans le journal ce d�cret de Napol�on I er :

�Il sera accord� un prix d'un million de francs � l'inventeur (de quelque nation qu'il puisse �tre) de la meilleure machine � filer le lin.�

267

Philippe de Girard , n� en 1775 dans un village du d�partement de Vaucluse, mourut en 1845.

—Un million! s'�cria Philippe. Oh! si je pouvais le gagner et vous rendre votre fortune d'autrefois!...

p. 268 Apr�s le d�ner, Philippe va se promener dans le jardin sous les grands arbres, r�fl�chissant, cherchant comment faire. Il se procure du lin, du fil, une loupe (une loupe est une sorte de verre qui grossit les objets pour les yeux); puis il s'enferme dans sa chambre, et, tenant d'une main le lin, de l'autre le fil, il se dit: �Avec ceci, il faut que je fasse cela.�

Il passa la journ�e et la nuit � r�fl�chir, imaginant et construisant dans sa t�te des machines de toute sorte.

Le lendemain, quand il revint � la m�me heure pour le d�jeuner en famille, il dit � son p�re:

—Le million est � nous, la machine est trouv�e!

L'id�e principale de la machine �tait trouv�e en effet, mais, pour l'ex�cuter, Philippe de Girard rencontra les plus grandes difficult�s. Il d�pensa le peu d'argent qu'il avait; enfin, apr�s plusieurs ann�es, au moment o� la machine �tait enfin parfaite et o� Philippe allait recevoir son prix, Napol�on tomba. Le gouvernement qui lui succ�da refusa de payer le million promis.

Alors Philippe ruin� s'exila. Il alla fonder en Pologne une manufacture de lin qui prit une grande importance et fut m�me le centre d'une nouvelle ville. Cette ville porte le nom de Girard et elle est d�sign�e sur les cartes actuelles par le nom de Girardoff .

Ainsi, gr�ce � un travail assidu, Girard finit par obtenir et par donner aux siens la richesse qu'il avait failli d�j� trouver. N�anmoins, jusqu'� la fin de sa vie il ne cessa de travailler et d'inventer sans rel�che; c'est par vingtaines que se comptent les machines que l'industrie lui doit.

Mais sa plus belle œuvre, ce fut cette machine � filer le lin qui devait �tre une des richesses de sa patrie. Elle se r�pandit partout rapidement, surtout dans le Nord. C'est une simple machine qui a fait la fortune et la grandeur de plusieurs villes du Nord, principalement de Lille, centre de l'industrie du lin. Aussi la ville de Lille s'est-elle toujours montr�e reconnaissante envers Philippe de Girard.

L'�tat fait aujourd'hui une pension � sa ni�ce et � sa petite-ni�ce.

CVII.—L'Artois et la Picardie.—Le si�ge de Calais.

Le courage rend �gaux les riches et les pauvres, les grands et les petits, dans la d�fense de la patrie.

Julien, tournant la page de son livre, continua sa lecture:

L'Artois et la Picardie sont, comme la Flandre, des pays de plaines tr�s fertiles qui produisent en abondance le bl�, le colza et le lin. Ces trois provinces industrieuses, plac�es en face de l'Angleterre, font aussi un grand commerce maritime. Par les ports de Boulogne et de Calais passent chaque ann�e, par centaines de mille, les personnes qui se rendent d'Angleterre en France ou de France en Angleterre.

p. 269 Il y a cinq cents ans, le roi d'Angleterre, �douard III, avait envahi la France et assi�g� Calais. Les habitants, pendant une ann�e enti�re, soutinrent vaillamment le si�ge; mais les vivres vinrent � manquer, la famine �tait affreuse, il fallut se rendre.

Le brave gouverneur de la ville, Jean de Vienne, fit dire au roi d'Angleterre que Calais se rendait et que tous ses habitants demandaient � quitter la ville.

269

Eustache de Saint-Pierre et les bourgeois de Calais. —C'est en 1347 que le roi d'Angleterre r�duisit � merci la ville de Calais. Cette ville ne fut enlev�e aux Anglais qu'en 1558 par le duc de Guise. Calais a aujourd'hui 12,000 habitants; c'est une place forte de premi�re classe.

Le roi r�pondit qu'il ne les laisserait pas sortir, mais ferait tuer les plus pauvres et accorderait la vie aux riches au prix d'une forte ran�on.

Voici la belle r�ponse que lui fit alors Jean de Vienne.

—Seigneur roi, nous avons tous combattu aussi loyalement les uns que les autres, nous avons tous subi ensemble bien des mis�res, mais nous en subirons de plus grandes encore plut�t que de souffrir que le plus petit de la ville soit trait� autrement que le plus grand d'entre nous.

Le roi furieux r�pondit qu'en ce cas il les ferait tous pendre.

Les chevaliers anglais r�ussirent pourtant � le calmer un peu, et il se contenta d'exiger que Calais lui livr�t six bourgeois, parmi les notables, pour �tre mis � mort.

Le gouverneur de la ville vint alors au march� pour annoncer la triste nouvelle. Il fit sonner la cloche. Au son du la cloche, hommes et femmes se r�unirent pour l'entendre.

Grande fut la consternation en apprenant l'arr�t du roi d'Angleterre. Tous se regardaient les uns les autres, se demandant quelles seraient parmi eux les six malheureuses victimes. Tout d'un coup le plus riche bourgeois de la ville, Eustache de Saint-Pierre, se leva; il s'avan�a vers le gouverneur et, d'une voix ferme, il se proposa le premier pour mourir.

Aussit�t trois autres bourgeois imitent son noble exemple et, quand il ne reste plus que deux victimes � choisir, tant d'habitants se proposent pour mourir et sauver leurs concitoyens, que le gouverneur de la ville est oblig� de tirer au sort.

Ensuite les six bourgeois partirent au camp anglais, en chemise, pieds nus, la corde au cou, portant les clefs de la ville. Ils s'agenouill�rent devant le roi en lui tendant les clefs.

p. 270 Il n'y eut alors, parmi les Anglais, si vaillant homme qui p�t s'emp�cher de pleurer en voyant le d�vouement des six bourgeois. Seul, le roi d'Angleterre, jetant sur eux un coup d'œil de haine, commanda que l'on coup�t aussit�t leurs t�tes. Tous les barons et chevaliers anglais versaient des larmes et demandaient de faire gr�ce, mais �douard, grin�ant des dents, s'�cria:

—Qu'on fasse venir le coupe-t�te.

Au m�me moment, la reine d'Angleterre arriva. Elle se jeta � deux genoux aux pieds du roi, son �poux:

—Gr�ce, gr�ce! dit-elle; et elle pleurait � tel point qu'elle ne pouvait se soutenir. Ah! gentil sire, je ne vous ai jamais rien demand�; aujourd'hui je vous le demande, pour l'amour de moi, ayez piti� de ces six hommes!

Le roi garda le silence durant quelques moments, regardant sa femme agenouill�e devant lui:—Ah! madame, dit-il, j'aimerais mieux que vous fussiez ailleurs qu'ici.

Enfin il s'attendrit et il accorda la gr�ce des six h�ros de Calais.

CVIII.—La couverture de laine pour la m�re �tienne.—Reims et les lainages.

Se souvenir toujours d'un bienfait, c'est montrer qu'on en �tait vraiment digne.

271

La cath�drale de Reims est un admirable �difice du treizi�me si�cle. On en voit ici l'ext�rieur et les superbes tours. L'int�rieur n'est pas moins magnifique: il est �clair� par des vitraux remarquables et orn� d'innombrables statues. C'est dans la cath�drale de Reims qu'�taient couronn�s les rois de France.

—Mon oncle, dit un jour Andr� � l'oncle Frantz, il y a une chose qui me pr�occupe; lorsque nous avons quitt� la Lorraine, le p�re et la m�re �tienne nous ont aid�s comme si nous �tions leurs enfants, et la bonne m�re �tienne, sans rien me dire, a gliss� dans ma bourse deux pi�ces de cinq francs que j'y ai trouv�es � �pinal. Cependant ils sont tr�s g�n�s, car ils ont perdu toutes leurs �conomies pendant la guerre, et moi, malgr� nos peines, j'ai n�anmoins en ce moment deux fois plus d'argent qu'en quittant Phalsbourg. Je voudrais bien leur rendre ces deux pi�ces de cinq francs et leur en montrer ma reconnaissance.

—Je t'approuve, Andr�, dit l'oncle Frantz: il faut toujours, d�s qu'on le peut, rendre ce qu'on a re�u et r�pondre � un bon proc�d� par un autre. Nous passerons chez la m�re �tienne avant d'arriver � Phalsbourg, et nous lui offrirons quelque chose.

—Mon oncle, dit Julien qui avait �cout� avec attention, je me rappelle que M me �tienne nous avait mis la nuit sur notre lit des habits pour nous couvrir, car, disait-elle, elle n'avait plus une seule couverture de laine depuis la guerre.

—En effet, dit Andr�, et malgr� cela elle n'a pas h�sit� p. 271 � nous donner ses petites �conomies! Bonne m�re �tienne!

271a

Ouvri�res de Reims cardant et peignant la laine. —La laine, comme le coton, a besoin d'�tre d�barrass�e de tous les filaments �trangers et de toutes les impuret�s. Pour cela on la carde. Ce mot vient d'une esp�ce de chardon � t�te �pineuse, la card�re, dont on se sert pour brosser la laine. Ensuite on la peigne comme nous peignons nos cheveux.

272

La Champagne tire son nom de ses vastes plaines couvertes en partie de vignobles, en partie de vastes for�ts. M�zi�res (le chef-lieu des Ardennes) est une place forte sur la Meuse. Sedan est une petite place forte c�l�bre par la d�faite de Napol�on III. Ch�lons-sur-Marne, Reims (65,000 hab.), �pernay font un grand commerce de vins. Troyes (36,000 hab.) fabrique de la bonneterie et des toiles, Chaumont des gants et des couteaux. Langres a une coutellerie tr�s renomm�e.

—Eh bien, mes enfants, dit l'oncle Frantz, nous arriverons bient�t � Reims, profitons-en pour acheter une chaude couverture que nous offrirons � la m�re �tienne. Reims est la ville des lainages par excellence, et notre bateau va y rester assez de temps pour que nous y puissions faire notre achat.

L'oncle Frantz et les deux enfants parcoururent la belle ville de Reims, la plus peupl�e du d�partement de la Marne. Ils visit�rent la superbe cath�drale, et Julien, se rappelant les r�cits de la m�re Gertrude, dit � son oncle que Jeanne Darc avait fait autrefois dans cette cath�drale sacrer le roi Charles VII.

C'�tait un jour de march�, et partout s'�talaient les produits de la Champagne, qui consistent surtout en lainages, en fers, en vins c�l�bres.

p. 272 —Les lainages, dit l'oncle Frantz, sont la plus ancienne des industries fran�aises et une de celles o� la France l'emporte sur ses rivales. On carde et on peigne les laines, puis on les tisse, et les tissus de Reims, ainsi que les draps de Sedan, sont justement renomm�s.

Tout en causant ainsi, on choisit une bonne couverture, chaude et grande, et on se r�jouit par avance du plaisir qu'on aurait � l'offrir � la m�re �tienne.

On reprit ensuite le chemin du bateau et on recommen�a � travailler en songeant qu'on arriverait bient�t en Lorraine.

Julien s'empressa de se remettre lui aussi au travail; il fit une belle page d'�criture, des probl�mes que l'oncle Frantz lui avait donn�s � r�soudre et qui roulaient sur l'achat et la vente des lainages. Puis il prit son livre d'histoires et lut ce qui s'y trouvait sur la Champagne.

CIX.—Les hommes c�l�bres de la Champagne.—Colbert et la France sous Louis XIV.—Philippe Lebon et le gaz d'�clairage.—Le fabuliste la Fontaine.

Nous jouissons tous les jours, et souvent sans le savoir, de l'œuvre des grands hommes: c'est un bienfait perp�tuel qu'ils laissent apr�s eux.

273

Colbert , n� � Reims en 1619, mort en 1683.—Il diminua les imp�ts que payait seul le peuple et augmenta ceux que les nobles payaient. Il encouragea l'agriculture: c'est aussi gr�ce � lui que l'industrie fran�aise se d�veloppa, et qu'elle a acquis cette �l�gance qui la distingue encore au milieu des industries de toutes les nations. En m�me temps, il am�liorait les routes, et fit creuser par Riquet le canal du Midi. Enfin il encouragea les arts et les lettres et attira � Paris les savants, les sculpteurs comme Puget, les peintres, les po�tes, les �crivains de tout genre.

I. Le plus grand ministre de Louis XIV et l'un des plus grands p. 273 hommes qui aient gouvern� la France, ce fut Colbert , le fils d'un simple marchand de laines de Reims qui avait pour enseigne un homme v�tu d'un long v�tement de drap avec ces mots: Au long-v�tu . Colbert avait pris dans le commerce des habitudes d'ordre et d'int�gre probit�, qu'il apporta plus tard dans les affaires publiques. Le cardinal Mazarin dit � son lit de mort � Louis XIV: �Sire, je vous dois beaucoup, mais je crois m'acquitter en quelque sorte avec Votre Majest� en vous donnant Colbert.� Les pr�visions de Mazarin ne furent pas tromp�es, et c'est � Colbert qu'est due pour la plus grande partie la gloire du si�cle de Louis XIV.

A cette �poque, une foule de gens prenaient dans le tr�sor public et gaspillaient l'argent de la France. Colbert, par sa fermet� et sa s�v�rit�, r�prima tous ces abus. On l'appelait �l'homme de marbre�, parce qu'il ne donnait � chacun que ce qui lui �tait d�, sans se laisser fl�chir par les menaces ou par les promesses.

�Sire, �crivait-il au roi, un repas inutile de mille �cus me fait une peine incroyable; et lorsque au contraire il est question de millions d'or pour la Pologne, je vendrais tout mon bien et j'irais � pied pour y fournir, si cela �tait n�cessaire.� Car c'�tait alors l'�poque o� les nations qui entouraient la Pologne commen�aient � s'en disputer les provinces.

Colbert fit plus que de donner tout son bien pour la France: il lui donna tout son temps, toutes ses forces, toute sa vie. Il travaillait seize heures par jour, soutenu par l'id�e qu'il travaillait au bonheur du peuple et � la gloire de la France.

Malheureusement, ce labeur perp�tuel ruinait sa sant�. En outre les courtisans le ha�ssaient, car il n'aimait point � leur accorder des faveurs injustes. Le roi Louis XIV finit par m�conna�tre ses services, et par le disgracier au moment o� il allait mourir �puis� par ses travaux.

Mais Colbert laissait en mourant de grandes œuvres, et le bien qu'il avait fait � la France ne fut point perdu. Maintenant encore, dans l'�tat florissant o� nous sommes, on pourrait retrouver la trace des efforts de Colbert. On comprend � peine comment ce grand p. 274 ministre put suffire � accomplir � la fois tant de travaux et de r�formes diverses.

274

Usine a gaz. —Pour fabriquer le gaz, on enferme du charbon dans de grands cylindres de fonte et on le fait chauffer; le gaz s'en �chappe et, apr�s avoir �t� purifi�, il se rend sous ces esp�ces de grandes cloches renvers�es qu'on voit � gauche dans la gravure, et qu'on appelle gazom�tres . De ces cloches partent les tuyaux qui conduisent le gaz dans les magasins et dans les rues.

—Mon Dieu, dit Julien en lui-m�me, voil� un homme qui a �t� bien utile � la France; et pourtant c'�tait le fils d'un simple marchand de draps, ce Colbert. Mais ce n'�tait pas un paresseux seize heures de travail par jour, comme il prenait de la peine! Allons, je vois que, pour arriver � faire bien des choses et � les bien faire, il faut travailler sans cesse.

II. Philippe Lebon naquit dans un village de la Haute-Marne. Devenu ing�nieur des ponts et chauss�es, il �tait � la campagne, chez son p�re, lorsqu'il fit une des plus importantes d�couvertes de notre si�cle. Il �tait occup� � des exp�riences de physique et de chimie, et chauffait sur le feu une fiole remplie de sciure de bois: le feu s'�tant communiqu� � la fum�e et au gaz qui s'�chappaient de la fiole, ce gaz se mit � br�ler d'un vif �clat. Aussit�t, Philippe Lebon con�ut la pens�e d'�clairer les maisons et les villes au moyen du gaz qui sort du bois ou du charbon de terre quand on les chauffe fortement. Il �tait tellement enthousiasm� de sa d�couverte, qu'il disait aux habitants de son village:

—Je retourne � Paris, et de l� je puis, si vous voulez, vous chauffer et vous �clairer avec du gaz que je vous enverrai par des tuyaux.

275

La Fontaine naquit � Ch�teau-Thierry (Aisne) en 1621 et mourut en 1695. A cette �poque Ch�teau-Thierry faisait partie de la province de Champagne.

On le traita de fou, mais son invention, loin d'�tre une folie, est une des plus utiles applications de la science.

Philippe Lebon eut bien de la peine pour faire accepter en France son id�e, et m�me il n'y put r�ussir. C'est en Angleterre qu'on adopta d'abord sa d�couverte.

Au milieu de ses efforts et de ses courageux essais, Philippe Lebon p. 275 rencontra une mort tragique. Il fui assassin�, en 1804, � Paris, dans les Champs-�lys�es, sans qu'on ait jamais pu d�couvrir ni son meurtrier ni le motif de cet assassinat. Une pension fut accord�e par l'�tat � la veuve de Philippe Lebon.

III. Outre ces inventeurs c�l�bres, la Champagne a produit un de nos plus grands po�tes.

A Ch�teau-Thierry, dans l'Aisne, vivait au dix-septi�me si�cle un excellent homme de mœurs fort simples, qui �tait charg� d'inspecter les eaux et for�ts. Il passait en effet une grande partie de son temps dans les bois. Il restait tout songeur sous un arbre pendant des heures enti�res, oubliant souvent le moment de d�ner, ne s'apercevant pas parfois de la pluie qui tombait. Il jouissait du plaisir d'�tre dans la campagne, il regardait et observait tous les animaux; il s'int�ressait aux all�es et venues de toutes les b�tes des champs, grandes ou petites. Et les animaux lui faisaient penser aux hommes; il retrouvait dans le renard la ruse, dans le loup la f�rocit�, dans le chien la fid�lit�, dans le pigeon la tendresse. Il composait alors dans sa t�te de petits r�cits dont les personnages �taient des animaux, des fables o� parlaient le corbeau, le renard, la cigale et la fourmi.

Vous avez reconnu, enfants, ce grand po�te dont vous apprenez les fables par cœur, la Fontaine . C'est un des �crivains qui ont immortalis� notre langue: ses fables ont fait le tour du monde; on les lit partout, on les traduit partout, on les apprend partout. Elles sont pleines d'esprit, de gr�ce, de naturel, et en m�me temps elles montrent aux hommes les d�fauts dont ils devraient se corriger.

CX.—Retour � la ville natale.—Andr� et Julien obtiennent le titre de Fran�ais.—La tombe de Michel Volden.

Le souvenir de ceux qui nous furent chers est dans la vie comme un encouragement � faire le bien.

Apr�s une semaine de fatigue on arriva enfin en Alsace-Lorraine. On quitta le bateau � quelques kilom�tres de Phalsbourg; nos voyageurs transport�rent leurs malles et s'install�rent dans une auberge � bon march� qu'ils connaissaient.

p. 276 Puis l'oncle Frantz, usant de ses droits de tuteur aupr�s des autorit�s allemandes, s'empressa de d�clarer pour ses neveux et pour lui-m�me leur r�solution de rester Fran�ais et d'habiter en France. Comme ils �taient en r�gle pour toutes les formalit�s n�cessaires, acte en fut dress� sans obstacle.

Alors l'oncle Frantz et les deux enfants se sentirent tout �mus d'�tre enfin arriv�s au but qu'ils avaient poursuivi avec tant d'�nergie et de pers�v�rance. Ils song�rent � la France; ils �taient heureux de lui appartenir et d'avoir une patrie; et cependant il ne restait plus devant eux rien autre chose, ni maison, ni ville o� l'on p�t s'installer et vivre tranquille: d�sormais il faudrait travailler sans rel�che pour gagner le pain quotidien jusqu'� ce qu'on e�t enfin un foyer, �une maison � soi,� comme disait le petit Julien. Mais ces trois �mes courageuses ne s'en effrayaient pas:—Le devoir d'abord, disait l'oncle Frantz, le reste ensuite!

Julien et Andr�, le cœur gros de souvenirs, suivaient avec �motion les rues de la ville natale. On passa devant la petite maison o� Julien et Andr� �taient n�s, o� leur m�re, o� leur p�re �taient morts. Chemin faisant on rencontrait des visages amis, de vieilles connaissances qui vous souhaitaient la bienvenue, comme ma�tre Hetman, l'ancien patron d'Andr�.

Apr�s la maison paternelle, la premi�re o� se rendirent les enfants fut celle de l'instituteur qui les avait instruits, et auquel ils voulaient exprimer leur reconnaissance.

L'instituteur d�couvrit dans un coin de son jardin quelques fleurs en avance sur le printemps, et Julien fit un gros bouquet de ravenelles d'or et de pervenches bleues. Puis nos trois amis, dans une m�me pens�e, se dirig�rent vers le petit cimeti�re de Phalsbourg.

Le soleil allait bient�t se coucher, empourprant l'horizon, lorsqu'on arriva pr�s de la tombe de Michel Volden. On s'agenouilla devant la petite croix en fer qu'Andr� avait lui-m�me forg�e autrefois et plac�e sur la tombe de son p�re; puis on y d�posa le bouquet de Julien.

Alors de ces trois cœurs remplis de tendresse et de regrets s'�leva int�rieurement une pri�re.

L'oncle Frantz, immobile sur le gazon fun�bre, repassait en son �me les souvenirs de sa jeunesse; il songeait aux belles ann�es pass�es en compagnie de ce fr�re qui dormait p. 277 son dernier sommeil au milieu des vieux parents, sur la terre natale devenue une terre �trang�re! il lui jurait en son cœur d'�tre le p�re de ses deux orphelins.

Quant � Andr� et � Julien, ils avaient les yeux pleins de larmes:—P�re, murmuraient-ils, nous avons rempli ton vœu, nous sommes enfin les enfants de la France; b�nis tes fils une derni�re fois. P�re, p�re, notre cœur est rest� tout plein de tes enseignements; nous t�cherons d'�tre, comme tu le voulais, dignes de la patrie, et pour cela nous aimerons par dessus toute chose le bien, la justice, tout ce qui est grand, tout ce qui est g�n�reux, tout ce qui doit faire que la patrie fran�aise ne saurait p�rir.

CXI.—Une lettre � l'oncle Frantz.—Un homme d'honneur.—La dette du p�re acquitt�e par le fils.

Que notre nom soit sans tache, et que devant personne nous n'ayons � en rougir.

Le lendemain, au moment de quitter Phalsbourg, l'oncle Frantz re�ut une lettre de Bordeaux, lettre courte, simple, dix lignes seulement; mais ces dix lignes impr�vues lui caus�rent une telle �motion qu'il faillit se trouver mal.

�Frantz, disait la lettre, vous aviez plac� toutes vos �conomies chez mon p�re, et sa ruine vous a absolument ruin�, vous aussi. Elle en a ruin� beaucoup d'autres, malheureusement, et le but le plus cher de ma vie sera de les rembourser tous. Je ne le puis que tr�s lentement; n�anmoins, comme de tous les cr�anciers de mon p�re vous �tes celui auquel il s'int�resse le plus, je veux commencer par vous le devoir que je me suis impos� d'acquitter peu � peu tous les engagements de mon p�re. Pr�sentez-vous donc � la banque V. Delmore et C ie , rue de Rivoli, � Paris: il vous sera vers� sur la pr�sentation de vos titres les 6,500 francs qui vous sont dus.�

—Andr�, Julien, s'�cria l'oncle Frantz en ouvrant ses bras aux deux enfants, et en les serrant �troitement sur son cœur, remerciez Dieu avec moi et n'oubliez jamais le nom de l'homme d'honneur qui vient de m'�crire.

Andr� lut la lettre tout haut; Julien �coutait, les yeux grands ouverts de surprise.

—Est-ce possible? s'�cria-t-il. Alors, mon oncle, nous ne sommes plus pauvres, et nous pourrons, nous aussi, cultiver un petit bien comme vous le vouliez? Oh! mon Dieu, mon Dieu, quel bonheur!

Et l'enfant riait de plaisir en disant:—Nous aurons de p. 278 belles vaches comme la fermi�re de Celles, j'apprendrai � labourer, � tailler les arbres, � soigner les b�tes, n'est-ce pas, mon oncle? Oh! que ce monsieur est brave et honn�te tout de m�me, de rembourser ainsi les dettes de son p�re! Mon oncle, je prierai Dieu pour lui tous les jours de ma vie.

—Tu auras raison, Julien, dit l'oncle, car ce souvenir te rappellera constamment que l'honneur vaut toutes les fortunes du monde: un honn�te homme estime plus haut que tout le reste un nom sans tache.

CXII.—Paris.—La longueur de ses rues.—L'�clairage du soir.—Les omnibus.

Que de mouvement et d'activit�, mais aussi que de peines et de fatigues dans l'existence des grandes villes!

278

L'Ile-de-France a form� cinq d�partements, dont les chefs-lieux sont: Beauvais, c�l�bre par le courage de Jeanne Hachette; Versailles (50,000 h.), o� r�sidaient nagu�re le S�nat et la Chambre des d�put�s; Paris (2,300,000 h.), et les petites villes de Melun et de Laon.

Le soir m�me nos trois amis, apr�s avoir rendu visite au vieux sabotier �tienne et � sa femme, repartirent pour la France. Ils avaient r�solu d'aller retrouver Guillaume, en passant par Paris pour y recevoir les fonds de l'oncle Frantz.

Andr� et Julien �taient ravis de passer par Paris.—Nous n'y resterons pas longtemps, dit l'oncle Frantz; n�anmoins je profiterai de notre passage pour vous faire conna�tre un peu la capitale de notre ch�re France.

Cette fois on avait pris trois places dans le chemin de fer.

279

La Place de la Concorde a Paris. —La place de la Concorde est la plus belle et la plus monumentale de Paris. Elle est orn�e de colossales statues en pierre qui repr�sentent les principales grandes villes de France, entre lesquelles la concorde doit r�gner.

On arriva le lendemain � cinq heures du matin. Apr�s p. 279 avoir install� ses malles dans une chambre voisine de la gare, on rev�tit ses habits neufs, on mangea un morceau de pain et de fromage d'un grand app�tit et l'on se mit en route.

279a

La rue de Rivoli a Paris. —La rue de Rivoli, ainsi nomm�e � cause d'une victoire remport�e en Italie par nos troupes, est l'une des principales rues de Paris. D'un c�t�, elle est bord�e par le palais et le jardin des Tuileries, par le Louvre, par l'H�tel-de-Ville; de l'autre c�t� par de riches maisons et par des arcades sous lesquelles affluent les promeneurs.

Les magasins commen�aient � s'ouvrir, les omnibus se mettaient en mouvement; Julien s'�merveillait de voir tant de monde aller et venir.

Cependant il ne tarda pas � trouver que les rues de Paris �taient bien longues et que ses petites jambes n'avaient jamais �t� � pareille �preuve.

—Sais-tu, lui dit Andr�, comme on parcourait l'interminable rue de Rivoli, qui s'�tend depuis la place de la Concorde jusqu'au del� de l'H�tel-de-Ville, sais-tu quelle longueur feraient toutes les rues de Paris si elles �taient � la suite les unes des autres.

—Oh! point du tout, dit Julien; Andr�, dis-le-moi vite si tu le sais.

—Eh bien, elles feraient une rue longue de neuf cents kilom�tres, c'est-�-dire plus longue que le chemin de Paris � Marseille; et un homme qui accomplirait � pied quarante p. 280 kilom�tres par jour mettrait vingt-cinq jours pour parcourir cette rue.

280

Une rue du vieux Paris. —Combien les rues de nos villes ressemblaient peu autrefois � ce qu'elles sont aujourd'hui! Elles �taient si �troites qu'on voyait � peine le jour entre les deux rang�es de maisons. Le soir, jusqu'au temps de Philippe-Auguste, les rues n'�taient point �clair�es et on ne pouvait sortir sans risquer d'�tre vol� ou assassin�. Aussi, � sept heures du soir, toutes les �glises sonnaient le couvre-feu, c'est-�-dire qu'� partir de cette heure on devait �teindre son feu, sa lampe et ne plus sortir de sa maison.

—Oh! dit Julien, faut-il qu'il y ait des rues dans ce Paris!.. Est-ce qu'on les �claire toutes quand vient le soir?

—Certainement, dit l'oncle Frantz; ce n'est plus comme autrefois, o� les rues du vieux Paris n'�taient point �clair�es. Chaque soir trente mille becs de gaz s'allument, les magasins s'illuminent et toutes les voitures passent avec des lanternes brillantes.

—Cela doit faire un bel �clairage, s'�cria Julien en sautant pour t�cher d'oublier qu'il �tait fatigu�; je vais �tre content de voir cela. Tout de m�me, il faut de bonnes jambes aux Parisiens, car il y a joliment � marcher pour aller d'un bout de leur ville � l'autre.

—Les voitures les aident, petit Julien, dit Frantz. Vois tous ces omnibus qui s'entre-croisent dans les rues. Moyennant 15 centimes on te fera monter sur le haut et tu seras tra�n� pendant une heure d'un point de Paris � l'autre.

—Oh! comme c'est bien invent�, cela! dit l'enfant. Je vois que tout le monde en profite pour aller � ses affaires, car les omnibus sont remplis de voyageurs. Tiens, s'�cria-t-il, voici une voiture pleine de facteurs avec leurs bo�tes aux lettres devant eux.

—Tous les facteurs sont conduits en voiture vers les quartiers diff�rents qu'ils ont � desservir, dit l'oncle Frantz; sans cela leurs jambes n'y suffiraient pas, et les lettres mettraient trop de temps � arriver.

p. 281 Tout en causant on parvint enfin � la maison du banquier, non loin des Halles centrales. L'oncle Frantz entra chez le banquier et y re�ut l'assurance que le lendemain matin il toucherait les 6,500 francs qui lui �taient dus. Tranquilles sur ce point, nos trois amis reprirent leur promenade.

CXIII.—Les Halles et l'approvisionnement de Paris.—Le travail de Paris.

Villes et champs ont besoin les uns des autres. L'ouvrier des villes nous donne nos v�tements et une foule d'objets n�cessaires � notre entretien; le travailleur des champs nous donne notre nourriture.

281

Les halles centrales a Paris. —Les halles centrales de Paris forment un vrai monument dont le fa�te s'�l�ve � 25 m�tres au-dessus du sol. Il est construit presque tout en fonte ou en zinc. De nombreux vitraux en cristal d�poli et des persiennes laissent partout entrer la lumi�re sans le soleil. Les Halles centrales sont un �tablissement unique en son genre dans le monde.

On se trouvait tout pr�s des Halles centrales, l'oncle Frantz y conduisit les enfants. Il �tait neuf heures du matin, c'est-�-dire le moment de la plus grande animation. Julien n'en pouvait croire ses yeux ni ses oreilles.—Oh! oh! s'�cria-t-il, c'est bien s�r une des grandes foires de l'ann�e! Que de monde et que de choses il y a � vendre!

L'oncle se mit � rire de la na�vet� de Julien.

—Une foire! s'�cria-t-il; mais, mon ami, il n'y en a jamais aux Halles; le bruit et le mouvement que tu vois aujourd'hui sont le bruit et l'animation de chaque jour.

—Quoi! c'est tous les jours comme cela!

—Tous les jours. Il faut bien que ce grand Paris mange. Songe qu'il renferme plus de deux millions d'habitants, dont un demi-million d'ouvriers qui travaillent avec courage depuis l'aube jusqu'au soir. Tous ces habitants, en revenant du travail, de leurs affaires, de leurs plaisirs, ont bon app�tit et esp�rent trouver � d�ner.

—Oh! dit le petit Julien, ils auront certes de quoi le faire. Jamais depuis que je suis au monde je n'ai vu en un seul jour tant de provisions. Regarde, Andr�, ce sont des montagnes de choux, de salades; il y en a des tas hauts comme p. 282 des maisons! Et des mottes de beurre empil�es par centaines et par mille!

—Sais-tu, dit Andr�, ce qu'il faut � peu pr�s de bœufs et de vaches pour nourrir Paris pendant un an? J'ai vu cela dans un livre, moi; il faut cent soixante mille bœufs ou vaches, cent mille veaux, huit cent mille moutons et soixante mille porcs, sans compter la volaille, le poisson et le gibier.

—Mais, dit l'enfant, ce Paris est un Gargantua, comme on dit; o� trouve-t-on tous ces troupeaux?

—Julien, dit l'oncle Frantz, ces arm�es de troupeaux arrivent � Paris de tous les points de la France: Paris a sept gares de chemins de fer; il a aussi la navigation de la Seine � laquelle aboutissent les r�seaux des canaux fran�ais. Par toutes les voies les provisions lui arrivent. Tiens, regarde par exemple cet �talage de l�gumes: il y a l� des choses qui ont pass� la mer pour arriver � Paris; voici des artichauts, penses-tu qu'il puisse en pousser un seul en ce moment de l'ann�e dans les campagnes voisines de Paris?

—Non, il fait encore trop froid.

—Eh bien, Alger o� il fait chaud envoie les siens � Paris, qui les lui paie tr�s cher. Ces fromages viennent du Jura, de l'Auvergne, du Mont-d'Or, que tu te rappelles bien; ces montagnes de beurre, ces paniers d'œufs viennent de la grasse Normandie et de la Bretagne: Paris mange chaque ann�e pour dix-sept millions de francs d'œufs, ce qui suppose pr�s de deux cents millions d'œufs.

—Mon Dieu, dit Julien, que de monde est occup� en France � nourrir Paris!

—Petit Julien, dit Andr�, pendant que les agriculteurs s�ment et moissonnent pour Paris, Paris ne reste pas � rien faire, lui, car c'est la ville la plus industrieuse du monde. Ses ouvriers travaillent pour la France � leur tour, et leur travail est d'un fini, d'un go�t tels qu'ils n'ont gu�re de rivaux en Europe. Et les savants de Paris, donc! ils pensent et cherchent de leur c�t�; leurs livres et leurs d�couvertes nous arrivent en province.

—Oui, ajouta l'oncle Frantz, ils nous enseignent � cultiver notre intelligence, � chercher le mieux sans cesse, pour faire de la patrie une r�union d'hommes instruits et g�n�reux, pour lui conserver sa place parmi les premi�res nations du monde.

CXIV.—Paris autrefois et aujourd'hui.—Notre-Dame de Paris.

Paris est l'image en raccourci de la France, et son histoire se confond avec celle de notre pays.

On quitta les Halles et on se dirigea vers la Cit�, qui est une �le form�e par la Seine au milieu de Paris. Pour s'y rendre on traversa la Seine sur l'un des vingt-deux ponts que Paris poss�de. Au milieu, Frantz fit arr�ter les enfants.

283

Lut�ce ou le Paris d'autrefois. —Lut�ce �tait dans une �le de la Seine qui est la Cit� d'aujourd'hui. Elle �tait habit�e par une peuplade gauloise appel�e les Parisiens , d'o� est venu le nom de Paris.

—Regardez, leur dit-il, voil� la Cit�, le berceau de Paris. C'est l� qu'il y a deux mille ans s'�levait une petite bourgade appel�e Lut�ce: on ne voyait alors en ce lieu qu'une centaine de p�cheurs, s'abritant � l'ombre des grands arbres et de la verdure que fertilisait le limon du fleuve. La Seine leur servait de d�fense et de rempart, et deux ponts plac�s de chaque c�t� du fleuve permettaient de le traverser.

284

L'int�rieur de Notre-Dame de Paris. —C'est une des plus vastes nefs du moyen �ge: elle a 180 m�tres de long, elle a 31 arcades termin�es en courbes �lanc�es et pointues qu'on appelle ogives . Elle est �clair�e par 37 fen�tres et par de magnifiques roses en pierre d�coup�es, qu'on nomme rosaces .

Peu � peu Paris s'est agrandi. Son histoire a �t� celle de la France. A mesure que la France sortait de la barbarie, Paris, s�jour du gouvernement, s'�levait et prenait une importance rapide. Nul �v�nement heureux ou malheureux pour la patrie, dont Paris et ses habitants n'aient subi le contre-coup. Et tout derni�rement encore enfants, rappelez-vous que Paris, mal approvisionn�, souffrant de la faim et du froid, a r�sist� six mois aux Allemands quand on ne le croyait pas capable de tenir plus de quinze jours. S�par� de tout le pays par le cercle de fer des ennemis, il n'avait point d'autres nouvelles de la patrie que celles qui lui arrivaient sur l'aile des pigeons messagers �chapp�s aux balles allemandes.

—Oh! j'aime Paris, dit Julien, et je suis bien content de le conna�tre... Mon oncle, ajouta-t-il ing�nument, quand p. 284 nous serons aux champs, nous ferons pousser du bl� nous aussi pour nourrir la France et le grand Paris.

Tout en causant on avait travers� le pont et l'on arriva en face de Notre-Dame, l'�glise m�tropolitaine de Paris. Ce fut le tour d'Andr� de dire ce qu'il savait.

—Petit Julien, vois-tu cette belle �glise tout orn�e de dentelles d�coup�es dans la pierre, de statues taill�es avec art; elle aussi a assist� aux premiers jours de la France. La premi�re �glise de Paris fut b�tie ici il y a quinze cents ans, elle s'appelait Notre-Dame. Lorsqu'elle devint trop petite et commen�a � tomber en ruines, on entreprit la construction de celle-ci sur la place m�me o� �tait l'ancienne Notre-Dame, et on mit un si�cle � la construire. Les vo�tes de Notre-Dame, depuis lors, n'ont cess� de retentir chaque fois que la France �tait en p�ril ou en f�te. Elles ont �t� l'�cho des soupirs de tout un peuple. Leurs cloches ont sonn� non seulement pour la naissance et la mort d'un homme, mais pour les esp�rances et les deuils de la patrie enti�re.

—Oh! dit Julien, entrons donc nous aussi � Notre-Dame, p. 285 voulez-vous, mon oncle? et nous y prierons Dieu tous les trois pour la grandeur de la France.

CXV.—L'H�tel-Dieu.—Les grandes �coles et les biblioth�ques de Paris.

La charit� est plus grande en notre si�cle qu'autrefois; mais elle ne fera que s'accro�tre sans cesse, et un jour viendra sans doute o� on s'�tonnera de toutes les mis�res qui sont encore aujourd'hui sans secours.

—Mon oncle, dit Julien en sortant de l'�glise, qu'est-ce que c'est que ce grand b�timent qui est l� tout pr�s?

285

L'H�tel-Dieu a Paris. —C'est le plus ancien et le plus c�l�bre h�pital de Paris, qui en poss�de encore bien d'autres. On y traite de douze � treize mille malades par an. Il a �t� compl�tement reb�ti.

—C'est l'H�tel-Dieu, le premier et le plus ancien h�pital de Paris. Paris en a seize autres, et malgr� cela Paris manque souvent de lits pour ses malades. Alors on donne des secours � domicile en attendant qu'il se trouve une place vide. Il n'y a pas longtemps que ces nombreux h�pitaux existent; la moiti� date de notre si�cle. L'H�tel-Dieu seul fut b�ti il y a douze cents ans par saint Landry, �v�que de Paris.

Plus nous allons, mes enfants, plus la charit� se fait grande aux cœurs de tous les hommes, plus ils s'aiment entre eux, car jamais on n'eut plus de piti� qu'en notre si�cle pour ceux qui souffrent. Songez-y, au si�cle dernier, Louis XVI, ayant visit� les h�pitaux, vit avec �tonnement les malades entass�s cinq ou six dans le m�me lit, si bien que l'un mourait au milieu des autres et restait � c�t� d'eux sans qu'on s'en aper��t. Si pareille chose se voyait de nos jours, quel est celui qui ne parlerait pas bien vite d'y porter rem�de?

—Mon Dieu, dit Julien, on �tait donc bien pauvre dans ce temps-l�?

—Oui, mon enfant, il y avait alors peu d'industrie en France, partant pas assez de travail et point d'argent. Le peuple ne savait ni lire ni �crire; cons�quemment il faisait tout par routine. La terre cultiv�e avec ignorance rapportait tr�s peu et les famines �taient fr�quentes.

—Je suis bien content que ce ne soit plus comme cela, dit Julien, et que chacun songe maintenant � s'instruire.

p. 286 Tout en �coutant l'oncle Frantz, nos enfants suivaient les quais. Le long du chemin ils pass�rent devant le joli clocher dor� de la Sainte-Chapelle, le Palais de justice, le quai aux Fleurs couvert d'�talages des fleurs les plus vari�es.

Puis on arriva dans le quartier des �coles, et l'on vit en passant une foule de jeunes gens qui allaient aux cours de la Sorbonne, du Coll�ge de France, de l'�cole de m�decine, de l'�cole de droit. Julien s'�merveillait aussi de voir tant de boutiques de livres, avec de belles cartes aux devantures.

286

L'Institut de France. —C'est dans ce palais que si�gent les cinq grandes Acad�mies dont l'ensemble forme l' Institut de France . On appelle acad�mie une r�union d'hommes illustres dans les lettres, dans les sciences ou dans les arts. Tout le monde conna�t l'Acad�mie fran�aise qui compta parmi ses membres Bossuet, Racine, Corneille, Boileau et tant d'autres: l'Acad�mie des sciences compta parmi les siens Buffon, Monge, Lavoisier, Fresnel, etc.

Andr� s'arr�ta longtemps devant un magasin o� l'on fabriquait des instruments de pr�cision: cet art qui lui rappelait son m�tier l'int�ressait. Derri�re la vitrine on apercevait les ouvriers au travail, polissant l'acier, limant, ajustant avec une adresse merveilleuse les appareils les plus compliqu�s.—Oh! s'�criait Andr�, comme on travaille bien � Paris!

287

Un cours a l'�cole de m�decine. —Les m�decins doivent conna�tre le corps humain avec tous ses organes, qu'ils auront plus tard � soigner. Les professeurs montrent aux �l�ves sur les squelettes tous les os qui composent la charpente de notre corps. Dans la salle de dissection ils leur montrent les muscles et les nerfs. La science des diverses parties du corps s'appelle anatomie .

Plus loin on admira des instruments d'optique, longues vues marines, microscopes pour observer les plantes et les animaux invisibles, thermom�tres marquant le chaud et le froid, barom�tres annon�ant le beau temps ou la temp�te.

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Une salle d'�tude a la biblioth�que nationale de Paris. —C'est le roi Charles V, dit le Sage , qui fonda cette biblioth�que devenue si c�l�bre. Il avait rassembl� dans une tour, dite tour de la librairie , 600 volumes manuscrits, car l'imprimerie n'�tait pas invent�e. Sous Colbert la biblioth�que nationale prit des d�veloppements immenses. C'est maintenant la plus grande qui existe et qui ait exist�: elle poss�de deux millions de livres imprim�s et deux cent mille manuscrits. Chaque jour, par centaines, des hommes, des jeunes gens laborieux, des femmes viennent consulter, dans l'une des vastes salles de ce palais, les ouvrages dont ils ont besoin.

—Mon oncle, disait Julien, c'est donc � Paris qu'on fait tous ces instruments qui servent � la science?

—Oui certes, Julien, et nous voici en ce moment dans le quartier savant de Paris. L� est l'Institut de France, o� se r�unissent les cinq Acad�mies compos�es des hommes les plus illustres; l� sont les �coles de premier ordre que la France ouvre � ses enfants: l'�cole normale sup�rieure, d'o� sortent les professeurs qui enseigneront dans les lyc�es et coll�ges; l'�cole polytechnique, o� s'instruisent les officiers qui commanderont les r�giments fran�ais et les futurs ing�nieurs qui feront pour la France des travaux difficiles, ponts, aqueducs, canaux, ports, machines � vapeur. C'est p. 287 encore dans ce quartier que se trouve l'�cole de m�decine, o� se pr�parent un grand nombre de nos m�decins, et l'�cole de droit, d'o� sortent beaucoup de nos avocats.

—Oh! dit Julien, que de mouvement on se donne � Paris, que de peines on prend pour s'instruire! Je me rappelle que le petit Dupuytren avait �tudi� la m�decine � Paris et que Monge a profess� � l'�cole polytechnique.

—Paris a aussi d'admirables biblioth�ques, dit l'oncle Frantz, comme la Biblioth�que nationale, qui contient deux millions de volumes. L� sont rassembl�s les livres les plus savants; professeurs ou �l�ves les consultent chaque jour; de tout ce travail, de tous ces efforts sont sortis et sortiront encore la gloire, la richesse et l'honneur de la patrie.

En causant ainsi on marchait toujours et on commen�ait � �tre bien las; on songea � se reposer un peu et � r�parer ses forces: le morceau de pain et de fromage du matin �tait d�j� loin.

L'oncle Frantz entra avec ses neveux dans un petit restaurant, et pour une modique somme on fit un bon repas, p. 288 car nos amis n'�taient pas difficiles, et en marchant depuis le matin ils avaient gagn� un robuste app�tit.

—Maintenant, dit Frantz, nous allons monter en omnibus et nous rendre au Jardin des Plantes, o� se trouvent r�unis les plantes et les animaux curieux du monde entier.

—Oh! dit Julien, quel bonheur! Aller en voiture et voir des b�tes, que me voil� content!

CXVI.—Une visite au Jardin des Plantes.—Les grands carnassiers.—Les singes.

Visiter un jardin d'histoire naturelle, c'est comme si on faisait un voyage � travers toutes les parties du monde et tous les r�gnes de la nature.

Les trois visiteurs mont�rent sur le haut d'un omnibus, et la lourde voiture partit au trot, les emportant tout le long des quais anim�s qui bordent la Seine. Julien et Andr� ouvraient leurs yeux tout grands pour tout voir.

Apr�s une demi-heure, l'omnibus s'arr�ta devant la grille d'un vaste parc, et nos trois amis entr�rent sous les arbres qui entrecroisent leurs branches au-dessus des all�es.

L�, bien des gens allaient et venaient, mais c'�tait surtout vers la droite qu'on voyait une grande foule et ce fut par l� que l'oncle Frantz mena Julien.

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Les loges des b�tes f�roces au Jardin des Plantes de Paris. —Les b�tes f�roces r�unies dans la m�nagerie du Jardin des Plantes appartiennent � l'ordre des carnivores , animaux dont les dents sont propres � broyer la chair. Les principales familles de l'ordre des carnivores ou carnassiers sont la famille des ours, des chats (depuis le chat domestique jusqu'au tigre et au lion), des chiens (depuis le chien domestique jusqu'au loup et au renard) et des hy�nes .

Ils arriv�rent devant des esp�ces de grandes cages grill�es, derri�re lesquelles on voyait s'agiter des b�tes f�roces. Dans la plus grande, c'�tait un lion d'Afrique � la crini�re brune qui tournait avec impatience autour de sa cage et b�illait en face de la foule. A c�t� de lui, dans d'autres cages, d'autres lions, les uns dormant, les autres couch�s sur le dos: l'un d'eux, p. 289 le plus jeune, �tait en train de s'amuser avec une grosse boule de bois qu'on laisse toujours dans la cage des lions; il la roulait comme un jeune chat fait d'une pelote de fil; il la lan�ait, puis bondissait apr�s et la rattrapait. Et tout le monde de rire, y compris Julien.

—Si on ne dirait pas un gros chat! s'�cria-t-il.

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Jaguar. —C'est, apr�s le tigre et le lion, le plus grand des carnassiers du genre chat. Il vit en Am�rique, surtout au Mexique et dans la Plata. Il se pla�t dans les grandes for�ts, pr�s des fleuves, grimpe aux arbres comme un chat et y poursuit les singes. Il s'attaque m�me � l'homme.

—C'est que les lions sont en effet des carnassiers de la race des chats, dit l'oncle Frantz. Mais ce sont des chats avec lesquels il ne ferait pas trop bon jouer; m�me sans vouloir vous faire du mal, il suffirait d'un coup de la queue de ce lion pour vous terrasser, et du petit bout de sa griffe pour vous enlever un morceau de chair.

—Mais, dit Julien, ils doivent bien s'ennuyer d'�tre toute la journ�e enferm�s dans ces cages. Il faut que les barreaux soient bien solides pour qu'ils ne puissent les briser.

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L'amphith��tre des singes au Jardin des Plantes de Paris. —Les singes appartiennent � l'ordre des quadrumanes , c'est-�-dire animaux � quatre mains. Ce sont les plus intelligents des animaux et ceux qui, par leur conformation, ressemblent le plus � l'homme. Il y en a de toute race et de toute taille, depuis la grosseur d'un �cureuil jusqu'� celle de l'homme le plus grand. Ils se nourrissent de fruits, quelquefois d'insectes, et vivent dans les arbres, o� ils sautent de branche en branche avec agilit�.

—Ne t'inqui�te pas, Julien, dit l'oncle en souriant, ce sont de bons barreaux de fer sur lesquels ni leurs dents ni leurs ongles ne peuvent rien.

Et on continua la promenade. A c�t�, c'�tait le tigre royal p. 290 qui est presque aussi grand que le lion, mais bien plus f�roce. Il tournait avec une inqui�tude fi�vreuse tout autour des barreaux, en regardant les yeux � demi ouverts, d'un air hypocrite.

Plus loin, c'�taient les panth�res et le jaguar accroupi comme pour faire un bond. A quelque distance on entendait des rires, et la foule se pressait devant une grande et haute cage en forme de rotonde.

—Oh! dit Julien, qu'est-ce qu'il y a l�?

C'�taient les singes. Il y en avait une grande quantit� r�unis, et tout cela courait, gesticulait, criait en se disputant. A l'int�rieur se trouvaient des barreaux et une sorte d'arbre: le long des branches les singes montaient et descendaient, se lan�ant en l'air et s'accrochant aux branches tant�t avec leurs mains, tant�t avec leur queue. L'un d'eux, s'attachant ainsi � l'arbre avec sa queue comme avec une corde, se balan�ait au bout. D'autres singes venaient pr�s du grillage pour recevoir des mains des spectateurs les friandises qu'on voulait bien leur donner.

—Quel malheur que je n'aie rien sur moi! dit Julien en retournant ses poches.

Andr� chercha dans les siennes et y trouva un morceau de pain qu'il s'empressa d'offrir � un jeune singe. Mais celui-ci, apr�s l'avoir pris, fit la grimace et le laissa tomber.

—Voyez-vous! dit l'oncle Frantz; c'est qu'ils sont habitu�s � recevoir des pierres de sucre, et d'autres choses meilleures que du pain sec. Et puis ils n'ont pas grand app�tit, sans cela ils trouveraient bien le pain bon.

CXVII.—( Suite. ) La fosse aux ours. L'�l�phant.

Julien serait rest� volontiers toute une journ�e � regarder les singes, mais il y avait encore bien des choses � voir.

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La fosse des ours au Jardin des Plantes. —L'ours se trouve dans toutes les parties du monde. Il recherche les montagnes et les for�ts solitaires, o� il trouve un abri contre les chasseurs.—Il y en a encore dans les Alpes et les Pyr�n�es. L'ours marche lourdement, mais nage et grimpe aux arbres avec agilit�. Il est assez intelligent, et comme il peut facilement se tenir sur ses pieds de derri�re, les bateleurs lui apprennent � danser et � ex�cuter divers tours.

—Allons maintenant rendre visite � Martin, dit l'oncle.

—Martin, dit Julien avec �tonnement; qui est-ce donc?

—Tu vas le voir, r�pondit l'oncle Frantz.

Et on s'approcha d'un petit mur, qui bordait comme un parapet une large fosse. Julien s'avan�a et aper�ut au fond un ours de belle taille pr�s d'un r�servoir d'eau vive. L'ours paraissait de bonne humeur, il galopait de droite et de gauche p. 291 en se dandinant et en regardant du coin de l'œil la rang�e de spectateurs. Puis tout d'un coup, comme s'il e�t compris ce que tout le monde attendait de lui, il s'avan�a gravement vers un arbre mort plac� au milieu de sa fosse, et l'empoignant entre ses fortes pattes, il se hissa assez rapidement jusqu'aux branches les plus hautes. L�, presque au niveau de la foule, il regarda tout le monde avec satisfaction. On le salua par une acclamation, et on lui lan�a force bouch�es de pain en r�compense. Julien �merveill� riait de plaisir, car il n'avait jamais vu d'ours grimper aux arbres.

p. 292 —Mais cela n'a pas l'air m�chant, un ours, dit Julien.

—Mon Dieu, non, dit l'oncle Frantz, � condition qu'il n'ait pas grand'faim et qu'on ne l'irrite pas. Il y en a parmi les ours auxquels il ne faudrait pas trop se fier. Tiens, regarde celui-ci, dit-il en montrant � Julien dans une autre fosse un ours blanc de haute taille qui se promenait la t�te basse en grognant de temps � autre. Celui-l� vient des glaces du nord. L�, il n'y a point de v�g�tation, rien que de la glace; et l'ours, qui partout ailleurs se nourrit de pr�f�rence de plantes, est r�duit � ne vivre que d'animaux et surtout de poissons, auxquels il fait la chasse; aussi est-ce la race d'ours la plus f�roce.

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Rhinoc�ros. —C'est un mammif�re de grande taille. Il a la t�te courte avec de petits yeux, le museau arm� d'une corne, ou de deux, dont il se sert pour l'attaque ou la d�fense. La force du rhinoc�ros est extraordinaire: il attaque m�me l'�l�phant. On le chasse pour sa chair et pour sa peau, qui forme un cuir imp�n�trable.

Sur ce propos on quitta la fosse aux ours. On alla admirer la belle taille et la mine intelligente de l'�l�phant, qui, enferm� dans une sorte de rotonde, attrapait avec sa trompe les bouch�es de pain qu'on lui donnait, et les introduisait ensuite dans sa bouche. Comme on lui pr�sentait en ce moment un gros morceau de pain qu'il ne pouvait saisir avec p. 293 sa trompe � travers les barreaux, il fit comprendre d'un geste qu'il ne pouvait le prendre ainsi, et relevant la t�te il ouvrit une gueule �norme o� eussent pu entrer � la fois une vingtaine de pains de m�me grosseur. On lan�a par dessus la grille le morceau dans sa gueule, qu'il referma aussit�t avec satisfaction.

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Girafe. —Ce mammif�re ruminant est l'animal le plus haut qui existe, sa taille d�passe sept m�tres. La girafe habite les d�serts de l'Afrique. C'est un animal inoffensif, qui se nourrit de bourgeons et de feuilles d'arbre. Il court avec la plus grande rapidit�.

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L'Autruche est un oiseau de l'ordre des �chassiers , dont la taille, gigantesque pour un oiseau, d�passe deux m�tres. Ses ailes sont impropres au vol, mais elle les �tend comme des bras quand elle court. Elle vit en Afrique et en Asie. Elle est si vorace qu'elle avale sans danger tout ce qui se pr�sente, bois, pierres, aiguilles, clous. Ses œufs p�sent plus d'un kilogramme. Pour les faire �clore, elle les cache dans le sable que le soleil d'Afrique chauffe toute la journ�e. On se sert dans certaines contr�es de l'autruche comme monture; elle court plus vite que les meilleurs chevaux.

—C'est un bien intelligent animal, dit l'oncle Frantz; il est, dit-on, plus intelligent encore que le cheval, dont il tient lieu dans les pays chauds.

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Le Vautour est un grand oiseau de proie, caract�ris� par une petite t�te, un bec long et recourb�, un cou d�nud�. Il a un vol lourd, mais soutenu, et atteint de prodigieuses hauteurs. Il r�pand une odeur infecte, car il se nourrit habituellement de charognes et d'immondices. Les vautours suivent en grand nombre les arm�es, les caravanes et les troupeaux, pour d�vorer ceux qui tombent.

A c�t� de l'�l�phant il y avait l'�norme hippopotame, qui vit dans les rivi�res de l'Afrique, le rhinoc�ros avec sa corne plant�e au bout du museau et sa peau �paisse comme une cuirasse, sur laquelle les balles glissent sans pouvoir l'entamer. Nos trois visiteurs virent encore la girafe aux longues jambes, si longues qu'elle est forc�e de s'agenouiller pour boire, moment dont le lion profite souvent pour bondir sur elle et la d�chirer. Ils virent l'autruche, cet �norme oiseau qui galope plus vite qu'un cheval et franchit de grandes distances dans le d�sert: en certains pays les hommes l'ont apprivois�e et montent sur son dos comme sur celui d'un cheval. Ils virent encore bien d'autres animaux, une vaste voli�re contenant des oiseaux de toute sorte dont le charmant plumage miroitait au soleil, et ailleurs, dans des cages sp�ciales, des p. 294 vautours, des aigles; puis, par tout le jardin, dans de petites cabanes, c'�taient des moutons de toute sorte, des ch�vres, des esp�ces �trang�res de biches et de bœufs, des loups, des renards, des animaux sauvages.

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Arbres de serre. —Les principaux sont les palmiers , qui ne peuvent gu�re cro�tre en France � l'air libre que dans le comt� de Nice et � Toulon, les bambous , sorte de grands roseaux dont on trouve des plantations aux environs de N�mes, les bananiers , les alo�s , les cactus aux feuilles piquantes.

Ils pass�rent enfin devant les vastes serres qui �taient � demi entr'ouvertes, car le temps �tait beau et le soleil donnait en plein. L� s'�talaient les plantes des pays chauds avec leurs feuilles et leurs fleurs �tranges.

—Mon oncle, dit Julien, savez-vous � quoi servent toutes ces serres pleines de plantes et tous ces arbres �trangers.

—Mais, Julien, elles servent d'abord � nous faire conna�tre et �tudier la v�g�tation des autres pays; il y a toute une grande science qui s'appelle l'histoire naturelle et qui �tudie les plantes et les animaux de la nature; eh bien, c'est ici, dans ce vaste jardin, que cette science trouve � sa port�e les principaux �tres qu'elle �tudie. On fait au Jardin des Plantes des cours sur la taille des arbres, sur les semis, sur les plantations. Tiens, Julien, ajouta l'oncle, vois-tu l�-bas ce grand arbre dont les branches s'�tendent en parasol? C'est le c�dre que Jussieu a rapport� et plant� pour la premi�re fois en France.

—Je le reconnais, dit Julien, j'en ai vu l'image dans mon livre: oh! comme il est grand!

—Eh bien, dit l'oncle, il y a eu bien d'autres arbres et d'autres plantes qui ont �t� introduits en France par le Jardin des Plantes: les acacias qu'on trouve partout aujourd'hui n'existaient p. 295 pas en France jadis et ont �t� plant�s ici pour la premi�re fois. Les dahlias, les reines marguerites, qui ornent maintenant tous nos parterres, viennent �galement de ce jardin. On s'efforce ainsi de transporter et de faire vivre chez nous les plantes et les animaux utiles ou agr�ables. Nous empruntons aux pays �trangers leurs richesses pour en embellir la patrie.

CXVIII.—Le Louvre.—La Chambre des d�put�s, le S�nat et le palais de la Pr�sidence.—Les Ministres.—Les impressions de Julien � Paris.—Le d�part.

Respectons la loi, qui est l' expression de la volont� nationale .

Le temps passe vite � Paris. Quand on eut fini de voir le Jardin des Plantes, la brume du soir commen�ait d�j� � s'�tendre, et de toutes parts les becs de gaz s'allumaient.

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La Cour du Louvre a Paris. —Le mot Louvre vient de loup , parce que ce palais a �t� b�ti sur la place d'un ancien rendez-vous de chasse au bord de la Seine, dans une for�t autrefois peupl�e de loups. C'est le plus vaste et le plus beau palais de Paris. C'est dans les b�timents repr�sent�s par la gravure que se trouve le Mus�e du Louvre, o� sont r�unis les tableaux et les statues les plus c�l�bres de tous les peintres et statuaires du monde.

On suivit les quais de la Seine et on admira en passant le Louvre. Andr� expliqua � Julien que les salles de ce palais sont remplies par les plus beaux tableaux des grands peintres de tous les pays: le public peut les visiter tous les jours � certaines heures.

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La chambre des d�put�s. —Les d�put�s ou repr�sentants sont des hommes �lus par tous les Fran�ais �g�s d'au moins 21 ans pour fixer les imp�ts et pour faire les lois. Ils se r�unissent � Paris. A gauche se trouvent le pr�sident et les vice-pr�sidents de la Chambre; au-dessous est la tribune o� parle l'orateur. Les d�put�s sont sur les gradins de l'enceinte.

Nos promeneurs arriv�rent ainsi jusqu'au palais du Corps l�gislatif, situ� sur les bords de la Seine.—C'est l�, dit l'oncle Frantz, que se rassemblent chaque ann�e les d�put�s �lus par toute la France pour faire les lois. Ils partagent le pouvoir p. 296 de faire des lois, ou pouvoir l�gislatif , avec les s�nateurs, qui si�gent dans un autre palais entour� de jardins magnifiques: le Luxembourg. Quant au pr�sident de la R�publique, qui est charg� de faire ex�cuter les lois par l'interm�diaire des divers ministres et qui poss�de ainsi le pouvoir ex�cutif , il habite un palais appel� l'�lys�e. C'est l� que se rassemble le conseil des ministres , qui discute sur les affaires de l'�tat. Les ministres de la France sont le Ministre de l'Int�rieur, le Ministre de l'Instruction publique, le Ministre de la Justice et des Cultes, le Ministre des Finances, le Ministre de la Guerre, le Ministre des Affaires �trang�res, le Ministre de l'Agriculture et du Commerce, le Ministre des Travaux publics, le Ministre de la Marine et des Colonies, le Ministre des Postes et T�l�graphes.

Julien �coutait toutes ces explications avec int�r�t; car d�s qu'on parlait de la France, son esprit �tait en �veil. N�anmoins il avait tant couru dans la journ�e et vu tant de choses, qu'il finissait par en �tre tout �tourdi: il avait une grande envie de souper pour se coucher de bonne heure.

—Eh bien, dit l'oncle Frantz en riant, je vois que notre petit Julien commence � demander gr�ce et que demain il quittera Paris avec moins de regret qu'il ne croyait d'abord.

—H�las! oui, r�pondit l'enfant. Je suis tout de m�me bien content de conna�tre Paris et j'aurai grand plaisir � me rappeler plus tard tout ce que j'y ai vu de beau. J'aime Paris de tout mon cœur parce que c'est la capitale de la France; p. 297 mais tenez, mon oncle, � vous dire franchement, je suis si fatigu� de rencontrer tant de monde et d'entendre tant de bruit, que je me r�jouis de ne plus voir bient�t que des champs, des bœufs et des vaches.

—Oh! oh! dit l'oncle, c'est tr�s bien, et je pense comme toi, mon Julien; seulement, avant de soigner les vaches, il faudra retourner � l'�cole encore longtemps.

—Oui, dit l'enfant ga�ment, et j'esp�re m'appliquer � l'�cole plus encore qu'autrefois.

CXIX.—Versailles.—Quelques grands hommes de Paris et de l'Ile-de-France.—Les po�tes classiques: Racine, Boileau.—Un grand chimiste, Lavoisier.

Paris a produit tant de grands hommes et d'hommes utiles qu'on ne sait comment choisir dans le nombre: c'est la ville du monde qui s'est le plus illustr�e par les travaux de l'esprit.

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Versailles, le ch�teau et le parc. —Versailles est une belle ville de 50,000 hab., situ�e � quelques lieues de Paris. Aupr�s se trouve le ch�teau de Louis XIV, qui forme � lui seul comme une autre ville. Les jardins sont remplis de bassins, de jets d'eau, de cascades qu'on fait couler les jours de f�te; c'est ce qu'on nomme les grandes eaux .

Le lendemain, lorsqu'on eut re�u l'argent de l'oncle Frantz, on se dirigea vers la gare de l'Ouest et on monta en wagon pour aller rejoindre le vieux pilote Guillaume dans la partie de l'Orl�anais et de la Beauce qui est voisine du Perche. On s'arr�ta quelques heures � Versailles, pour visiter le ch�teau que Louis XIV y fit construire et qui lui servit de r�sidence. Andr� et Julien se promen�rent dans le parc aux all�es sym�triques et ils admir�rent les nombreux jets d'eau des bassins.

p. 298 On remonta ensuite en chemin de fer, et Julien, pour ne pas perdre son temps en voiture et pour compl�ter tout ce qu'il savait d�j� de la France, ouvrit son livre sur les grands hommes et lut les derniers chapitres avec attention.

L'Ile-de-France et surtout Paris ont produit tant de grands hommes que l'espace manquerait pour raconter leur vie. Bornons-nous � quelques mots sur les principaux po�tes et savants n�s dans cette contr�e:

I. Racine , qui fut le rival de Corneille pour la po�sie, naquit en 1639, dans une petite ville du d�partement de l'Aisne. Il perdit son p�re et sa m�re d�s l'�ge de quatre ans et fut �lev� par son grand-p�re. Il avait un tel go�t pour les vers qu'aucun plaisir n'�galait � ses yeux celui de lire les po�tes.

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Racine naquit � la Fert�-Milon (Aisne) en 1639 et mourut en 1699. Principales trag�dies: Athalie , Britannicus , Esther , etc.

Racine devint un grand po�te � son tour et fit para�tre � Paris une s�rie de chefs-d'œuvre qui contribu�rent � l'�clat du si�cle de Louis XIV: ce sont des pi�ces de th��tre en vers, appel�es trag�dies, o� l'on repr�sente des �v�nements propres � �mouvoir.

Racine avait une �me tendre et g�n�reuse. Il comprenait combien le roi Louis XIV, sur la fin de son r�gne, avait tort de ne pas mettre fin aux guerres continuelles et aux abus dont souffrait le peuple. Il composa sur ce sujet un �crit o� il exprimait respectueusement au roi son avis et ses id�es de r�forme: le roi fut irrit�, et le po�te fut disgraci�.

Racine, qui �tait d�j� malade et dont la sensibilit� naturelle �tait extr�me, �prouva un vif chagrin; son mal s'aggrava et il mourut deux ans apr�s.

II. Boileau , n� � Paris en 1636, fut aussi l'un des principaux po�tes du si�cle de Louis XIV. Il tourna en ridicule, dans ses vers, les vices et les d�fauts de son temps.

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Boileau et son jardinier .—Boileau naquit � Paris en 1636 et y mourut en 1711. Il avait une maison de campagne aux environs de Paris, � Auteuil, et il raconte dans de jolis vers les causeries qu'il aimait � faire avec son jardinier.

Boileau avait autant de cœur que d'esprit et il le prouva � plusieurs reprises. Un jour on lui apprend que le ministre a retir� au vieux Corneille la pension qui lui avait �t� accord�e en r�compense de ses glorieux travaux. Corneille n'avait pour vivre que cette pension. Aussit�t Boileau demande � �tre introduit pr�s du roi:

—Sire, lui dit-il, je ne saurais me r�soudre � recevoir une pension de Votre Majest�, tandis que notre grand Corneille ne re�oit plus la sienne; si l'�tat des finances exige un sacrifice, qu'il retombe sur moi et non sur notre plus illustre po�te.

p. 299 Louis XIV consentit � r�tablir la pension de Corneille.

Un autre jour, Boileau apprend qu'un savant magistrat de l'�poque, Patru, est dans la mis�re et qu'il est r�duit pour vivre � vendre sa biblioth�que. Patru va c�der ses livres, ses chers livres, son plus grand tr�sor, et cela pour une faible somme, parce que les acheteurs abusent du besoin o� il se trouve. Aussit�t Boileau va trouver Patru: il lui propose d'acheter ses livres, et lui en offre un prix �lev�; Patru accepte.—Fort bien, dit Boileau, mais je mets � notre march� une condition.—Laquelle?—C'est que vous me rendrez le service de garder dans votre maison tous ces livres qui ne reviendront dans la mienne qu'apr�s votre mort.—Et Patru, les larmes aux yeux, remercie Boileau de cette g�n�rosit� d�licate. Le prix d'un bienfait est double, quand ce bienfait cherche � se cacher lui-m�me.

III. Parmi les savants nombreux que Paris a vus na�tre, un des plus illustres est Lavoisier , n� en 1743. Il fit ses �tudes dans les grands coll�ges de Paris et y obtint les plus beaux succ�s. D�s sa premi�re jeunesse il montra un go�t tr�s vif pour les sciences; il �tudia l'astronomie, puis la botanique avec Jussieu, et enfin une science qu'il devait plus tard transformer et renouveler: la chimie . C'est la chimie qui enseigne de quels �l�ments les diff�rentes choses sont compos�es, par exemple de quoi sont form�s l'air, l'eau, le feu. C'est cette science qui apprend aussi � fabriquer tant de choses dont nous nous servons: l'alcool, le vinaigre, la potasse, la soude, les couleurs des peintres, celles des teinturiers, les m�dicaments des pharmaciens.

Au sortir du coll�ge, Lavoisier se retira dans l'isolement, ne voyant personne, mangeant � peine pour pouvoir mieux travailler d'esprit, tout entier � ses recherches scientifiques.

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Lavoisier dans son cabinet de chimie. —Le grand chimiste est occup� � faire bouillir une substance dans un vase recourb� appel� cornue . Il en recueille les vapeurs pour en �tudier la composition.

Aussi, d�s l'�ge de vingt-cinq ans, gr�ce � ses savants travaux, il fut �lu membre de l'Acad�mie des sciences.

On doit � Lavoisier de nombreuses d�couvertes: c'est lui qui a su trouver le premier de quels gaz l'air que nous respirons se compose, de quels �l�ments est form�e l'eau que nous buvons; c'est lui qui a expliqu� comment la respiration nous fait vivre et entretient la p. 300 chaleur de notre corps. Lavoisier est le cr�ateur de la chimie moderne.

En m�me temps qu'il se livrait � tous ces travaux par amour de la v�rit� et de la science, il entreprit, dans un but d'humanit�, une foule d'autres �tudes. Il fit des exp�riences malsaines et dangereuses sur les gaz qui s'�chappent des fosses d'aisance, et qui si souvent causent la mort des travailleurs. Il raconte lui-m�me ces exp�riences avec une noble simplicit� et expose toutes les pr�cautions que les travailleurs doivent prendre pour �viter les accidents.

Malheureusement, une mort pr�matur�e vint arr�ter le grand Lavoisier au milieu de ses travaux. C'�tait l'�poque sanglante de 1794, o� la France, attaqu�e de tous c�t�s, au dehors et au dedans, ne savait plus distinguer ses amis et ses ennemis. Lavoisier, qui avait occup� un poste dans les finances, fut accus� avec beaucoup d'autres. Lui-m�me, s�r de son innocence, au lieu de s'enfuir, vint noblement se constituer prisonnier. Mais, envelopp� dans une condamnation qui frappait � la fois des coupables et des innocents, il mourut sur l'�chafaud.

La veille de sa mort, les savants qui avaient travaill� avec lui et qui admiraient son g�nie �taient venus le voir dans son cachot: ils lui avaient apport� une couronne, symbole de la gloire qui lui �tait r�serv�e dans l'avenir.

CXX.—La ferme du p�re Guillaume dans l'Orl�anais.—Les ruines de la guerre.

Les maux de la guerre ne finissent point avec elle; que de ruines elle laisse � sa suite quand elle a pass� quelque part!

Quelques heures apr�s �tre partis de Paris, et apr�s avoir travers� Chartres, c�l�bre par sa belle cath�drale gothique, nos voyageurs descendaient du chemin de fer. Ils laiss�rent dans la petite gare leurs caisses de voyage; puis, munis seulement d'un paquet l�ger et d'un b�ton, ils suivirent � pied la route qui menait � la ferme de la Grand'Lande, situ�e dans la partie la plus montueuse de l'Orl�anais.

Ils march�rent assez longtemps le long d'une jolie cha�ne de collines au pied desquelles serpentait la rivi�re. Ils suivaient un sentier �troit, d�j� ombrag� par les feuilles naissantes des arbres; au-dessus d'eux les oiseaux chantaient dans les branches, f�tant le prochain retour du printemps. Julien, plus gai encore que les pinsons qui gazouillaient autour de lui, sautait de joie en marchant:—Oh! disait-il, quel bonheur! Nous allons donc �tre tous r�unis, et puis nous allons vivre aux champs!...

Andr� partageait en lui-m�me la joie de Julien; l'oncle Frantz se sentait aussi tout heureux � la pens�e de revoir son p. 301 vieil ami le pilote Guillaume et de s'installer aupr�s de lui avec ses deux enfants d'adoption.

Ils marchaient depuis une bonne demi-heure et n'avaient encore rencontr� personne � qui s'informer du chemin; ils craignirent de s'�tre �gar�s. Afin d'apercevoir mieux le pays, ils mont�rent sur un talus, et Julien distingua, � deux cents pas de l�, derri�re une haie, deux petites filles accroupies par terre, un couteau � la main, en train de cueillir de la salade sauvage. Il les appela pour qu'elles leur indiquassent le chemin. Sa voix fut plusieurs fois r�p�t�e par un bel �cho de la colline; malgr� cela, les deux petites filles �taient si occup�es � leur besogne qu'elles n'y firent point attention.

301

Carte de l'Orl�anais. —C'est dans l'Orl�anais que se trouvent les plaines fertiles de la Beauce, surnomm�es les greniers de Paris. Par malheur, vers le sud, cette province renferme des plaines st�riles et mar�cageuses. La ville la plus importante est Orl�ans (50,000 hab.). Viennent ensuite Chartres (30,000 hab.), qui fait un grand commerce de bl�: Blois (20,000 hab.) sur la Loire, c�l�bre par son ancien ch�teau et ses souvenirs historiques; Vend�me sur le Loir. Ch�teaudun est c�l�bre par sa d�fense h�ro�que contre les arm�es allemandes.

—Mon oncle, dit alors Julien, je vais descendre la colline et courir pr�s d'elles pour leur demander le chemin.

L'enfant courut en avant et s'approchant des deux petites, qui avaient lev� la t�te en l'entendant venir:

—Est-ce que la ferme de la Grand'Lande est loin d'ici? leur demanda-t-il.

—Oh! non, r�pondit l'a�n�e, dans cinq minutes on est chez nous.

—Chez vous? reprit Julien en regardant les deux enfants de tous ses yeux; mais alors vous �tes donc les petites filles de M. Guillaume?

—Mais oui, r�pondirent-elles � la fois.

—Et nous, s'�cria le petit gar�on tout joyeux, nous p. 302 sommes ses amis et nous venons le voir. Peut-�tre bien vous a-t-il parl� de nous d�j�: je m'appelle Julien Volden, moi, et je sais votre nom � toutes les deux: tenez, vous qui �tes grande comme moi, vous vous appelez Ad�le, dit Julien en d�signant l'a�n�e des petites, et votre sœur, qui est plus jeune, s'appelle Marie; elle a cinq ans.

La petite Marie se mit � sourire:—Notre p�re nous a parl� de vous aussi, Julien, dit-elle; il vous aime beaucoup.

Et les deux enfants regard�rent Julien avec int�r�t, comme si la connaissance �tait d�sormais compl�te entre eux.

302

La ferme ravag�e par la guerre. —La guerre est toujours un grand malheur pour les peuples, quel que soit le r�sultat, et les vainqueurs souvent n'y perdent pas moins que les vaincus. L� o� les batailles se livrent, les campagnes sont d�vast�es: la vie enti�re dans tout le pays est suspendue tant que dure la guerre, l'industrie est en souffrance, le commerce est arr�t� et ne reprend ensuite qu'avec peine. N�anmoins, quand la Patrie est attaqu�e, c'est � ses enfants de se lever courageusement pour la d�fendre; ils doivent sacrifier sans h�siter leurs biens et leur vie.

Julien, enchant�, reprit aussit�t: Vous devez �tre bien contentes � pr�sent d'avoir une ferme et de vivre aux champs? Moi, j'aime les champs comme tout, savez-vous? Et les vaches, et les chevaux, et toutes les b�tes, d'abord!

Le visage des petites filles s'�tait assombri. L'a�n�e poussa un gros soupir et ne r�pondit rien. La plus jeune, Marie, plus expansive que sa sœur, s'�cria tristement:

—Oh! Julien, nous avons beaucoup de peine au contraire. Il y a sur la ferme des charges trop dures, � ce que dit papa; et puis, pendant la guerre, les b�timents ont �t� � moiti� d�truits; rien n'est ensemenc�. Alors papa dit: �Il vaut mieux que je m'en retourne sur mer!� et maman pleure.

L'enfant, qui avait expos� la situation tout d'une haleine, s'arr�ta d'un air d�courag�.

p. 303 La petite figure de Julien s'attrista � son tour. En ce moment, l'oncle Frantz et Andr� arriv�rent, et on se dirigea vers la ferme.

Chemin faisant, chacun observait la campagne, en r�fl�chissant aux paroles d�sol�es de la petite.

Bient�t on vit se dessiner au pied de la colline, derri�re quelques noyers mutil�s, les b�timents de la ferme.

—Mon Dieu! s'�cria Julien en joignant les mains avec tristesse, pauvre maison! elle est presque d�molie: il y a des places o� il ne reste plus que les quatre murs tout noirs avec des trous de boulets. Je vois qu'on s'est battu ici comme chez nous: il me semble que je reviens � Phalsbourg.

Et tout en marchant, Julien r�fl�chissait aux malheurs sans nombre que la guerre entra�ne apr�s elle partout o� elle passe.

CXXI.—J'aime la France.

Le travail est b�ni du ciel, car il fait rena�tre le bonheur et l'aisance o� la guerre ne laisse que deuil et mis�re.

Dans la grande salle d�labr�e de la ferme, dont les murs portaient encore la trace des balles, le pilote Guillaume se promenait la t�te basse, les mains derri�re le dos. Il �tait chang�: il n'avait point cet air d'assurance et de d�cision qui lui �tait habituel au bord du navire; il semblait inquiet et abattu.

A la voix de la petite Marie il se retourna et, apercevant ses amis, il courut se jeter au cou de son ancien camarade.

—Frantz, lui dit-il, � demi-voix, tu arrives � propos, car je suis dans la peine et je compte sur ton amiti� pour me donner du courage. Il va me falloir encore quitter ma femme et mes enfants, alors que j'esp�rais passer ici aupr�s d'eux le temps qui me reste � vivre: je suis tout triste en y pensant.

Pendant qu'il disait ces mots, les yeux limpides du vieux pilote devenaient humides malgr� lui. Tout d'un coup, faisant effort sur lui-m�me et se redressant brusquement:—Allons, dit-il, ce n'est qu'une esp�rance � abandonner.—Et comme Frantz l'interrogeait: —Voici, dit-il, en deux mots ce dont il s'agit. Le parent qui nous a laiss� cette propri�t� en h�ritage avait emprunt� de l'argent sur sa terre; je ne puis rembourser cet argent, et je vais �tre oblig� de vendre la p. 304 terre; mais les biens ont tant baiss� de prix depuis la guerre et la ferme est en si triste �tat, que je ne la vendrai pas moiti� de ce qu'elle vaut. Je serai donc apr�s cela au m�me point qu'avant d'h�riter, et je n'aurai d'autre ressource que de retourner sur l'Oc�an.

L'oncle Frantz s'approcha du pilote et prenant sa main dans les siennes:

—Guillaume, dit-il avec �motion, te rappelles-tu cette nuit d'angoisse que nous avons pass�e ensemble au milieu de la temp�te? Nous te devons la vie. A pr�sent que tu te trouves dans l'embarras, c'est � nous de te venir en aide.

—Oui, dit Andr� en s'approchant, nous vous avons promis alors d'aider les autres � notre tour comme vous nous avez aid�s vous-m�me; nous tiendrons notre promesse.

—Mes braves amis, dit Guillaume, malheureusement vous ne pouvez rien: je n'ai besoin que d'argent, et vous en avez, h�las! moins encore que moi-m�me.

—Guillaume, reprit l'oncle Frantz, tu te trompes: je ne suis plus aussi pauvre que je l'�tais quand tu nous as quitt�s, et c'est maintenant surtout que j'en suis heureux, puisque je puis t'�tre utile.

En m�me temps il avait tir� de sa poche une liasse de papiers.

—Tiens, dit-il, regarde: les honn�tes gens ne manquent pas encore en France; le fils de l'armateur de Bordeaux m'a rembours� tout ce qui m'�tait d� par son p�re. Prends cela, et va payer ceux qui voudraient te forcer � vendre ton bien pour l'acheter le quart de ce qu'il vaut.

Guillaume �tait si �mu qu'il resta un moment sans r�pondre.

Puis, gravement:—J'accepte, Frantz, dit-il, mais � une condition: c'est que nous ne nous s�parerons plus. Ma terre, une fois d�livr�e de cette charge, a de la valeur: elle est fertile, nous nous associerons pour la cultiver, nous partagerons les profits; nous ne ferons plus qu'une seule famille.

Et les deux amis s'embrass�rent �troitement, tandis que la femme du vieux pilote, de son c�t�, remerciait Frantz avec effusion. A ce moment, la petite Marie s'approcha de son p�re; elle le tira doucement par sa manche, et � demi-voix:

p. 305 —Alors, dit-elle en souriant, Julien restera avec nous aussi?

—Je le crois bien, r�pondit le vieux pilote en prenant le petit gar�on sur ses genoux: il ira en m�me temps que vous deux � l'�cole, et si vous n'apprenez pas vite et bien, il vous fera honte, car il est studieux, lui, et il conna�t maintenant son pays mieux que la plupart des autres enfants. Et toi, Andr�, tu nous aideras � cultiver cette terre jusqu'� ce que nous ayons trouv� � t'�tablir comme serrurier au village voisin. Ce ne sera pas trop de notre travail � tous les trois pour ensemencer ces champs rest�s en friche depuis la guerre et pour reconstruire cette maison en ruines.

—Oui, Guillaume, dit Frantz avec �motion, tu as raison; nous travaillerons tous, chacun de notre c�t�. Si la guerre a rempli le pays de ruines, c'est � nous tous, enfants de la France, d'effacer ce deuil par notre travail, et de f�conder cette vieille terre fran�aise qui n'est jamais ingrate � la main qui la soigne. Dans quelques ann�es, nous aurons couvert les champs qui nous entourent de riches moissons; nous aurons relev� pi�ce par pi�ce le toit de la ferme, et si vous voulez, mes amis, nous y placerons joyeusement un petit drapeau aux couleurs fran�aises.

Chacun applaudit � la proposition de l'oncle Frantz, et Julien plus fort que tout le monde:—Oui, oui, c'est cela, mon oncle, s'�cria-t-il. Quand je pense que nous avons eu tant de peine pour �tre Fran�ais et que nous le sommes maintenant!—En m�me temps, il regardait les petites filles de Guillaume:—N'aimez-vous pas la France? leur dit-il; oh! moi, de tout mon cœur j'aime la France.

Et dans la joie qu'il �prouvait de se voir enfin une patrie, une maison, une famille, comme le pauvre enfant l'avait si souvent souhait� nagu�re, il s'�lan�a dans la cour de la ferme, frappant ses petites mains l'une contre l'autre; puis, songeant � son cher p�re qui aurait tant voulu le savoir Fran�ais, il se mit � r�p�ter de nouveau � pleine voix:—J'aime la France!

�J'aime la France!... la France... France...,� r�p�ta fid�lement et nettement le bel �cho de la colline, qui se r�percutait encore dans les ruines de la ferme.

Julien s'arr�ta surpris. p. 306

—Tous les �chos te r�pondent l'un apr�s l'autre, Julien, dit ga�ment Andr�.

—Tant mieux, s'�cria le petit gar�on, je voudrais que le monde entier me r�pond�t et que chaque pays de la terre d�t: �J'aime la France.�

—Pour cela, reprit l'oncle Volden, il n'y a qu'une chose � faire: que chacun des enfants de la patrie s'efforce d'�tre le meilleur possible; alors la France sera aim�e autant qu'admir�e par toute la terre.

Six ans se sont �coul�s depuis ce jour. Ceux qui ont vu la ferme de la Grand'Lande � cette �poque ne la reconna�traient plus maintenant.

306

La ferme r�par�e par la paix. —Peu de nations ont �prouv� un plus grand d�sastre que la France en 1870, mais peu de nations auraient pu la r�parer avec une aussi grande rapidit�. Malgr� cette crise violente, notre commerce, d�j� consid�rable, a continu� � s'accro�tre; il a augment� de plus d'un milliard. C'est par le travail et l'activit� de tous ses enfants que la patrie devient ainsi chaque jour plus prosp�re.

Pas un m�tre de terrain n'est inoccup�, et la jach�re y est inconnue; le sol travaille sans cesse: aussit�t les c�r�ales moissonn�es, la charrue retourne les sillons, et de nouveau on ensemence la terre en variant les cultures avec intelligence. Gr�ce aux riches prairies de tr�fle et de luzerne, le fourrage ne manque jamais � la ferme. Au lieu de six vaches qu'elle nourrissait avant la guerre, la terre de la Grand'Lande en nourrit douze, sans compter trois belles juments dont les poulains s'�battent chaque ann�e dans les regains des prairies. C'est vous dire qu'avec tous ces animaux l'engrais ne manque pas, et que chaque ann�e la terre, au lieu de s'appauvrir, va s'am�liorant.

p. 307 Mais aussi comme tout le monde travaille � la Grand'Lande! C'est une vraie ruche o� les paresseux ne trouveraient pas de place.

Venez avec moi, nous la parcourrons en quelques instants.

Il est � peine jour sur les coteaux verts de la ferme, mais les coqs vigilants ont salu� la petite pointe de l'aurore: � leur voix le poulailler s'�veille; une trentaine de poules, caquetant et chantant, vont chercher dans la ros�e les petits vers qu'a fait sortir la fra�cheur de la nuit. Bient�t la m�nag�re matinale, la bonne dame Guillaume, elle aussi sera debout. Regardez: sa fille a�n�e la suit. Ad�le est une belle et laborieuse fille qui a d�j� quinze ans et demi, et qui, active comme sa m�re, court partout o� sa pr�sence est utile, � la laiterie, aux �tables, au potager.

Le potager, c'est surtout le domaine de l'oncle Frantz. Le voyez-vous qui tire au cordeau des planches sym�triques pour repiquer des salades? L'oncle Frantz est un jardinier de premier ordre. Il a aussi un verger superbe, avec des espaliers que ne renieraient point les horticulteurs de la banlieue parisienne.

Mais voici le pilote Guillaume. Il conduit � l'abreuvoir le joli troupeau de vaches, les juments et leurs poulains. Le vieux pilote a pris tout ce b�tail sous sa haute juridiction, et il aime son troupeau comme jadis il affectionnait son navire:—Depuis six ans que je les soigne, s'�crie-t-il parfois avec un l�gitime orgueil, je n'en ai pas eu une seule de gravement malade.

Mais aussi comme toutes ces b�tes ont l'air bien soign�es! Comme elles sont propres! Comme elles s'en reviennent du pas tranquille et lent qui leur pla�t le mieux! Guillaume a fa�onn� son pas au leur:—Affaire d'habitude, dit-il; c'est moins difficile que d'apprendre l'�quilibre au roulis des vagues.

Cette fillette de onze ans qui sort de la ferme, c'est la petite Marie, la plus jeune de la famille. D'une main elle emporte avec pr�caution la soupe chaude des laboureurs, de l'autre elle tient ses livres de classe, car elle va de ce pas � l'�cole.

Venons avec elle jusque l�-bas, dans ces champs o� les gais rayons du soleil s�ment leur or sur les sillons. Reconnaissez-vous p. 308 ce grand gar�on barbu d�j�? C'est Andr�. Quand il y a ch�mage chez le serrurier du bourg, Andr� travaille � la ferme. En ce moment, deux beaux bœufs rouges tra�nent la charrue: le jeune homme les excite doucement, et de sa voix m�le, un peu grave, il chante une vieille chanson du pays natal; car Andr� n'a oubli� ni son p�re, ni son premier amour, la Patrie. A l'heure matinale o� l'alouette, montant comme une fl�che, chante au-dessus des sillons, l'�me du jeune homme s'�lance, elle aussi, tant�t vers le pass� plein de souvenirs, tant�t vers l'avenir qui s'ouvre avec ses devoirs et avec ses esp�rances. Andr� a vingt ans sonn�s: il sera bient�t sous les drapeaux, il sera bient�t soldat de la France.

Pr�s d'Andr�, regardez cet adolescent encore un peu mince, avec de grands yeux expressifs et affectueux: c'est notre petit Julien. Comme il a grandi! C'est qu'il a quatorze ans et demi, savez-vous? Ah! le temps passe vile. Oui, mais Julien l'a bien employ�: il a appris tout ce qu'un jeune homme peut apprendre dans la meilleure �cole et avec la meilleure volont� possible.

Mais quel est ce camarade de son �ge qui travaille aux champs avec lui et qui ne le quitte gu�re? Devinez... Vous le connaissez pourtant; c'est le jeune Jean-Joseph, l'orphelin d'Auvergne, qui a pu venir rejoindre nos amis � la ferme de la Grand'Lande: il est devenu pour eux comme un nouveau fr�re.

Vous souvenez-vous? Il y a six ans, � pareille �poque, Andr� et Julien s'�taient endormis sous un sapin de la montagne, � la veille de franchir les Vosges; et quand le soleil s'�tait lev� ce matin-l�, les deux enfants sans soutien, s'agenouillant sur la terre de France qu'ils venaient d'atteindre, s'�taient �cri�s ensemble: �France aim�e, nous sommes tes enfants, et nous voulons devenir dignes de toi!� Ils ont tenu parole. Les ann�es ont pass�, mais leur cœur n'a point chang�; ils ont grandi en s'appuyant l'un sur l'autre et en s'encourageant sans cesse � faire le bien; ils resteront toujours fid�les � ces deux grandes choses qu'ils ont appris si jeunes � aimer: Devoir et Patrie.

TABLE DES MATI�RES

PR�FACE I. Le d�part d'Andr� et de Julien. II. Le souper chez �tienne le sabotier. L'hospitalit�. III. La derni�re parole de Michel Volden.—L'amour fraternel et l'amour de la patrie. IV. Les soins de la m�re �tienne.—Un don fait en secret.—La charit� du pauvre. V. Les pr�paratifs d'�tienne le sabotier.—Les adieux.—Les enfants d'une m�me patrie. VI. Une d�ception.—La pers�v�rance. VII. La carte trac�e par Andr�.—Comment il tire parti de ce qu'il a appris a l'�cole. VIII. Le sentier � travers la for�t.—Les enseignements du fr�re ain�.—La grande Ourse et l'�toile polaire. IX. Le nuage sur la montagne.—Inqui�tude des deux enfants. X. La halte sous le sapin.La pri�re avant le sommeil.—Andr� reprend courage. XI. Le brouillard se dissipe.—Arriv�e d'Andr� et de Julien sur la terre fran�aise. XII. L'ordre dans les v�tements et la propret�.—L'hospitalit� de la fermi�re lorraine. XIII. L'empressement � rendre service pour service.—La p�che. XIV. La vache.—Le lait.—La poign�e de sel.—N�cessit� d'une bonne nourriture pour les animaux. XV. Une visite � la laiterie.—La cr�me.—Le beurre.—Ce qu'une vache fournit de beurre par jour. XVI. Les conseils de la fermi�re avant le d�part.—Les rivi�res de la Lorraine.—Le souvenir de la terre natale. XVII. Arriv�e d'Andr� et de Julien � �pinal.—Le moyen de gagner la confiance. XVIII. La cruche de la m�re Gertrude.—L'obligeance. XIX. Les deux pi�ces de cinq francs.—Un bienfait d�licat. XX. La reconnaissance.—La lettre d'Andr� et de Julien � la m�re �tienne. XXI. Andr� ouvrier. Les cours d'adultes.—Julien �colier. Les biblioth�ques scolaires et les lectures du soir. Ce que fait la France pour l'instruction de ses enfants. XXII. Le r�cit d'Andr�.—Les chiffons chang�s en papier.—Les papeteries des Vosges. XXIII. Les moyens que l'homme emploie pour mettre en mouvement ses machines.—Un ouvrier inventeur. XXIV. La foire d'�pinal.—Les produits de la Lorraine.—Verres, cristaux et glaces.—Les images et les papiers peints.—Les instruments de musique. XXV. Le travail des femmes lorraines.—Les broderies.—Les fleurs artificielles de Nancy. XXVI. La modestie.—Histoire du peintre Claude le Lorrain. XXVII. Les grands hommes de guerre de la Lorraine.—Histoire de Jeanne Darc. XXVIII. Les bons certificats d'Andr�.—La mairie.—L'honn�tet� et l'�conomie. XXIX. La Haute-Sa�ne et Vesoul.—Le voiturier jovial.—La confiance imprudente. XXX. Le cabaret.—L'ivrognerie. XXXI. L'ivrogne endormi.—Une louable action des deux enfants.—La fraternit� humaine. XXXII. Une rencontre sur la route.—Les gendarmes.—Loi Grammont, protectrice des animaux. XXXIII. Une proposition de travail faite � Andr�.—Le parapluie de Julien. XXXIV. Le cheval.—Qualit�s d'un bon cheval.—Soins � donner aux chevaux. XXXV. Les montagnes du Jura.—Les salines.—Les grands troupeaux des communes conduits par un seul p�tre.—Associations des paysans jurassiens. XXXVI. Les grands fromages de gruy�re..—Visite de Julien � une fromagerie.—Les associations des paysans jurassiens pour la fabrication des fromages. XXXVII. Le travail du soir dans une ferme du Jura.—Les ressorts d'horlogerie.—Les m�tiers � tricoter.—L'�tude du dessin.—Utilit� de l'instruction. XXXVIII. La Suisse et la Savoie.—Le lac de Gen�ve.—Le mont Blanc.—Les avalanches.—Le lever du soleil sur les Alpes.—La pri�re du matin. XXXIX. L'ascension du mont Blanc.—Les glaciers.—Effets de la raret� de l'air dans les hautes montagnes.—Un savant courageux: de Saussure. XL. Les troupeaux de la Savoie et de la Suisse.—L'orage dans la montagne.—Les animaux sauvages des Alpes.—Les ressources des Savoisiens. XLI. Arriv�e en Bourgogne.—L'Ain.—Les volailles de Bresse.—Andr� et Julien devenus marchands. XLII. Une ferme bien tenue.—Hygi�ne de l'habitation.—Les fermes-�coles. XLIII. Une ferme bien tenue ( suite ).—La porcherie et le poulailler. XLIV. M�con. Andr� et Julien paient l'entr�e de leurs marchandises. Les octrois.—Les conseils municipaux. XLV. Andr� et Julien sur le march� de M�con.—Les profits de la vente. L'honn�tet� dans le commerce. XLVI. Les vignes de la Bourgogne.—La fabrication du vin.—La richesse de la France en vignobles. XLVII. Les grands hommes de la Bourgogne: saint Bernard, Bossuet, Vauban, Monge et Buffon. Niepce et la photographie. XLVIII. La plus grande usine de l'Europe: le Creuzot.—Les hauts-fourneaux pour fondre le fer. XLIX. La fonderie, la fonte et les objets en fonte. L. Les forges du Creuzot.—Les grands marteaux-pilons � vapeur.—Une surprise faite � Julien. Les mines du Creuzot; la ville souterraine. LI. Le Nivernais et les bois du Morvan.—Les principaux arbres de nos for�ts.—Le flottage des bois sur les rivi�res.—Le Berry et le Bourbonnais.—Vichy. Richesse de la France en eaux min�rales. LII. La probit�.—Andr� et le jeune commis. LIII. Les monts d'Auvergne.—Le puy de D�me.—Aurillac.—Un orage au sommet du Cantal. LIV. Julien parcourt Clermont-Ferrand—Les maisons en lave.—P�tes alimentaires et fruits confits de la Limagne.—R�flexions sur le m�tier de marchand. LV. La ville de Thiers et les couteliers.—Limoges et la porcelaine.—Un grand m�decin n� dans le Limousin, Dupuytren. LVI. Une ferme dans les montagnes d'Auvergne.—Julien et le jeune vannier Jean-Joseph.—La veill�e. LVII. Les grands hommes de l'Auvergne.—Vercing�torix et l'ancienne Gaule. LVIII. Michel de l'H�pital.—Desaix.—Le courage civil et le courage militaire. LIX. Le r�veil impr�vu.—La pr�sence d'esprit et l'initiative en face du danger. LX. L'incendie.—Jean-Joseph dans sa mansarde.—Une belle action. LXI. Les ch�vres du mont d'Or.—Ce que peut rapporter une ch�vre bien soign�e. LXII. Lyon vu le soir.—Le Rh�ne, son cours et sa source. LXIII. Les fatigues de Julien.—La position de Lyon et son importance.—Les tisserands et les soieries. LXIV. Le petit �talage d'Andr� et de Julien � Lyon.—B�n�fices du commerce.—L'activit� et l'�conomie, premi�res qualit�s de tout travailleur. LXV. Deux hommes illustres de Lyon.—L'ouvrier Jacquard. Le botaniste Bernard de Jussieu. L'union dans la famille.—Le c�dre du Jardin des Plantes. LXVI. Une ville nouvelle au milieu des mines de houille: Saint-�tienne.—Ses manufactures d'armes et de rubans.—La trempe de l'acier. LXVII. —Andr� et Julien quittent M. Gertal.—Pens�es tristes de de Julien.—Le regret de la maison paternelle. LXVIII. Les m�riers et les magnaneries du Dauphin�. LXIX. La d�videuse de cocons. Les fils de soie.—Les chrysalides et la mort du ver � soie.—Comment les vers � soie ont �t� apport�s dans le Comtat-Venaissin. LXX. Le mistral et la vall�e du Rh�ne.—Le canal de Lyon � Marseille.—Un accident arriv� aux enfants.—Premiers soins donn�s � Julien. LXXI. La visite du m�decin.—Les soins d'Andr�. LXXII. La gu�rison de Julien.—Le chemin de fer.—Grenoble et les Alpes du Dauphin�. LXXIII. Une des gloires de la chevalerie fran�aise. Bayard. LXXIV. Avignon et le ch�teau des papes.—La Provence et la Crau.—Arriv�e d'Andr� et de Julien � Marseille.—Un nouveau sujet d'anxi�t�. LXXV. L'id�e du patron J�r�me.—La mer.—Les ports de Marseille.—Ce qu'Andr� et Julien demandent � Dieu. LXXVI. Promenade au port de Marseille.—Visite � un grand paquebot.—Les cabines des passagers, les hamacs des matelots; les �tables, la cuisine, la salle � manger du navire. LXXVII. La c�te de Provence.—Toulon.—Nice.—La Corse.—Discussion entre les matelots; quelle est la plus belle province de France. Comment Andr� les met d'accord. LXXVIII. Une gloire de Marseille: le plus grand des sculpteurs fran�ais, Pierre Puget.—Un grand orateur et un l�gislateur n�s en Provence.—Le code fran�ais. LXXIX. Le Languedoc vu de la mer. N�mes, Montpellier, Cette.—Tristes nouvelles de l'oncle Frantz.—R�solution d'Andr�.—�vitons les dettes. LXXX. Les reproches du nouveau patron.—Le canal du Midi et les ponts ournants.—Le d�part de Cette pour Bordeaux. LXXXI. Un grand ing�nieur du Languedoc, Riquet.—Un grand navigateur, la P�rouse. LXXXII. Brusquerie et douceur.—Le patron du bateau �le Perpignan� et Julien. LXXXIII. Andr� et Julien aper�oivent les Pyr�n�es.—Le cirque de Gavarnie et le Gave de Pau. LXXXIV. Toulouse.—Un grand jurisconsulte, Cujas. LXXXV. Andr� et Julien retrouvent � Bordeaux leur oncle Frantz. LXXXVI. Les sages paroles de l'oncle Frantz: le respect d� � la loi.—Un nouveau voyage. LXXXVII. Grands hommes de la Gascogne: Montesquieu, F�nelon, Daumesnil et saint Vincent de Paul. LXXXVIII. Lettre de Jean-Joseph. R�ponse de Julien.—L'Oc�an, les vagues, les mar�es, les temp�tes. LXXXIX. Suite de la lettre de Julien. XC. Nantes.—Conversation avec le pilote Guillaume: les diff�rentes mers, leurs couleurs; les plantes et les fleurs de la mer.—R�colte faite par Julien dans les rochers de Brest. XCI. Les lumi�res de la mer.—La mer phosphorescente, les aurores bor�ales, les phares. XCII. Il faut tenir sa parole.—La promesse du p�re Guillaume.—Dignit� et respect de soi. XCIII. La Bretagne et ses grands hommes.—Un des d�fenseurs de la France pendant la guerre de Cent ans: Duguesclin.—Le tournoi et la premi�re victoire de Duguesclin.—Sa captivit� et sa ran�on. Sa mort. XCIV. Les grands hommes du Maine, de l'Anjou et de la Touraine. Le chirurgien Ambroise Par�. Le sculpteur David. Le savant philosophe Descartes. XCV. Le pays du pilote Guillaume.—La Normandie, ses ports, son commerce.—Rouen et ses cotonnades. XCVI. La Normandie ( suite ); ses champs et ses bestiaux. XCVII. Trois grands hommes de la Normandie.—Le po�te Pierre Corneille.—L'abb� de Saint-Pierre.—Le physicien Fresnel. XCVIII. Le naufrage.—�go�sme et d�vouement. XCIX. La nuit en mer. C. La derni�re rafale de la temp�te.—La barque d�sempar�e. CI. Le noy� et les secours donn�s par Guillaume. CII. L'attente d'un navire et les signaux de d�tresse. CIII. Inqui�tude et projets pour l'avenir. CIV. Une surprise apr�s l'arriv�e � Dunkerque.—Les quatre caisses.—Utilit� des assurances. CV. Le Nord et la Flandre.—Ses canaux, son agriculture et ses industries.—Lille. CVI. Un grand homme auquel le Nord doit une partie de sa prosp�rit�: Philippe de Girard.—La machine � filer le lin. CVII. L'Artois et la Picardie.—Le si�ge de Calais. CVIII. La couverture de laine pour la m�re �tienne.—Reims et les lainages. CIX. Les hommes c�l�bres de la Champagne.—Colbert et la France sous Louis XIV.—Philippe Lebon et le gaz d'�clairage.—Le fabuliste la Fontaine. CX. Retour � la ville natale.—Andr� et Julien obtiennent le titre de Fran�ais.—La tombe de Michel Volden. CXI. Une lettre � l'oncle Frantz.—Un homme d'honneur.—La dette du p�re acquitt�e par le fils. CXII. Paris.—La longueur de ses rues.—L'�clairage du soir.—Les omnibus. CXIII. Les Halles et l'approvisionnement de Paris.—Le travail de Paris. CXIV. Paris autrefois et aujourd'hui.—Notre-Dame de Paris. CXV. L'H�tel-Dieu.—Les grandes �coles et les biblioth�ques de Paris. CXVI. Une visite au Jardin des Plantes.—Les grands carnassiers.—Les singes. CXVII. ( Suite. ) La fosse aux ours. L'�l�phant. CXVIII. Le Louvre.—La Chambre des d�put�s, le S�nat et le palais de la Pr�sidence.—Les Ministres.—Les impressions de Julien � Paris.—Le d�part. CXIX. Versailles.—Quelques grands hommes de Paris et de l'Ile-de-France.—Les po�tes classiques: Racine, Boileau.—Un grand chimiste, Lavoisier. CXX. La ferme du p�re Guillaume dans l'Orl�anais.—Les ruines de la guerre. CXXI. J'aime la France.

[1] Pour le d�veloppement du cours et de morale sociale et d'instruction civique, voir la nouvelle �dition de Francinet , enti�rement refondue et compl�t�e conform�ment aux nouveaux programmes.

NOTES DU TRANSCRIPTEUR:

[i] L'orthographe ancienne du nom Jeanne Darc a �t� conserv�e.

[ii] Le nom Mont�limart a �t� chang� en Mont�limar. (L'origine du nom est "Monteil des Aimar". La forme d�finitive (Mont�limar) date de 1328).

[iii] L'ann�e de naissance de Jean Bart semble �tre 1650 et non pas 1651.

[iv] Depuis 1928, le nom de la ville est S�te.

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LE TOUR DE LA FRANCE PAR DEUX ENFANTS 1877

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Le tour de la France de deux enfants

Le tour de la France de deux enfants

Devoir et patrie

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G. Bruno (1833-1923)

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  • 1957–1959 • 39 eps

France/tour/détour/deux/enfants (1980)

  • 1979 • 12 eps
  • 12 episodes
  • 39 episodes

Personal details

  • July 31 , 1833
  • Laval, Mayenne, France
  • July 8 , 1923
  • Menton, Alpes-Maritimes, France

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Frascuelo, Libro de Lectura Corriente: Nociones Elementales Sobre La Moral, (A0/00d.1884)

Instruction Morale Et Civique Pour Les Petits Enfants (9e A(c)D) (A0/00d.1883)

Le tour de la France par deux enfants; Devoir et Patrie

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Francinet, Livre de Lecture Courante: Principes A(c)La(c)Mentaires de Morale Et D'Instruction Civique 2013486286 Book Cover

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  1. Le Tour de la France par deux enfants

    It was written by Augustine Fouillée (née Tuillerie) who used the pseudonym of G. Bruno. She was the wife of Alfred Jules Émile Fouillée. ... Le Tour de la France par deux enfants (French) Le Tour de la France par deux enfants, at Internet Archive (scanned books original editions color illustrated).

  2. Le Tour de la France par deux enfants

    Réédition. G. Bruno (préf. Jean-Pierre Roux), Le Tour de la France par deux enfants, Tallandier, 2012. G. Bruno (préf. d'Alice Gervais-Ragu), Le tour de la France par deux enfants (version 1877), Conspiration éditions , 2020, Conspiration éditions Bibliographie. Patrick Cabanel, Le Tour de la nation par des enfants : romans scolaires et espaces nationaux (XIX e - XX e siècles ...

  3. Le tour de la France par deux enfants by G. Bruno

    Bruno, G., 1833-1923. Title. Le tour de la France par deux enfants. Devoir et Patrie. Credits. Produced by Mireille Harmelin, Hélène de Mink and the. Online Distributed Proofreading Team at http: //www.pgdp.net. (This file was produced from images generously made. available by the Bibliothèque nationale de France.

  4. The Project Gutenberg's Le Tour de la France par deux Enfants, by G. Bruno

    Project Gutenberg's Le tour de la France par deux enfants, by G. Bruno This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Le tour de la France ...

  5. G. Bruno

    Œuvres principales Le Tour de la France par deux enfants modifier Tombe de Augustine Fouillée au cimetière du Trabuquet à Menton (Alpes-Maritimes) . Augustine Fouillée (née Augustine Tuillerie), connue sous le pseudonyme G. Bruno , est une femme de lettres française née le 31 juillet 1833 à Laval et morte le 8 juillet 1923 à Paris 7 e . Biographie [modifier | modifier le code ...

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    Title Le tour de la France par deux enfants, Contributor Names Bruno, G., 1833-1923. François, Victor E. (Victor Emmanuel), 1866-1944, ed.

  7. le tour de la france : g.bruno : Free Download, Borrow, and Streaming

    le tour de la france Bookreader Item Preview ... le tour de la france by g.bruno. Publication date 1922 Publisher allyn and bacon Collection internetarchivebooks Contributor Internet Archive Language English. Addeddate 2023-02-16 00:03:33 Autocrop_version ..14_books-20220331-.2 Bookplateleaf

  8. Le tour de la France par deux enfants

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  11. LE TOUR DE LA FRANCE PAR DEUX ENFANTS 1877

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